... ou Ici

Kim s'est enveloppée dans la veste, non sans adresser à Jude un regard reconnaissant.

Elle a même remonté le col. Elle a si froid que ça ? Non... Elle est en train de humer son odeur sur le tissu, comme un drogué snifferait sa colle.

Un sourire s'épanouit lentement sur son visage, des lèvres aux yeux, qui se mettent à pétiller. Sur un ton incrédule, elle chuchote :

Non... Le Safe Point ?

Elle se lève, toute fatigue envolée, saute sur place d'impatience. Son rire résonne, non pas sur trois notes mais sur cinq, dix.

Elle tend une main à Jude, un demi-sourire au lèvres.

Pressons ! l'imite-t-elle.

Puis, brusquement, elle s'agenouille pour revenir à sa hauteur, et sans préambule, lui donne un vrai baiser. Avec la langue, avec ardeur, avec une joie communicative.

Toi, toi... mais t'es pas vrai, toi !

Allez, viens !

On sort de ce putain de Dôme. Scuse mon langage, m'sieur !

Elle rit. Elle l'entraîne.

C’était…

Un baiser… Le deuxième.

Je pourrais m’amuser à les comparer. Deux, c’est facile. C’est précis. Deux baisers, deux souvenirs. Je peux analyser les salives, le gout des lèvres de l’une et de l’autre. Je peux, j’ai appris. Je serais comme mes pères, et je regarderais elle et l’autre comme des rats de laboratoire. Ce serait moche.
Pourquoi, je pense comme ça, tout de travers ?
C’est doux, agréable, surprenant et je n’y connais rien. Je suis ému. Je trouve qu’on devrait m’embrasser plus souvent.

Faut-il une raison ? Oui, bien sur. Aimer.
Sans aimer, c’est bien aussi ?

KIM,
Vous m’aimez ?

Elle s’en va déjà, elle m’enlève,
Au secours, je veux encore des chamallows dans ma bouche.

Elle saute partout comme avant de s’endormir, tous les moutons que je compte quand la lune est pleine. Ou qu’elle trotte dans ma tête, celle qui ne tient pas ses promesses. Je change de sujet ? Oui, elle est partie, c’est sa faute.

Le chemin sera long. Elle m’entraine et maintenant, c’est moi qui l’entraine. Je sais pas pourquoi. Je ne connais pas ce quartier et de toute évidence les autres non plus. Mais, je l’entraine parce que j’ai l’impression de l’impressionner. C’est idiot et probablement faux. Je suis un enfant.
Et c’est une femme. Elle embrasse bien. Mais, je n’y connais rien. Elle m’aime ? J’ai envie d’entendre sa réponse, et je n’ai pas envie.
Ça fait peur. C’est ça la réalité ? Ou c’est aimer, encore ?
J’ai trop de questions.

On arrête.

C’était… ce qu’il fallait faire. Gouter. Encore. Et savoir.
J’ai arrêté sa course et la mienne avant.

Devant elle, j’enfonce mes mains dans les poches. Je regarde mes chaussures le menton enfoncé dans les épaules. Tien, elles ne sont plus mouillées, mes chaussures.
Il manque un caillou. J’aurais pu shooter dedans.
J’ai l’air d’un gosse qui n’ose pas. Je le sais. Je suis pas idiot.

Encore…

Evidemment, j’ai avalé tous mes mots. Il y en avait peu. J’aurais pu m’étouffer avec lui.

J’ai mal aux pieds.
Mes chaussures ont séché.

Embrassez-moi…

Vous savez conduire ?
Moi, je n’ai pas appris.

Mes chaussures ont rétréci en séchant.
On prend ça ?

Je désigne avec le nez un engin garé au fond là bas. Je sais plus. Je suis un petit garçon.

Spoiler:

J’atteins l’adolescence, j’ai des boutons sur le nez.
Je ne suis pas très à l’aise. Intimidé. J’ai un rendez-vous, mon premier depuis.
Mes pieds pèsent une tonne. Je vais me noyer dans le bitume.

Embrassez-moi…
S’il vous plait.

KIM,
Vous m’aimez ?

À ton avis ?

Elle se retourne vers lui, sourire moqueur, regard tendre, et continue à le tirer par la main dans la direction de la faille légendaire.

Il s'arrête. Il boude. Il est trop mignon ! Nononon Kim, on ne lui saute pas dessus sauvagement.
C'est que ça fait froid, d'un coup, de ne plus avoir aucun contact physique avec lui.

Comme d'habitude, elle a un peu de mal à suivre. C'est quoi, la priorité ? La voiture ou le baiser ? Il y a aussi une histoire de chaussures mouillées dans le lot, mais là, elle s'avoue battue. Un sourcil froncé, l'autre arqué, elle s'efforce d'avoir l'air moins larguée qu'elle n'est.

Embrassez-moi…
S’il vous plait.

Mais comment donc ! Surtout, ne pas lui laisser le temps de changer d'avis. Elle se pend à son cou, se hisse sur la pointe des rangers, et en avant pour un baiser sauvage.

Quoique : sauvage, pas tout le temps. Des fois c'est tendre, des fois c'est timide, parfois même franchement maladroit. En tout cas, ça dure et ça dure. Il faut croire qu'elle n'a pas du tout envie de passer à une autre occupation. Qu'elle trouve celle-là tout à fait passionnante.

Au bout de quelques... minutes ? heures ? secondes ? jours ? elle finit quand même par relâcher sa proie, avant qu'il ne tombe victime d'un claquage de la langue ou d'un déboîtement de la mâchoire.

Elle reprend son souffle.

Voilà, m'sieur.

Son regard se pose sur le véhicule dont il était question plusieurs siècles plus tôt. Elle affiche une désinvolture très mal jouée.

J'ai appris quand j'étais ortho. Mais j'ai pas la clé de celui-là.

Justement, le conducteur en sort, verrouille les portières, s'éloigne d'un air éteint. Ça et les fringues grisâtres, ça vous situe un bonhomme.

Je reviens.

Elle sort un de ses cigarillos, le plante entre ses dents et s'approche du chauffeur en le hélant poliment. Elle mime un pouce sur la molette d'un briquet. Il secoue la tête. Pas le genre à fumer, en effet.
Elle profite de la galopade d'un rat en travers de la rue pour s'agripper à lui, paniquée. S'excuse abondamment. Souhaite une bonne journée. Revient vers Jude.

Un petit sourire autosatisfait aux lèvres, elle range son cigarillo dans sa poche. Quand elle ressort sa main, un trousseau de clés magnétiques pend au bout de son index.

J't'emmène faire un tour dans mon bolide, bébé ?

Assis au bord du trottoir, je regarde Kim aller vers le chauffeur du véhicule. Je suis l’image sage. Je ne sais pas conduire, et je ne parle pas aux inconnus.
J’ai les lèvres moites. Je les serre, je les goute pour faire durer. Les yeux humides et surement l’air idiot.
Je m’y ferai.
Je la regarde, plus petite que moi d’un front. Juste au dessus où je vois derrière elle. Comme ça, je surveillerai ses arrières. Tout le temps.
Je souris en dessinant machinalement des dessins invisibles sur la boue séchée amassée le long du caniveau.

Je la regarde de dos. Son derrière et ses bras qui balancent au même rythme. Un métronome petit homme qui vole le chauffeur. Ni vu ni connu. D’un balancier à l’autre. Une petite femme qui fait oublier. Un batteur du temps qui ma défrisé avec un baiser chamallow.
J’en ai encore plein la bouche et les yeux. Je pétille comme un verre de champagne. Ça fait des plop dans ma tête.
Je suis ivre et je n’ai rien bu. Je vois des miracles. J’oublie hier et elle, l’autre qui ment. Qui tient pas ses paroles. Qui reviendra pas.
Pour regarder celle qui ne ment pas, qui reste et vole un trousseau et revient.

Au bout du monde
Ce sera un bon début.

Je me redresse et tends la main et agrippe la sienne. Parce que c’est comme ça. Une extension de l’un à l’autre. Un bout de chaque coté.

Quelqu’un l’avait écrit ?
Que nous nous rencontrerions.

Nous devrions le faire. Ça nous éviterait d’être surpris.
La prochaine fois.

Je veux voler, je vous l’ai dit ?
J’apprendrai. J’apprends vite, tout.
La série Z est faite pour apprendre.
C’est bête d’être un marceau de série. Une séquence.
Ça fait quoi, d’être né ?

Je…

Avoir des parents,
C’est comment ?

Devant le véhicule, j’ai fait comme je l’ai vu faire dans les très vieux films. Un saut adroit par-dessus la portière. Je suis Jude, mais pas maladroit. Juste avec les mots et mon regard qui fait des siennes. Il est timide.
J’étais fier ? Non, pourquoi le serais-je ? Amusé, oui. Parce que c’est amusant. Et ça change le sujet.
Je voulais changer le sujet. Ne pas que ça se voit dans mes yeux. Elle a de bons yeux, elle aurait deviné. Un peu de triste, juste là, dans un coin de mes yeux qui ne sourit plus tout à fait. Qui a oublié qu’on s’en va vers chez nous. Là bas, quelque part. Où on vole et qu’on met du coton dans les nuages.

Juste par esprit de contradiction, elle ouvre la porte, côté conducteur, et s'installe posément.

Elle aimerait, à ce moment précis, porter des escarpins et une chevelure de pin-up. Pour le contraste.

La voiture ronronne, s'élève sans heurt. Une fois à mi-hauteur des plus hautes tours, elle s'élance, dans une accélération qui plaque conductrice et passager contre leur siège.

Comme on pouvait s'y attendre, Kim conduit vite et sans prudence, quoiqu'avec une certaine souplesse. Tandis que leur véhicule d'emprunt joue à frôle-gratte-ciels, elle hausse les épaules.

Je ne sais pas, Jude.
Je sais ce que c'est d'avoir été un bébé. Là, tu peux me demander. Encore que je m'en souviens plus très bien.
Mes parents étaient des implantés, ils s'occupaient de moi parce que c'est ce qu'on leur avait dit de faire. C'était pas...
C'était très pro. Tu vois ?
Je les ai jamais revus du jour où on m'a mis la puce. Ils s'en foutaient, et moi aussi.
J'avais une famille, mais c'était pas eux.

Elle lance un regard de côté, vers le profil de Jude, puis se lance dans un piqué spectaculaire, suivi d'un rétablissement de dernière seconde, pour que la terreur, à défaut d'autre chose, efface la tristesse dans ses yeux.

Alors on se ressemble.

Maman était toujours assise derrière une paillasse. Elle portait d’étranges lunettes. Un gros microscope. Elle regardait au travers comme moi je regardais par la fenêtre.
Elle fouillait le sang qu’elle prélevait sur les spécimens de le série Z. elle piquait mon doigt avec une aiguille et appliquait une lamelle de verre sur la goutte qui perlait.
Elle souriait tendrement quand elle enfonçait l’aiguille. Et puis, elle soufflait sur la plaie d’aiguille.
Ensuite, elle m’observait sous toutes les coutures.
Nous avions une relation proche. Elle connaissait mon sang sur le bout de mon doigt. J’aimais ses « ton taux de plaquettes est parfait Jude » et parfois, elle se laissait aller à plus de gentillesse, alors elle me disait que mon hémoglobine était vraiment belle. Elle aimait sa couleur. J’aimais qu’elle me le dise.

Papa, lui n’était pas très bavard. Il s’occupait des cuves. La mienne était la N°9. C’était l’utérus de maman. Parce qu’elle ne pouvait avoir d’enfant. C’est ce qu’il me disait, papa. Moi, je restais assis devant son ventre, la cuve N°9. Quand j’avais mal au cou à force de le regarder, je tournais la tête vers la fenêtre, et je regardais dehors, les oiseaux dans un nid. Et les oisillons sous les ailes de leurs parents.

Vous volez trop vite

Avant, j’aurai trouvé ça intéressant. Une expérience à vivre, du nouveau sous le dôme de Novlangue. Depuis elle, je sais qu’on peut disparaître. Et perdre ce qu’on aime. Je n’avais jamais aimé. Une fois. Je change de sujet. La musique, j’ai aimé, mais je n’ai pas eu peur qu’elle ne joue plus. J’aurais trouvé ça dommage. Mais, il y a tant de belles choses.
Elle, est unique. Je ne veux pas changer de disque. Perdre la musique. Pas celle là qui fait du Mozart dans mon cerveau.

C’est presque beau vu d’ici, en bas
Les lumières surtout
Les gens ressemblent à des fourmis pressées

On arrive bientôt ?

Je bascule d'une pensée à l'autre, d'une humeur à l'autre, au rythme de la conduite de Kim.
Maintenant, je ressemble à un enfant impatient. Je suis un enfant. C’est mon premier voyage. Je suis une puce sauteuse. Je ne tiens pas en place. J’attends la fin du voyage, et je ne veux rien rater. Je veux voir le bout du chemin, et je compte les bandes blanches sur la chaussée.
Je suis petit.
Un jour, je grandirai.
C’est juré.

En attendant, j’ai envie de vomir.

Jude tourne au verdâtre, et Kim se dépêche de revenir à une allure horizontale et modérée, avant de lancer :

Les passagers sont priés de dégueuler par-dessus la portière.
Et attends qu'on passe au-dessus d'un NOD, s'te plaît !

Elle aussi regarde en bas : des fourmis, oui. A cette heure matinale, il n'y a que des orthos dans les rues. Autant que Jude ne leur dégobille pas dessus, finalement.

Elle lève la tête : l'aurore est rose sale.

On arrive bientôt ?

Attends, juste... un truc à faire avant.

On voit encore la lune, grignotée sur son côté droit et brouillée par la crasse du plafond. Elle s'en approche, jusqu'à pouvoir toucher la grande paroi dont la transparence n'est qu'un lointain souvenir. Le véhicule bourdonne sur place.

Sans quitter la lune des yeux, du bout du doigt elle lui dessine un sourire dans la poussière. Une jolie banane.

Elle sourit à son tour, puis dirige le nez de l'engin vers un point au bord du Dôme.