Rien de prévu ce soir ?

J’entre tranquillement dans le pub où les odeurs de bière et de tabac commencent à se faire sentir à peine la porte ouverte. Un peu moins de monde que d’habitude ce soir, sans aller jusqu’à être vide. Un petit groupe trad irlandais sur l’estrade dans le fond comme presque chaque soir, l’ambiance est sympa et parviendrait presque à faire oublier tout ce qui se passe dans cette putain de ville. Je décide de m’installer à une table vide, voyant qu’il en reste quelques unes, et commence à me rouler une cigarette.

Le serveur arrive assez vite et semble me reconnaître. Faut dire aussi que c’est pas la première fois que je viens ici. Un pub qui sert du vin pas cher, ça se trouve pas n’importe où, surtout à Novlangue, alors autant en profiter. Comme à mon habitude, je commande une bouteille de rouge, bien décidé à la finir, voire même à en prendre une deuxième après. Tout ça pour conclure une nouvelle journée passée à rien foutre, encore une fois. Acheter un flingue ! Voilà ce qu’il fallait que je fasse cet aprem ! Merde. Tant pis, je verrais ça demain. Le serveur revient avec ma bouteille, qu’il ouvre devant moi. J’ai l’impression d’être dans un resto de luxe. Un service comme ça par les temps qui courent, ça devient de plus en plus rare. Un rapide merci, et je me sers un premier verre avant d’allumer ma clope. Encore ce tabac brun dégueulasse, mais vu que c’est le moins cher, je préfère préserver mon argent que ma santé. Comment ? C’est con ? Oui, sûrement.

Allez c’est parti, dégustation. Le vin ici est meilleur que dans la plupart des bars des souterrains ou des bas-fonds, et sans être plus cher en prime ! Je me ressers un deuxième verre et observe les gens autour de moi. L’ambiance est assez calme, et le groupe de musique nous offre un fond sonore agréable. Soirée nickelle…

L'alcool. On lui avait dit que ça pouvait te faire te retrouver à l'autre bout de la ville sans se rappeler pourquoi ni comment. Il peut pas savoir si c'est vrai, il en boit pas. Il en boit pas parce qu'il en a pas besoin. Ce genre de choses, il peut y arriver tout seul.

Ma mémoire est comme fragmentée, et impossible de recoller les morceaux. Impossible d'en fabriquer une nouvelle. Elle a explosé parce qu'elle était trop remplie. Mais depuis combien de temps ? Depuis combien de temps ? Des mois ? Des semaines ? Des années ?

La musique c'est assourdissant. Ca n'éveille évidemment en lui aucun souvenir, seul nait un profond malaise face à son incompréhension totale de cet art et de tous les autres, face au concept même d'art. Face au concept de concept. Face à tout. Il ressent en lui un vide si immense qu'il le croit plus profond que l'univers, même si ça aussi, il le comprend pas vraiment. Et ses pensées, comme celles de la machine qui cherche une humanité à laquelle elle ne devrait pas avoir droit, devraient petit à petit le mener vers le bon chemin, celui de l'être libre et heureux. Et c'est pourquoi il les repousse vivement dans les plus profonds recoins de son cerveau vicié. Parce qu'être libre et heureux, c'est interdit. On lui a dit.

Aussi interdit que les sont les libres et heureuses conversations qui virevoltent parmi l'épaisse fumée des cigarettes du Murphy's. Il ne va pas arrêter tout le monde. Il ne peut rien faire. Il ne sait d'ailleurs même pas pourquoi il est là, une mission ? Son esprit est une bouillie, éparpillée en milliers de particules et mélangée avec celles des autres. Un ensemble qui donne une soupe infâme et indigeste. Quelqu'un, quelque part, a du le remarquer. Parce qu'il a des nouveaux médicaments, en plus des anciens. Ca lui donne des putains de migraines, envie de dégueuler, et toutes ces saloperies de questions sans réponse qu'il ne se posait pas avant. Il est presque constamment dans un autre monde, dans un monde où tout est flou et confus, où les gens sont des figures indistinctes, les objets incompréhensibles. Que faire ?

Il s'assoit à une table avec un air un peu hagard. Il ne remarque que quelques minutes plus tard le type au visage dégueulasse à côté qui s'enfile une bouteille de vin. Une tronche pareille, c'est pas net. Et comme les trucs pas net, ça sort de sa tête, il ne sait pas s'il l'a inventé ou s'il existe vraiment. La question n'a même plus vraiment d'intérêt. Pourtant, la curiosité le ronge tellement, et il s'imagine qu'elle le ronge vraiment, qu'avant qu'il ne reste plus rien de lui il envisage de faire quelque chose dans les plus brefs délais.

De grands yeux bleus écarquillés fixés sur le type, il avance dans un ralenti insoutenable un bout du doigt fébrile et lui touche l'épaule en retenant sa respiration... Rien.

"Ah. Alors t'es réel."

Je profite de la musique en sirotant un verre et en fumant lentement, m’amusant à recracher des ronds de fumée. La soirée s’annonce tranquille. Alors que je m’enfile un nouveau verre, je sens un contact sur mon épaule qui me fait me retourner. Un mec au look assez androgyne, que je n’avais pas vu entré, était en train de me tapoter l’épaule avec son index. Une gueule de déterré comme on voit de temps en temps à cette heure-là, mais son regard à quelque chose de presque déstabilisant.

- Ah. Alors t’es réel ?

Déçu ? Sûrement un camé paumé au milieu de la foule, ce serait pas vraiment étonnant. Il me semble pas causant, et me regarde comme si j’étais un fantôme. Il a du voir tellement d’hallus qu’il en vient à se demander s’il ne vit pas au milieu d’elles. La dernière fois que je mis suis pris un bad en me droguant, je me suis barré dans une réflexion pseudo-philosophique, en me demandant si je voyais des hallus partout ou si j’étais moi-même l’hallucination des gens qui m’entouraient. Et puis, je crois que je me suis évanoui. C’est vrai que la drogue c’est de la merde, mais pour quelqu’un en manque de sensation, je saurais difficilement conseiller mieux. Ou un baston peut-être… Ou une baston sous produits… Allez, j’arrête de trop penser, et reprend la conversation.

- Hey mec ! T’es en pleine descente là ? Tiens, viens boire un coup.

Je pousse une chaise du pied, l’invitant à s’asseoir et appelle le barman pour demander un deuxième verre. Celui-ci revient vite, et je commence à servir le drogué qui continue de me fixer avec ses yeux flippants. Je sais pas ce qu’il a pris pour être dans cet état mais ça à l’air assez puissant. Je me sers un nouveau verre.

- T’es sous champis ? T’as pris quoi ?

Sans déconner, j’avais rarement vu quelqu’un me fixer comme ça. Il arriverait presque à me faire peur ce con ! Je m’enfile mon verre sans rien dire et commence à rouler une nouvelle clope. Presque plus d’allumettes, va falloir que j’économise. Est-ce qu’il va s’asseoir et boire un coup, se barrer, ou essayer de me buter dans un élan de paranoïa ? Au pire, j’ai toujours mon balisong à ma ceinture…

Oui, voilà, il y est. Un zèbre. C'est ce qui se trouve à ses côtés. Lui et sa gueule en vrac ont galopé pour rejoindre le troupeau après le désimplantage, pensant qu'ensemble, ils seraient plus forts face aux prédateurs. Mais au final qu'est-ce qui change ? La rébellion reste en place, le système reste en place. C'est sûrement tout ce qu'on lui demande à lui, que le système reste en place. Le prédateur est alors traversé pendant une fraction de seconde par l'idée de faire de l'animal rayé à ses côtés sa proie, simplement pour... S'amuser ? Le plaisir ? Non. Mauvaises raisons. Interdiction. Il laissera le zèbre brouter en liberté et échapper à ses griffes.
S'il est en pleine... Descente ? Descente de police ? Décente ? Des centres ? Il lui faut plus long qu'une éternité pour saisir le sens de ces paroles d'une simplicité pourtant évidente, comme si c'était une autre langue, une autre espèce. Mais oui, c'est forcément une autre espèce. Fucking zebras hein ? Mais au bout de ce qui peut être plus long qu'une éternité, un bon paquet d'idées divagantes plus tard, quelque part, ça percute.

Ah oui. Il pense que j'suis drogué.

Devant lui, y'a un verre. De l'alcool qu'il ne boira pas. C 'est peut-être contre indiqué. Il ne sait plus contre quoi, mais sait que ça peut l'être. Alors il ne boira pas. Il fixe maintenant l'objet et sa tête de déterré qui s'y reflète avec l'air absent, aussi vif qu'un céphalopode. Le prédateur prêt à bondir d'il y a une seconde s'est transformé en mollusque.

Il parle de champignons, je sais pas trop pourquoi. On est pas dans un restaurant. J'suis pas un spécialiste en drogue. Peut-être que s'en est une. Mais alors, pourquoi on laisserait les gens manger un truc qui peut les faire halluciner ?

Il ne se rend pas compte de sa stupidité, ni de son ignorance. C'est son côté innocent, la seule part de l'enfance qu'il aura jamais eue et gardée. Parce qu'être intelligent et savant, c'est pas dans le programme.

"Non. J'ai pris les médicaments. Je crois. Mais il faudrait qu'j'change. Ils marchent pas. Tu connais quelque chose ? "

Il sait pas pourquoi il demande ça au zèbre. Ca sert rien. C'est contre-productif ou un truc comme ça. C'est réclamer à un terroriste potentiel quelque chose de sûrement illégal. Mais l'idée de pouvoir recoller les morceaux, aussi illusoire semble telle au premier abord, le ravi tellement qu'il décide de fonder naïvement tous ses espoirs sur cet inconnu. Les zèbres d'égout sont experts quand il s'agit de fouiller la merde des poubelles pour en sortir des merveilles.

"Si tu connais rien c'pas grave. On m'en donnera peut-être de nouveaux. "

Il dit ça avec l'air abattu d'un condamné à mort. Parce qu'inconsciemment il doit savoir qu'à force de bugger, la machine sera détruite par des zèbres enragés profitant de l'occasion, ou débranchée par le Colonel. Triste fin, dans les deux cas.

Le type fixe le verre que je lui tends avec un regard vide avant de se retourner vers moi. Sans même qu’il parle, je sais déjà qu’il ne le boira pas. Je reprends son verre et le boit moi-même, au risque de paraître malpoli. Comme si j’en avais quelque chose à foutre. On se connaît pas, et peu de gens font encore attention à ce genre de comportement. Je vide son verre en deux gorgées et entame le mien. Le cadavre ambulant s'assoit doucement et redevient immobile, mais alors que j’allais me décider à arrêter de m’intéresser à cette conversation, j’entends enfin le son de sa voix.

- Non, j’ai pris des médicaments. Je crois. Mais il faudrait qu’j’change. Ils marchent pas. Tu connais quelque chose ?

Mon Diable que sa voix est flippante, elle aussi… Une voix lente et monotone. On se demande à chaque instant si le mec va se mettre à se tailler les veines sur place ou s’il va entrer dans un état de folie d’un seul coup pour nous bondir dessus avec un flingue.

Des médocs ? C’est pas le genre de truc que je prends souvent.

- Euh… Bah, c’est pas trop mon domaine, là j’ai rien sur moi, mais je peux peut-être essayer de m’arranger. Ça doit pas être compliqué de trouver ça au Mirail, les vendeurs sont pas compliqués à trouver…

Mon honnêteté et ma confiance me perdront un jour.

- Si tu connais rien c’pas grave. On m’en donnera peut-être de nouveaux.

Qu’est-ce que ça veut dire ça ? C’est un vagabond défoncé ou un fou en cavale ce mec ? Sans être d’un naturel inquiet, c’est pas tellement mon kiff de me retrouver avec un psychopathe échappé de labo en face de moi. Peut-être un dépressif. Vu sa tête et vu son charisme, ce serait carrément possible. Ou alors un implanté qui se balade sous terre, mais j’en doute. Le seul intérêt qu’on peut avoir à venir ici est justement de se faire virer son implant avant de se planquer ou d’entrer dans la résistance.

Je finis mon verre en restant sur mes gardes, la main prête à choper le balisong au moindre mouvement brusque. Les types comme ça sont les plus imprévisibles.

- D'où tu viens ?

Le verre disparait. Tant mieux. Cette présence inutile et encombrante commençait à le peser. Mais pourquoi ? Pourquoi un putain de verre devrait le rendre mal à l'aise ? Plus rien n'a de sens, tout se casse la gueule, à l'image des tissus nécrosés de la tronche du bonhomme, à priori, pas malintentionné. D'ailleurs, le verre n'a pas disparu, c'est lui qui l'a pris. Cette constatation est une avancée minime mais notable, et pendant qu'il livre cette bataille intérieure pour s'extirper de la bouillasse fumante qu'est devenue sa cervelle, il remarque pourtant l'agitation de sa nouvelle connaissance, visiblement peu rassurée par sa présence. Encore une avancée.

Je crois que j'lui fais peur.

Il dit qu'il peut s'arranger. Et moi j'pourrais pendant qu'il négocie lui défoncer ce qui lui reste de sa gueule contre un mur, et l'emmener... Mais négocier quoi déjà ? Ah ouais, les médocs. Et l'emmener où ? Y'a un problème de scénario. Quant à savoir lequel...

Il s'agite de plus en plus, chaque fois que j'lui parle. Je comprends pas pourquoi. A me concentrer uniquement sur lui, j'arrive à avoir les idées un peu plus claires. A cet instant, rien peut m'échapper. Surtout pas sa main prête à sortir une arme. L'intérêt de l'artificiel, c'est d'être plus efficace que le naturel hein ? Les zèbres sont tellement naturels, à courir dans tous les sens au moindre danger, c'est déprimant. D'où je viens ?

"De la surface."

Sa réponse est tellement peu précise qu'on aurait envie de le frapper. C'est pourtant avec la plus grande honnêteté qu'il a formulé sa phrase, un défaut trop peu commun chez la plupart des gens. Et il a bien l'impression d'y revenir là, à la surface. La sensation que les nuages et la grisaille s'éloignent, qu'un splendide et rayonnant soleil vient illuminer son esprit.

Il est encore assez lucide pour savoir qu'il ne faut pas annoncer à qui veut l'entendre qu'il est un N.O.D. Pourtant, il ne craint pas tellement la mort malgré sa peur d'être "débranché". Il en a échappé une fois, il pourrait bien le faire deux fois. Et s'il peut pas le faire deux fois, bah, c'est pas grave. Il a pas tellement l'impression d'être vivant de toute façon.

L'agitation du zèbre excite l' instinct de prédateur, et si c'était ça, le médicament ? Non. La confusion règne toujours. Où il se trouve. Comment il y est venu. Pourquoi. Autant de questions excessivement terrifiantes et sans réponse. Y'a pas de raison de tuer qui qu'ce soit. Trop difficile de ramener le trophée. Et faudrait savoir à qui le ramener. Est-ce que y'a au moins quelqu'un qui l'a réclamé ?

Les zèbres autour, ils hennissent trop fort, ça lui fout un mal de crâne pas possible.

Trop de souvenirs, trop d'évènements, trop de gens. Un truc pour la mémoire. C'est ça qu'il lui faudrait.

"Je manque de stockage, alors y'a des trucs qui s'échappent et ça fout l'bordel. "

Et s'il demande des précisions sur "la surface" ? De toute façon, il sait pas. Et rien que d'y penser, ça l'angoisse. Cette sensation de vide, encore. Est-ce qu'on peut remplir quelque chose avec du vide ? Parce que malgré tous les putains de souvenirs, le seul truc palpable chez lui, c'est ça, du vide. Ca l'effraie.

"Ca m'effraie. "

De la surface… Très bien. Bien que très vague, cette réponse me convient. Si j’avais eu affaire à un vrai taré, il m’aurait certainement sorti une « mauvaise bonne réplique » (l’équivalent un peu moins sérieux de la « fausse bonne idée ») du genre : « De l’Enfer ! » ou une connerie comme ça avant de me sauter dessus. Oui, ça s’est déjà vu… Je reprends rapidement mon calme, tout en restant un minimum vigilant. Après tout, on sait jamais, même si ce type ne m’a finalement pas l’air trop dangereux. Je bois une nouvelle gorgée de rouge et écrase mon mégot dans le cendrier. Le groupe du fond joue maintenant une musique beaucoup plus lente et calme, ajoutant un peu plus à l’ambiance lourde qui règne à la table.

- Je manque de stockage, alors y’a des trucs qui s’échappent et ça fout l’bordel.

Il parle de quoi là ? Des médocs ? Si c’est ça, je ferais mieux de pas trop essayer de comprendre, ma santé mentale ne s’en porterait que mieux. Ou bien peut-être qu’il parle tout seul… Je ne prête pas vraiment attention au sens de sa phrase et pose deux doigts sur mon paquet de tabac posé sur la table.

- J’imagine que tu veux pas de clopes non plus ?

Putain, mais qu’est-ce que j’ai à être aussi généreux ce soir ? Déjà que ces saloperies coûtent cher, si en plus je me mets à en proposer à tous les connards qui passent… Faut que je me reprenne si je veux redevenir un jour le branleur antipathique que j’ai été pendant quelques temps. Y’a quelques jours j’aurais certainement renvoyé chier ce mec en le poussant d’un coup de pied… Je sais pas trop ce qu’il s’est passé depuis. Peut-être l’ennui. C’est vrai que j’ai pas grand chose à foutre de mes journées, alors un peu de compagnie et de conversation de temps en temps, ça fait pas de mal. Même si niveau conversation, on dirait qu’on ne parle tout à fait le même langage. Tant pis, je me roule une autre clope.

- Ça m’effraie.

J’écoute toujours ce qu’il dit mais n’essaie même plus de le comprendre. Je ne sais même plus de quoi il parle. Qu’est-ce que je fais ? Je relance la discussion ? Je la relance pas ?

- OK... Et… Qu’est-ce que tu viens faire dans les souterrains ? Tu te planques ? Tu spécules sur le cours de la morphine ?... Tu t’infiltres chez les rebelles pour organiser une rafle ?

Allez, on va bien voir si un peu d’humour le fait réagir…

La musique ou les zèbres, pour lui, aucune différence. Dans les deux cas c'est juste du bruit et ça l'empêche de se concentrer. Quelque part, il aurait aimé rester sourd, y'aurait peut-être eu moins de merde dans sa tête. Plus de téléphone déjà. Ca plus un oeil en moins, qui sait si ça aurait pas moins dégénéré ?

Une clope ? C'est lui qui vient de proposer ça ? Je tuerai pour une clope. Parce que ça, c'est pas contre indiqué, c'est complètement inoffensif. Machinalement, je farfouille mes poches, parce que j'en ai toujours sur moi. On m'les donne en général, et on me dit de rien acheter d'autre. Pas même d'autres genres de cigarettes. Parce qu'"on sait jamais". On sait jamais quoi ? J'ai toujours pas compris.

Sa main semble plonger dans un trou noir, un trou sans fond, à l'infini. Il l'agite, il commence à paniquer et veut la retirer quand enfin, elle en sort triomphante, avec cigarette et briquet. Ca fait un peu retomber la tension, et il tente alors de l'allumer. Il s'apprête à concentrer son attention sur la délicate opération quand une sonnerie de téléphone qui retentit au loin, anéantit ses efforts et le fait se retourner pendant quelques secondes. Plus rien. Evaporée dans l'espace exigu de ce... ? Ce quoi ? Impuissant. Voilà comment il se sent face aux hallucinations qui envahissent son quotidien et son incapacité à s'ancrer dans la réalité. Il en est persuadé, cette sonnerie n'en fait pas partie alors même qu'il n'a aucun moyen de le vérifier. C'est juste que le téléphone, ça arrive souvent. Il sait même pas pourquoi. Il sait pas à quoi, à qui ça renvoi. Un souvenir à lui ? A quelqu'un d'autre ? A personne ? Et qui voudra vous croire, quand vous direz que la sonnerie d'un téléphone vous traumatise, qu'elle est votre hantise ? Une parmi tant d'autres, remarque. C'est ça l'pire.

Quelques secondes plus tard, la cigarette est toujours dans sa bouche, placée à l'envers, alors que le briquet fonctionne dans le vide. Quand il s'en rend compte, il la met dans le bon sens et l'allume sans chercher d'explication.

Le mec demande comment il a atterri ici. Il faudrait déjà savoir ici, c'est quoi exactement. Les mystères s'épaississent et se multiplient de secondes en secondes. D'abord, ça le trouble beaucoup, il écarquille les yeux, se mord les joues. Incapable de répondre. Répondre, il voudrait bannir ce putain d'mot de son vocabulaire. Il a plus rien à y faire. Puis, les propositions de l'animal rayé, notamment la dernière, lui plaisent beaucoup. Alors il dit :

" Oui c'est ça. "

C'était juste trop tentant. Un sourire carnassier nait sur le visage du jeune homme, il y montre ses canines, prêtent à dévorer le zèbre. Dans sa tête elles sont effroyables et dégoulinantes de salive, dans la réalité, elles n'ont rien de spécial. Quand un nod fait une blague, et que vous avez quelque chose à vous reprocher, y'a sûrement votre vie en jeu quelque part. Tout de suite, c'est moins rigolo. Mais faudrait déjà que ça existe une blague de nod, parce que l'humour non plus en général, ça fait pas partie du programme.

Je fais allusion à la rafle, évidemment, mais ça il peut pas tellement l'deviner. Je pourrais aussi parler du trafic de morphine. Mais hé attend, et si c'était vraiment ça ? Je voudrais regarder mes vêtements, vêtements de civil, de service ? mais quelque chose m'en empêche, une sorte d'évidence qui pourtant m'échappe complètement. Ca m'angoisse beaucoup, et si c'était vraiment ça ? Nan.

Il sait que dans tous les cas, si on l'a vraiment envoyé en mission ici, alors on voulait probablement se débarrasser d'lui. Définitivement pas besoin d'se comporter en nod et de sortir l'arme qu'il a peut-être cachée quelque part. Ca agiterait tout le troupeau, qui voudrait le faire parler, lui qui peut pas déjà se répondre à lui-même. En attendant, il a toujours pas résolu l'énigme des vêtements et il sait déjà même plus en quoi elle consistait. Peu importe.

Et si j'en étais qu'à la phase test des médicaments ? Et si c'était pour ça que ça merde complètement ? Un nouveau traitement en cours, et j'ai juste oublié.

C'est tellement probable qu'il ne cherchera pas d'autre explication. Il ira les voir et leur dire que de toute évidence, ben, ça marche pas.

"En fait, j'me rappelle pas. Ca aussi ça s'est échappé on dirait. "

Je commence vraiment à me demander ce qu’il fout ici, pourquoi il continue pas son chemin. Après qu’il ait fouillé ses poches pendant des plombes, je le regarde paisiblement, et avec un léger sourire, en train d’essayer d’allumer une clope du côté filtre. Soit ce mec est vraiment défoncé, et à ce moment-là tout va bien, soit il joue un rôle et stresse parce qu’il n’est pas à ce qu’il fait. Mais l’expression de son visage ne change pas. Aucun signe d’anxiété visible. Je continue de fumer tranquillement avant de poser ma question. Dans un premier temps sa réponse me surprend. Mais le pire, c’est sourire. D’où est-ce que ça peut venir un sourire comme ça ? Lui qui depuis le début est flasque et absent, il se met d’un coup à rire à une blague. Et pas une des plus drôles en plus. J’hausse un sourcil en se demandant s’il se fout pas de ma gueule depuis le départ. Puis je souris à mon tour, finis mon verre et m’en ressers un autre. Et si… non. Non, c’est con.

- En fait j’me rappelle plus. Ça aussi ça s’est échappé on dirait.

Non. Ce n’est pas un NOD. Il faudrait être fou pour venir seul au milieu d’un bar du Mirail. Sa voix et son intonation n’ont pas changé. Ce mec est décidemment dur à cerner. On va rester sur le drogué pour le moment. Je tente une manœuvre. D’un geste rapide je chope mon balisong, j’exécute deux-trois mouvements basiques mais qui ont l’habitude de faire effet, et plante le couteau dans la table.

- De toute façon le premier connard qui vient foutre la merde ici finira pas en bon état. Je suis pas le seul à être armé ici. Mais ça m’étonnerait qu’un NOD soit assez taré pour se pointer seul au milieu des Insurgés. De ce côté là, t’en fais pas.

Voilà. A ce moment là, je suis totalement incapable de dire pourquoi j’ai fait ça. Pour me défouler un peu, probablement. En tout cas, le drogué a plutôt l’air de conserver son calme. Ou plutôt son immobilisme. Il me prend sûrement pour un fou lui aussi. Ou pour un con peut-être. En tout cas, si un NOD s’était trouvé à sa place, il aurait soit eu peur s’il est nouveau, soit se serait foutu de ma gueule. Et si c’était un ancien, genre fin de carrière, peut-être même qu’un canon serait pointé entre mes yeux. Mais à priori, rien de tout ça. Je reprends mon couteau et lance quelques mouvements de routine, histoire de garder la forme. Je bois une nouvelle gorgée dans mon verre.

- Sinon, pour les médocs, si ça t’intéresses toujours, je peux essayer de trouver quelque chose mais je promets rien…

Il devrait être le premier à se demander pourquoi il reste assis là, fumant une cigarette aux côtés d'un inconnu qu'à mis sa tronche sur un grill et qui doit être aussi cinglé que lui (sans quoi il se serait déjà barré depuis longtemps). Soit des interrogations bêtes et extraordinairement superflues envahissent sa tête par centaines, imaginez-vous vous demander avec inquiétude pourquoi de la fumée s'échappe de votre bouche alors que vous êtes en train de fumer, soit il ne se pose aucune question et ne cherche en aucune manière à comprendre ce qui s'passe. Alors il est là, assis à ne rien faire de spécial, et aurait peut-être pu y rester deux semaines durant à végéter sans boire ni manger comme le ferait un pot de fleur si n'était pas venu le chercher au fin fond de sa folie un éclair de lucidité.

Tout d'abord la petite démonstration du mec et ben Llewelyn... S'en tape complètement. C'est comme s'il avait rien vu et d'ailleurs, il a rien vu. Tout occupé qu'il était à réfléchir à la question des vêtements, il a enfin retrouvé la thématique et compris l'évidence. S'il était habillé avec un truc ressemblant de prêt ou de loin à une uniforme, il serait pas là à (à peine) faire semblant de paitre au milieu des zèbres. On lui aurait déjà sauté dessus à coup de sabot. Aussi simple que ça.

Le mec dit qu'il faut pas que j'm'en fasse. J'ai l'air de m'en faire ? Tiens, y'a un couteau planté dans la table. J'espère que c'est pas moi.

"Faudrait être taré c'est sûr. " Pour quelqu'un de normal, même pour le nod le plus expérimenté et insensible, ce serait le moment de flipper. Parce que si seul un nod frappé du bulbe peut se promener innocemment dans un endroit sachant pertinemment qu'il est rempli d'insurgés et rebelles en tout genre , c'est exactement sa situation. Laquelle est tellement pathétique et risible que si ça s'trouve on le laisserait repartir, pris de pitié.

Son ton est toujours aussi monotone. Il a oublié les nuances y'a trop longtemps pour qu'il puisse aller les chercher. Pourtant parfois il y arrive, il sait pas trop comment. Le gars parle à nouveau des médicaments. Ca éveille son attention et le fait écouter sagement. Déjà, ça lui fait une raison de rester et le fait se sentir un peu moins cinglé qu'il ne l'est en réalité. Alors c'est bien.

"Ca m'intéresse toujours. Maintenant ? "

Dans sa tête, y'a deux scénarios. Il se les détaille avant de les oublier. Dans le premier, c'est pas maintenant. Il se lève et s'en va en gardant son camouflage à rayures, part du principe que même s'il ne sait pas comment il est venu il trouvera comment repartir en se frayant un chemin parmi les zèbres. Évidemment, il ne reviendrait jamais sauf par inadvertance. Dans le second, c'est maintenant, il suit gentiment le monsieur, voit un peu comment s'organise le trafic au passage et obtient peut-être de quoi retrouver un esprit clair comme un lac de montagne. Si le monsieur est assez gentil pour ça, il pourrait même lui servir de guide jusqu'à la sortie de ce trou à rat, et s'il est pas assez gentil il pourrait le payer. La donnée qu'il n'a pas pris en compte et qui pourtant est la condition indispensable à l'élaboration du scénario 2, c'est l'argent. Il ne sait pas s'il en a, et ça lui effleure même pas l'esprit, ni de près ni de loin. Alors il se dit que la récolte d'informations ou le retour à la surface promettent de se faire sans aucune encombre, fier de lui.

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Rien de prévu ce soir ?

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