La fumerie itinérante (ou pas)

On est diffèrent, vous donnez, moi je prends
Quand vous leur donnez l’impression de vivre, moi je leur prends la vie
On se ressemble pas vraiment

- On est différents bien sûr. Sauf qu'on a tous les deux été préparés à faire ce qu'on fait. On n'a pas trop eu le choix. Et même si ma fonction est plus enviable, elle implique pas mal de... nœuds dans mon âme.

Elle dit ça dans un murmure.
C'est qu'il lui caresse le visage, en même temps, de ses doigts rudes.
Et qu'il l'étudie.
Et qu'elle se prête à ses caresses en fermant à demi les yeux.
Que cherche t-il sur son visage ?

Où sont vos cicatrices ?

Elle a un rire qui sonne comme un sanglot.
Elle prend une de ses mains et la plaque contre son cœur.
Elle est à mille lieues d'une geste érotique : juste qu'elle pourra pas le lui dire à voix haute.
Ça fait trop cliché, et c'est pourtant vrai.

Alors, elle se contente de guider sa main et d'espérer qu'il comprenne.

Et les baisers reprennent.
Bouche à bouche pour un bol d'oxygène.

Elle le sent s'agiter quand elle parle de le prendre dans ses bras.
La Bête est vigilante.
Elle sourit.
Elle compte pas la tuer : elle compte l'apprivoiser.
Passer d'Alice au Petit Prince.

Vos bras ?
Qu’est-ce que j’y ferai…
C’est pas habituel
Ça veut dire que je serai votre prisonnier
La garde baissée

Il me dit « tu ».

C’est un piège pour m’éliminer ?
Qui es-tu ?
De toute façon, je t’écraserai avant, bras ou pas.

- Je ne prends de prisonnier que consentant. Ce sera quand vous serez prêt à vous abandonner totalement, pas avant.

Doux rire.

- Je suis K. Je suis votre Alice. Et je serais incapable de vous éliminer. Vous avez touché mes mains : est-ce qu'elles semblent assez fortes pour vous faire du mal ? ... Pour faire du mal ?

Sauf cas particulier...

Il me dit « vous ».

Montrez-moi.

Il s'assied en tailleur.
Toujours allongée à plat ventre, elle le contemple d'en-dessous.
Il a un mélange d'inquiétude, d'espoir et de mélange sur son visage.
Elle aimerait l'effacer, le diluer, pour arriver à la dernière couche...

Mais ce n'est pas encore le moment.
Il n'est pas prêt, et elle non plus.

Elle refuse l'opium cette fois.
Elle veut être éveillée pour la suite.

Elle se lève à son tour.
Se rassied, un pied sous sa cuisse.
Se penche vers lui, lentement, sans lâcher son regard d'avec ses yeux mauves.

Elle passe ses mains autour de la taille du Fou.
Elle a fait bien attention à ne pas lui coincer les bras.
Elle s'avance juste assez pour que leurs corps se touchent... à peine.

Elle hésite... Fourre sa tête au creux de son cou.
Ne bouge pas, un instant...
Puis pose ses lèvres là où son cœur bat.

Elle reste la tête cachée, entre son torse et sa gorge, même quand il parle, déroulant ses peurs et les certitudes qu'il déploie devant lui comme un bouclier invisible.
Elle remonte juste un peu, pour poser ses lèvres contre sa jugulaire.
Sentir la vie pulser.
Avoir une respiration sanglotante, une seconde.

- J'ai pas envie que vous mouriez, là, de suite...

Elle resserre les bras, referme les poings sur les vêtements du Fou.
Ne pas lâcher.
C'est un truc qu'elle sait faire.
Keiko a pas réussi à lui faire désapprendre, et Erek aime.
"Plus opiniâtre qu'un Rottweiller devant un os à moelle"
Parfaitement.

- Elle ? Il y a une Alice ? Vraiment ? ... Personne ne m'a parlé de qui que ce soit. Qui est elle ?

Elle est jalouse là ?
Vraiment ?
D'un homme bizarre rencontré dans un endroit louche ?
Vraiment ?
D'un type qui a dégommé un des gorilles de son protecteur sans ciller, et s'est ouvert le poignet ?
Vr...
Ouvert le poignet.
Son cœur se serre à nouveau.

Le reste, elle y est pour rien, mais cette douleur là...
C'est sa faute.

Du coup, elle prend le poignet incriminé... et le porte à ses lèvres.
Elle sent le goût ferreux du sang, dont la manche est encore imbibée.
Elle le revoit ne réagir que par l'indifférence à son propre sort.

Comment en est-il arrivé à cela ?
On devrait jamais en être réduit à ça.
Ou alors un peu.
Par jeu.

Mais lui il joue pas du tout.
Il est tout en ruines.
Un champ de ruines qui peut exploser à tout moment.

Mais...
Pour le moment...
Elle le sent se décrisper peu à peu entre ses bras.
Elle le sent cesser de résister.
Elle le sent abandonner toute velléité de résistance à son étreinte.

Et elle pousse son avantage.
L'affreuse.
Elle se rapproche encore, pose un baiser sur la mâchoire. Puis un sur la joue. Puis un au coin des lèvres.

Puis elle recule la tête, le fixe, chuchote.

- J'ai envie que vous me serriez dans vos bras.

Il se tient devant la porte.
Son ombre envahit la salle.
L'odeur ?


GRRRRRAAAAAAWWWWWWWHHHHRRRRRR

Il entre.
BOUM. BOUM. BOUM. BOUM.

Quatre enjambées et il est au fond.
Il renifle.

Ses tentacules s'allongent, s'enroulent. Un poignet, une cheville, un torse, un cou, jusque dans les narines. Elles s'enroulent sur vous Mad Hatter et K-Cendre.

Et elles continuent leur route, s'enroulent autour de la pipe et reviennent vers... sa bouche... Tout en s'enroulant encore plus et en serrant, serrant... Tu respires encore K-Cendre ?

Une grande inspiration.

GRROOOOAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAARRRRR

Un énorme nuage de fumée d'opium dans toute la salle. Un vrai brouillard.
Le bout d'un tentacule chatouille le nez de K-cendre, un autre attrape le chapeau du Mad Hatter.
C'est mieux sur lui.

Et pfiut, tout se déroule, il disparaît. Avec son chapeau.

Gaffe, l'opium ça te trou le cerveau.

Et demain je peux crever, ça te dérange pas ?

- Ce n'est pas ce que...

Elle n'a pas même le temps de finir sa phrase qu'il la serre contre lui.
Elle sent qu'il y a quelque chose qui vient de se casser, elle peut presque en entendre le bruit.
Les dernières bribes de raison du Fou autoproclamé?

Elle... elle sait qu'elle a trouvé quelque chose d'important et l'a révélé au grand jour.
Il est humain.
Quelque part tout au fond, sous la dureté et la douleur et la haine, il reste de l'humain, qui peut ressurgir. Qui ressurgit.

Dont la ferveur à la serrer contre lui lui coupe le souffle à demi. Ou plus qu'à demi même.
Ça n'a rien de sexuel.
Ça n'a rien d'amical.
C'est plus... Comme on serre très fort son doudou dans le silence d'une nuit froide, quand il y a un bruit qui vient du placard et que des yeux jaunes y apparaissent.
Est-ce que les doudous respirent ? Sans doute pas.

Elle a des mouches noires devant les yeux, elle sent son souffle s'étioler.
Mais si elle le repousse...
Elle sait pas ce qui se passera si elle le repousse.

Alors elle ferme les yeux, se disant qu'à un moment il va bien s'apercevoir qu'elle est inerte et molle ?

Quelque chose la tire vers l'arrière, sans à-coups, mais avec une force immense.
Quelque chose de répugnant et de vaguement visqueux, avec une odeur de cendres, quelque chose qui crie.

K-Cendre voudrait crier, mais elle a un bâillon sur la bouche, un truc caoutchouteux dans lequel elle mord.

Et puis tout disparait.
Tout glisse sur elle comme de l'eau, lui donnant envie d'enlever ses vêtements, de se doucher à la javel et de descendre une bouteille de whisky.
Elle reste quelques instants allongée sur le dos, les jambes un peu repliées, sa poitrine se soulevant de façon irrégulière, vivante.

Mouvement hagard.

- Mais il s'est passé quoi bordel ?

Comme de juste, aucune réaction. Les clients sont assommés, morts peut être, ou complètement abrutis.
Et le Fou est aux abonnés absents.

Elle retient un gémissement de frustration. Se déplie avec précaution et se rapproche de lui.

Vu leurs positions, elle le domine de la tête et des épaules. Ce n'est pas si souvent que ça arrive.
Elle prend son visages entre ses mains, essuie la larme esseulée qui y coule, cherche son regard.
Pas celui des tous ses ersatz, le Sien.

Elle soupire.
Il est rentré en lui-même.
Machinalement, elle peigne les mèches emmêlées, puis prend une grande inspiration.

- Viens. On s'en va. J'ai une idée.