Brume.

De grands yeux verts qui la fixent, profonds, obsédants.

Brume encore.

Charlie papillonne un peu, la respiration hachée. Elle court dans un escalier, monte les marches quatre par quatre, s'engouffre par une porte au hasard, la verrouille derrière elle et

- Salut, Chat.

Détonation. Réveil.

Elle avait la bouche pâteuse, et avec ça un mal de crâne à se dessiller les yeux. Elle se redressa sur les avant-bras pour regarder un peu aux alentours. Un drap d'hôtel immaculé glissa sur le côté, tomba en un petit tas au pied du sofa avec un bruit doux. La chambre, en deux pièces, était plongée dans la pénombre, la lumière filtrait à peine par les rideaux qu'on avait fermé. Charlie s'assit, enfonça deux pieds nus dans le tapis moelleux. L'horloge indiquait dix-neuf heures passées d'une vingtaine de minutes, ce qui voulait dire qu'une journée entière avait défilé sans qu'elle s'en aperçoive. Putain, le boulot. Est-ce qu'elle avait pris des cachets ?

Et surtout, qu'est-ce qu'elle foutait dans une chambre d'hôtel ? Elle ne se rappelait même pas d'y être venue. Ni de s'être couchée.

Charlie passa une main un peu fébrile sur son front, puis se leva, alla à la fenêtre pour laisser entrer un peu de jour. Les éclats glauques d'enseignes lumineuses barrées d'idéogrammes l'agressèrent. Chinatown. De mieux en mieux. Après tout, ce n'était qu'à l'autre bout de la ville par rapport à son appartement. Elle essaya de se persuader qu'elle se souvenait avoir appelé un taxi, mais rien.
Génial.
Elle tira un peu plus les rideaux, faisant grincer la tringle. Un soleil déclinant se coula au sol pour découper de grands rectangles clairs. Charlie enfonça les mains dans les poches de son jean. Son jean informe, vieux comme le monde, son jean doudou qui signifiait "je reste à trainer chez moi ce soir". Rien dans les poches, pas de clés, pas d'argent, pas de boite de médocs vide.

- Ma grande, va falloir arrêter un peu le délire, souffla-t-elle au mur.

Puis elle se retourna et parcourut rapidement la pièce des yeux. Sac à main, chaussures, disparus. Elle grimaça quand elle comprit qu'elle n'avait pas non plus ses papiers. Le pompon. Manquerait plus qu'on la prenne pour...

La porte dans le dos de Charlie s’ouvrit avec un petit bruit, la faisant sursauter. Elle se pensait seule, n’avait pas envisagé l’éventualité d’avoir passé la nuit – la journée, en fait ? – avec quelqu’un. Avant de se retourner elle prépara dans sa tête le discours d’usage. Oui, c’était sympa, mais là je dois aller nourrir mon chat et me faire très probablement mettre à la porte par mon patron, rapport que je n’ai pas été bosser aujourd’hui, alors c’est pas trop le moment, on s’appelle ? Et filer avant que l’autre ait pu seulement demander un numéro de téléphone. Tout ça ne prit, du reste, que quelques secondes. La mécanique était rodée. Charlie fit volte-face et… Attends un peu, une fille ?
"Bon...Bonjour ! Je... Ou sommes nous ?"
La jeune femme, qui semblait par ailleurs mal réveillée, avait cet air affreusement gêné des gens pour qui ouvrir seulement la bouche et laisser échapper des sons est en soi un problème. Charlie s’interrogea un instant sur ce qu’elle faisait là. Meilleure amie d’une soirée folle ? Fille dépannée d’un endroit où dormir ? Un instant seulement, puis la question fut reléguée à l’arrière-plan par d’autres priorités.

- Dans un hôtel, miss. Et vu les chinoiseries qu’il y a là-derrière (elle fit un geste flou en direction de la fenêtre), je parierais sur Chinatown. Mais dis moi, euh… On se connait ? J’ai la mémoire qui flanche, je crois.

Sourire embarrassé, passage de main dans les cheveux. Comprendre : j’ai un peu trop bu hier, et surement que toi aussi, donc on peut bien faire amie-amie pour une heure ou deux, le temps de démêler ce sac de nœuds. Charlie était à des millions d’années-lumière d’envisager quoi que ce soit d’autre qu’une soirée qui s’était terminée bien trop tard, ou tôt, suivant le point de vue. Et elle ne souhaitait vraiment pas savoir ce qui avait bien pu se passer plus en détail. Tout ce qu’elle avait en tête pour l’instant, c’était mettre la main sur son sac, ses papiers, trouver un quelconque moyen de régler la chambre – de toute manière on lui ferait même crédit pourvu qu’elle arrive à faire savoir qui elle était, et surtout, qui elle connaissait – et sauter dans le premier taxi venu pour filer chez elle.
Puis elle avisa la porte restée ouverte derrière la blondinette.

- Ha, mais c’est une salle de bain ? Tu m’excuses une minute ? Nouveau sourire. Le prétexte idéal pour fouiller un peu. Elle s’éclipsa sans attendre de réponse.

Dans la salle de bain, décorée assez chichement, le carrelage était glacé sous ses pieds. Charlie passa une minute ou deux à observer les cernes de son double dans le miroir. La lumière au néon lui creusait encore un peu plus les joues, lui faisait une tête de cadavre. Le sourire était tombé sitôt la porte franchie. Elle fit couler un peu d’eau et s’aspergea le visage pour se réveiller tout à fait.
Ne pas penser, ne pas penser, ne pas penser.
Elle se laissa aller à fermer les yeux un instant et elle entendait encore ses pas dans l’escalier, et le coup de feu, et ça sentait le soufre, et une fille au regard fixe, fixe et vert.
Ca ne collait pas avec le reste.
Elle secoua la tête pour chasser le tout. Bordel, c’est pas le moment. Elle ouvrit rapidement les placards au dessus du lavabo, qui ne contenaient que des savons d’hôtel, un shampoing sans eau et des lingettes pour le visage. Qu’est-ce qu’elle avait bien pu faire de ce sac ?
Elle tira la chasse d’eau pour donner le change, et allait sortir quand son regard tomba sur quelque chose qui dépassait du rideau de douche. Des semelles rouges. Des chaussures. Elle les aurait reconnues entre mille. Elle ne se demanda même pas ce que ses chaussures pouvaient bien faire dans une douche.
Bon, c’est toujours ça de pris.
Et Charlie de ressortir, avenante et grandie de dix bon centimètres.

- Bon. Au fait, ton nom m’est sorti de l’esprit. Moi c’est Charlie.