Toilettes de l'hôtel

Toilettes de luxes pour petites taches de table.
Ou pour petit besoin enquiquinant.
Ou pour se rafraichir.
Ou pour... Censured

Donc là si y avait eu que moi, je serais en train de jouer les mecs bourrés de secrets tout en restant classe, queue de billard en main en comparant du regard la disposition de la table à l'échiquier du monde, comme un stratège devant un champ de bataille. Jusqu'au moment où j'aurais arraché le tapis vert d'un geste qui n'aurait rien de maitrisé, je serais passé pour un abruti et au revoir la classe, retour au costume de pauvre qui n'a rien à faire là, je suis une boule de plus à faire tomber dans la poche.

Mais voila, Kaÿla ne m'a même pas laissé le loisir de siroter mon cocktail aux mille couleurs, prise de main et fuite improvisée pour affamés chroniques. Adieu Novlangue, je viens de découvrir les pas du tango en louzdé majeure, direction l'Argentine pour devenir stars de cabaret, on fera des numéros de marionnettes emprisonnées par les méchants bourgeois et ça fera marrer les gens.

On a beau dire, des toilettes c'est vachement moins romantique. Concerto pour chasse d'eau, au mieux, et encore... je mets ma main à couper qu'ici elles ne font pas un bruit, tout pour le confort de Sa Seigneurie le grand de ce monde. Le luxe au service des plus primitifs besoins, je vous en prie, faites donc votre sale besogne sur du Van gogues, le séant bien calé sur une cuvette couverte de soie. Un petit effort, et vous sortirez d'ici plus propre qu'en arrivant.

Ca rend aigri, de voir tout ça quand on a rien. Chez moi, on se torche au papier de verre au dessus des égoûts, et pour se laver les mains faut avoir la chance de trouver de l'eau. Ca vous viendrait pas à l'esprit que ça puisse se passer comme ça, faudrait pas en parler, ça met mal à l'aise... bah ouai mais c'est comme ça, faut bien chier même dans la fange. On a pas tous de quoi se trimballer les couilles à l'air dans un peignoir de soie sur mesure.

J'me serais presque endormi, à attendre à côté de la porte. Pas que ce soit particulièrement long, non, mais faut avouer qu'on en a vu de belles ce soir. Ou hier, avec le délire spatio-temporel qui ne choque personne. Bref, j'avais opté pour la pose négligée de celui qui s'emmerde mais qui prend sur lui, épaulé contre le mur, croisement de pieds avec appui sur orteils droits. Y a eu du passage...

Un couple, un autre couple, un gosse qui est allé s'encastrer dans la porte, un mec bizarre avec une démarche raide. Des beaux spécimens, y a de quoi faire un documentaire.

Pom... pom...pom. Petits rebonds de la tête sur le mur. Ah, ça y est, elle ressort. M'en fous, j'ai pas super faim, mais quand même. J'aimerais bien voir à quoi ça ressemble, un repas normal.

On peut y aller?

La réponse est oui, alors en route, reprise de main et allure noble vers le restaurant.

Les toilettes, à la recherche d'une petite fenêtre perchée dans laquelle je pourrais tout juste passer, j'ai bien regardé les films et je n'ai pas fait erreur, elle est là.
Il va falloir passer sur une cuvette pour grimper dedans, à mes risques et périls.

J'abandonne les chaussures à talon et entreprend l'ascension.
Par chance, elle n'est pas bloquée. Je hisse mon buste dans l'ouverture.
Ou peut-être par malchance.

Une voie retenti, je me bouche les oreilles.
A nouveau j'ai peur, mais l'objectif n'est pas loin, je me hisse encore un peu, il n'y a plus que mes jambes et mes fesses qui restent dans les toilettes, et le silence.

Le silence et puis... le fracas.
Je n'ai pas le temps de réaliser, ni de penser.

Mais j'aurais au moins mangé du foie-gras, c'est une belle fin.

Eric... c'est comme ça qu'il s'appelle. C'est bien, c'est court, c'est facile à retenir.
Je devrais peut-être lui donner le mien, de prénom. Mais comme on marche, j'ai peur qu'il ne l'entende pas. J'attendrais qu'on soit arrêtés, qu'il puisse faire plus attention à ce que je dis. J'aime pas me répéter, alors autant attendre le bon moment pour le lui dire une bonne fois pour toute, quand je suis sûre qu'il m'écoute.
Bon, peut-être qu'il m'écoute déjà et qu'il attend que je lui dise mon ptit nom... surtout depuis le temps qu'il me l'a demandé.
Remarque, je lui ai répondu. Il m'a demandé si j'en avais un, je lui est dit que oui. Mais quelque chose me dit qu'il s'attendait à ce que je développe un peu plus ma réponse.

Ah ça y est, il s'arrête et il me regarde. J'ai toute son attention, je vais pouvoir lui dire... ah bah non, c'est lui qui parle. Je ne vais pas la couper quand même. On verra après.

On ne peut vraiment pas sortir d'ici ? C'est embêtant...
Et bien sûr que je ne sais rien. Je lui répond en faisant petit signe de tête pour lui dire que non. Puis un haussement d'épaule, désolée qu'il n'en sache pas plus.
C'est bizarre ça aussi. Est-ce qu'ils sont tous arrivés comme moi, s'en savoir comment ?

Ben du coup, puisqu'on ne peut pas sortir, on n'a pas grand chose à faire, à par retrouver son amie... mais ça fait déjà un moment qu'on la cherche.
Le pauvre. Il doit être bien ennuyé de ne pas la retrouvé. Il a l'air découragé.
Faut pas se laisser abattre ! Il doit bien avoir un endroit qu'on n'a pas encore fouillé... là ! Une porte avec un petit bonhomme et une petite madame dessinés dessus.

Je me retourne vers lui, m'avance un peu pour lui faire part de ma découverte.
D'abbord, je m'assure qu'il me regarde bien, pour être sûre qu'il m'écoute. Ça c'est bon, il me regarde, pas de doute.
Maintenant il faut que je lui dise.
Bon bah... ya plus qu'à

-hé heu... éric...

Voilà, déjà je dit son nom, pour pas qu'il y ai pas d'ambiguïté sur le destinataire. Même si on n'est que tout les deux, on sait jamais. Il pourrait croire que je parle toute seule... non ? non... c'est pas grave.
On enchaine, là il attend la suite.

-votre amie que vous cherchez, elle est peut-être aux toilettes. C'est juste là.

Je pointe timidement la porte du doigt.
Qu'est-ce qu'on fait ? On entre la chercher ou on attend qu'elle ressorte ? C'est que moi j'aimerais pas qu'on vienne me chercher quand je suis en train de faire. C'est impudique.

Alors on entre ? On va la déranger sur le trône ? Bon... d'accord. De toute façon, je n'oserais pas le contredire. Et en plus, si elle n'y est pas, on peut attendre longtemps.

J'hésite un peu quand même à le suivre dans les toilettes. En fait non, parce que le temps que j'hésite à retirer ma main de la sienne, on est déjà à l'intérieur, pas le temps d'hésiter sur autre chose. Alors bon, je le suis... et puis j'aime bien qu'il me tienne la main, c'est rassurant. Il a la main chaleureuse. Et le reste aussi d'ailleurs. Cette façon de me sourire, de me regarder, de me parler... tout en douceur, tout gentil.
Mais est-ce qu'il me prendrait la main comme ça s'il savait que j'en ai deux autres ? Ou peut-être qu'il les a déjà vu, quand je me suis enfuie dans la cabine. Je ne sais pas et je vais éviter de soulever la question.

C'est inquiétant comme endroit. Toutes ces portes... il doit les pousser une à une pour savoir ce qui se cache derrière. Et si c'était le type avec la grosse voix ? Ou le balafré qui était dans la chambre à l'étage ? Non voyons ! C'est les toilettes des dames ici, même si elles sont un petit peu ruine. Ça fuit de partout, on patauge.
Mais ça va, il est là. Son contact me tranquillise. Si bien que je viens même attraper son bras, avec une autre de mes mains (une à l'opposée de celle qu'il tient, quand même, pour ne pas éveiller les soupçons). Et là comme ça, ça va, je n'ai presque plus peur.

Plus qu'une porte à ouvrir et on s'en va. Mais... qu'est-ce qu'il a ?
Il me lâche ?
Et il tombe, les genoux dans la flotte.

-Euh... ça va ?

Il y a quelque chose derrière cette porte. Qu'est-ce qu'il a vu ? Il y a quelqu'un là dedans ?
Oh mon dieu !
C'est... une paire de jambe ?
Mais où est le reste ?!
Je détourne vivement le regard. C'est horrible. J'ai pas pris le temps de bien voir, mais je sais que c'est horrible.
Il y avait du tissus rouge, non ? Ah moins qu'il n'ai été imbibé de sang.

Je baisse les yeux sur le carrelage. L'eau est rouge à mes pieds. En plus je n'ai même pas de chaussures, je patauge directement dans... du sang. Celui de la femme à qui appartient les jambes.
Beuh ! C'est horrible. Je vais vomir. Et je veux m'en aller.

-Eric, tu viens ? On s'en va ?

Il a pas l'air bien, lui non plus.

-Allez... sortons d'ici.

Je tremble. J'ai peur. J'aimerais tant qu'il soit encore debout pour me tenir la main.
Mais là, c'est à moi d'aller chercher le contact. Alors je me baisse tout près de lui, pose ma main sur son épaule, et tout mon avant bras qui se colle dans son dos. Et tant que j'y suis, je l'entoure de mes bras et viens enfouir ma tête contre son cou.
Je me rend compte alors que tous mes bras l'entourent, le droit et les deux gauches. Tant pis. Qu'il s'en rende compte ou pas, je reste là, contre lui. Je le garde dans mes bras. Je ne sais pas trop qui je réconforte comme ça, moi ou lui ?

Lui a l'air plus bouleversé que moi. Normale s'il la connaissait. Est-ce qu'il se rend compte dans quoi trempe son pantalon ?
C'est à moi de m'en occuper, de prendre soin de lui. Qu'il ne reste pas comme ça, part terre, perdu.

-Allez, debout. Il ne faut pas rester ici.
C'est fini. Viens.

Je lui ai parler d'une voix très douce, me voulant la plus réconfortante possible. Je me surprend aussi à avoir poussé le son assez fort pour qu'il m'entende clairement.

-Ça va aller... je suis là.

Je le tire un peu, l'invitant à se lever. Et j'essaie en même temps de ne pas trop regarder le sol ni mes pieds.
Je voudrais pas le brusquer, mais on serait mieux loin d'ici, hors de cette pièce.

Une robe pourpre.
Il l'a reconnu.
Il l'avait choisi pour elle... Comment ne pourrait-il pas la reconnaître ?

Ses yeux ne s'accrochent à plus rien. Ils errent, esseulés dans un grand flou de rouges. Rouge robe. Rouge sang.
Le sang de Nina.
Mêlé à l'eau des canalisations défoncés.
Elle n'y a pas échappée non plus...

De la petite fenêtre s'engouffre une légère brise qui vient rafraîchir son visage blafard et animer quelques mèches éparses.
Son corps est inerte.
Trempé dans une eau sinistre.
Sa chaleur l'a abandonné.
Impossible de combattre cette morsure glaciale sans elle.
Il tremble.

Il a froid.

Des sons lui parviennent.
Dans le désordre.
Impossible d'en comprendre le sens. Il ne le veut pas de toutes les façons.




Une nouvelle chose vient s'emparer de son âme...
Sinueuse, elle prend possession de lui.
Part de son échine. Lui sangle le torse. L'enserre.

C'est de le chaleur qu'on lui insuffle cette fois...
Remet la machinerie en route.


Sur son cou, une nouvelle pression. Soyeuse et parfumée.

Il abaisse pour la première fois ses yeux. Difficilement.


'Oui'.

C'est elle.
Qui offre son feu.
Le garde au chaud...

Elle qui susurre à son oreille.
Sa voix, douce et envoûtante, a réussi à un imposer son tempo.
La syntaxe reprend ses droits.

-Ça va aller... je suis là.

Il répond à cette étreinte.


S'abandonne à elle.

Puis elle défait ses nombreuses courroies et tente d'initier un mouvement.
Docile roseau au vent, Éric se laisse guider.

-C'est bien.

Il se lève, se laisse emmener. Contente de le voir réagir et de pouvoir quitter la pièce avec lui.
Toujours en gardant un bras autour de ses épaule, je le guide vers la sortie.

-On y va. Je vais m'occuper de toi.

[direction le grand salon]