Plus tôt
Lester repoussa l'assiette de nourriture devant lui.
― Comment veulent-ils que je mange dans pareille situation !
Le regard de Sergueï se faisait fuyant. Il prit la main de son frère et la serra avec plus de force dans la sienne.
― Du homard, quand même...
― Je ne peux pas manger tout en te voyant pleurer...
― Excuse-moi.
Le scientifique baissa à nouveau les yeux. Il fouilla dans sa poche et en sortit un mouchoir déjà humide. Il tentait sans succès de sécher ses orbites rougies.
Le RIST, pour sa première exécution en son sein, avait gratifié Lester d'une cellule de luxe. La pièce était d'un blanc lumineux, bien meublée. Les draps sentaient même le jasmin ! Le personnel avait eu la gentillesse, un peu plus tôt dans la journée, de lui demander s'il voulait écouter de la musique ou lire un livre. Durant vingt-quatre heures, Lester était le roi ; il pouvait ordonner. Pour la drogue de synthèse, il attendrait que Sergueï soit parti. Il ne voulait pas entamer sa lucidité pour le moment ; il en aurait encore besoin pour profiter de leurs dernières minutes ensemble.
― Il faut que tu me promettes quelque chose, murmura alors le condamné.
Sergueï renifla sans aucune discrétion.
― Ne t'inquiètes pas, je veillerai sur elle comme sur la prunelle de mes yeux, naturellement.
Lester se leva et se posa derrière son ami, enserrant puissamment ses épaules. Il avait déjà tant pleuré qu'il lui était impossible désormais de produire la moindre larme supplémentaire.
― Non, ce n'est pas ça. Enfin, je... S'il te plait, je t'en supplie, ne viens pas à mon exécution. Ce serait trop dur pour nous deux. Quand on te raccompagnera à la maison, prends des somnifères, et reste-y jusqu'à demain. Ou alors va la voir, et attendez ensemble. Mais ne viens pas, c'est tout ce que je te demande.
La voix de Lester n'était plus qu'un miaulement déchirant. Il savait qu'il réussirait à rester fort tant qu'il ne verrait pas son frère dans la mêlée. Mourir devant deux cents inconnus ne le dérangeait pas, mais devant Sergueï, c'était autre chose. Il se sentait déjà suffisamment coupable de l'abandonner face aux difficultés. Depuis toujours, ils avaient prévu de mourir ensemble. Lester aurait préféré mourir en homme libre, et non en terroriste.
― Promets-le moi ! le pria-t-il.
Sergueï ne put prononcer le moindre mot. Lester réitéra sa demande.
― Écoute, bredouilla le scientifique, je ne peux pas. Savoir que tu es en train de... et ne pas pouvoir être là... Je vais devenir fou !
Les mains du cobaye se crispèrent sur ses épaules. Il serra tant et si fort que le massage se transforma en torture.
― Tu me fais mal, se plaignit Sergueï.
Lester diminua la pression sur la nuque de son ami, se retira, et vint s'asseoir sur le lit. La pendule accompagnait leur silence de ses tictacs rythmiques. Les hommes étaient incapables de faire face l'un à l'autre.
― Il nous reste un quart d'heure à peine, constata Sergueï.
Il se sentait de plus en plus mal. Le temps s'effilait avec la même indifférence depuis les prémices de l'humanité. En ce monde, ils n'étaient que trois à compatir à leur malheur, peut-être quatre. Trois contre mille, c'est bien peu.
Sergueï se leva et rejoignit son ami, sans bruit. Il se pressa contre son flanc, savourant l'odeur musquée qui s'élevait de son compagnon. Toujours sans le moindre mot, il posa une main sur sa hanche. Il la caressait avec de plus en plus de fougue, comme s'il voulait imprimer le souvenir de cette peau jusqu'au plus profond de ses cellules. Lester laissa sa tête choir contre la chevelure de son ami. Il avait crû qu'il ne pleurerait plus, mais ses glandes lacrymales avaient repris du service. Ses cils balayèrent un nouveau torrent jusque sur ses joues. Il pleuvait au-dessus du scientifique.
― Il y a tant que j'aimerais te dire, commença celui-ci. On s'est toujours connu. En fait, je ne crois toujours pas que... ce qu'il va se passer. Je n'arrive même pas à l'imaginer. Je t'aime tu sais...
― Arrêtes, tu me fais peur ! Ça me rappelle que...
Ses mots se perdirent dans le hoquet d'un sanglot. Brisé par l'émotion, et surtout par l'angoisse, il ne parvenait plus à contenir ses larmes.
― Tu vas aussi me faire pleurer ! gémit Sergueï en essuyant ses yeux. Ça me fait mal de te voir dans cet état. Si au moins je pouvais faire quelque chose...
― Mais il n'y a plus rien à faire ! Je suis perdu. C'est pour cela que tu dois te concentrer sur l'enfant. Dans le fond, son arrivée est déjà un miracle, et c'est le plus important. Est-ce que tu m'en veux toujours ?
Il prit fébrilement la main que lui tendait son ami.
― Bien sûr que non ! Je ne t'en ai jamais vraiment voulu ; c'était après moi-même que j'étais en colère. Lester, je t'en prie, calme-toi...
― Ma vie va se terminer, et qu'est-ce qu'il va rester de moi, de mon passage sur Terre ? Rien, je n'ai rien fait ! Ah, si tu savais Sergueï comme j'ai peur. Je suis mort de peur. J'ai si peur que j'aimerais qu'on m'abrège maintenant, tout de suite. La peur est en train de me rendre dingue !
Le rythme cardiaque du condamné s'était envolé, et ses poumons suivaient le mouvement. Noyé au milieu de l'hyperventilation, il peinait à ne pas succomber à la panique. Ses orbites roulaient en tout sens. Une fine pellicule de sueur humectait son front.
― Tu resteras avec moi ?
Pourtant Lester connaissait les règles. Il savait que Sergueï ne pourrait pas lui tenir la main jusqu'au bout. Dans cinq minutes, les geôliers le ferait partir. Mais il se prit à croire que non. Sa bouche s'activait sans daigner prendre note des avis de son cerveau. Il était redevenu un enfant naïf et espérant.
― Oui, bien sûr, le rassura Sergueï, je serais quand même là.
Il caressait ses cheveux et l'embrassa. Cela ne le calma toujours pas.
― Sergueï, l'heure tourne. Je t'en prie, serre-moi le plus fort possible. La douleur me fait du bien. Elle m'anesthésie. Serre-moi encore plus fort.
Comment l'homme aurait-il pu ne pas lui obéir ? Chaque parcelle de sa peau qui n'était pas en contact avec celle de son compagnon le brûlait. Chacune de ses cellules le suppliait de l'attirer à lui. Il défit sa chemise tandis que Lester faisait de même. Le besoin était inassouvissable tellement il les élançaient. Ils se pressèrent l'un l'autre jusqu'à ce que l'air leur manque, imprimant dans la chair du voisin la trace de leurs ongles. Lester saignait Sergueï à blanc, mais celui-ci ne se plaignait pas. Lorsque la paix des endomorphines les prit, une douce chaleur émanait de leurs dos à vifs, striés de griffures. Ils se sentaient plus sereins.
― Une dernière fois, le pria le condamné en attardant ses doigts sur son ventre.
Sergueï tiqua quelques secondes, ne sachant s'il réussirait à le contenter dans pareille situation. Finalement, ses doigts défirent d'eux-même sa ceinture, machinalement. Ils répétèrent ces gestes qu'ils avaient si souvent partagé. La gène ne pouvait pas les atteindre, même en se sachant observés. Peu leur importait, là n'était pas l'essentiel. L'essentiel serait de profiter jusqu'à la dernière seconde, jusqu'à cet orgasme qui jamais ne viendrait.