Enjeux majeurs

Je relis pour la vingt-cinquième fois l'e-mail qui vient de me parvenir.

Sad Nigharc ! Soi-même en personne !

Bon, on se calme, Nola. Il n'y aura qu'à poser la main sur sa nuque et pouf, pouf, "je ne peux rien pour vous", le laïus habituel avec les progénitures d'Automates.

Ouais. Sauf qu'il a été implanté et dépucé, le fils à pap'. Il a encore assez de circuits intégrés et de traumatismes dans la tête pour faire pâlir l'Orthodoxe lambda.

Alors quoi ? Soit ta carrière décolle, soit ce sera une séance inutile de plus. Il est où, le problème ?

1) Je n'ai pas envie d'avoir à me jeter par la fenêtre / d'avoir à recourir aux services de Deidre une fois de plus.

2) Je n'ai pas envie d'aider un Automate. D'accord, j'ai une petite bombe dans ma tête qui leur assure ma complète obéissance. Ou pas. J'ai encore les opinions que je veux...

Que ferait Deidre ? Elle sauterait sur l'occasion sans état d'âme, bien sûr. Deidre, elle aurait la certitude de l'avoir dans sa poche, l'Automate, au bout d'une séance ou deux. Ça change la donne. Moi, j'ai appris à mes dépens (et à ceux de mes clients) que faire disparaître la tristesse ne rend pas forcément heureux. J'ai vraiment un pouvoir qui sert à rien...

Je m'administre un coup de pied aux fesses (imaginaire) et entreprends de répondre à l'e-mail par une proposition de rendez-vous. Arrête de te poser tant de questions, et fais ton boulot, Nola. Et puis va danser, après. Ça calmera tes élans politiques.

Une séance chez une Valkyrie, on pourrait presque dire "encore" mais pas tout à fait. Sur la cinquantaine de rendez-vous pris chez ces dames du plaisir, Sad en avait annulé plus de quarante. L'idée ne lui plait pas vraiment, et bien souvent elles veulent juste le garder comme client régulier, il le sent rien qu'à leur réponse. C'est bien simple: si c'est possible il annule en prétextant l'emploi du temps surchargé d'un PDG. Mais parfois Henry ne lui laisse pas le choix, et le jeune homme se retrouve contraint de partir à la recherche du plaisir.

Là où les gens trouveraient qu'un homme qui se plaint de partir vers le plaisir est un homme cocasse, Sad est fataliste: Son cerveau est cassé et ne peut lui faire ressentir aucune émotion positive, comme s'il y avait un court-circuit.
Mais son pessimisme ne l'empêche pas d'être poli, aussi s'est il habillé proprement et est il à l'heure. Il a aussi essayé de rester sobre pour ne pas intimider la malheureuse qui devra s'occuper de lui: Un costume deux pièces noir et son chapeau fétiche, pas de froufrous inutiles, ce n'est de toute façon pas son genre.

C'est Henry qui a tout arrangé. Sad ne connait que le pseudonyme de la valkyrie, le lieu et l'heure de rendez-vous. Il n'a pas de photo, ce qui est peu pratique mais d'un autre côté il semble que cela se passe à son cabinet donc il n'y a à priori aucun problème.
Il semble être venu seul, la présence de gardes du corps le déprime encore plus alors il vaut mieux qu'ils se cachent même s'il sait qu'ils ne sont pas loin.

Il sonne à la porte, et attend. Avec un peu de chance elle parviendra à lui faire oublier sa tristesse.

J'ouvre avec mon doux sourire et m'efface devant lui.

Bonjour, monsieur Nigharc. Je suis Nola. Entrez, mettez-vous à l'aise.

Est-ce qu'ils ont conscience qu'on leur ressort des phrases répétées ad nauseam ? Que nos séances suivent des étapes désespérément prévisibles (pour nous) et que la spontanéité ici est soit une exception, soit un jeu d'actrice ?

Arrêêêêêête de te poser des questions, Nola...

Je le rejoins au milieu des coussins de mon salon et l'invite à se servir à boire. Il est très réservé, il n'a pas envie d'être là. Bon, j'ai l'habitude.

Plutôt beau garçon, par ailleurs. Nola, bon sang, on s'en fout ! Concentre-toi !

Il est plein de désespoir à en déborder, ça se voit tout de suite. On dirait vraiment qu'il a encore son implant : rien, personne ne semble pouvoir lui donner de la joie. Je n'ai jamais vu ça chez un Automate, mais je ne sais pas si cette entorse à la routine me plaît beaucoup...

Monsieur Nigharc, il me semble que je comprends pourquoi on vous a adressé à moi. Je suis capable d'absorber la tristesse, d'en soulager les autres. Dites-moi si vous voulez que je le fasse pour vous.

Elle aussi est polie, et la pièce n'est pas désagréable ce qui est en soi le meilleur compliment que Sad pourrait lui faire. Ne voulant pas vexer la jeune femme il se tait, après tout cela ne doit pas être facile pour elle non plus.

Elle se propose de le soulager de sa tristesse, c'est un pouvoir bien intéressant qu'elle a là. Il y a fort à parier que cela ne soit pas définitif, mais cela lui permettrait de faire une petite pause. Cependant quelque chose le gène dans la manière dont cela lui est proposé.
"Si vous voulez que je le fasse"... Ainsi les gens de l'extérieur ignorent vraiment ce qu'est réellement sa vie, ils ignorent son absence de choix. Etrange un PDG qui ne peut presque rien décider, alors il change la présentation des choses:
Option A, il accepte le marché et se retrouve libéré de sa tristesse. Les bénéfices engrangés seront une augmentation du "bien-être" et les coûts supplémentaires sont nuls. Le seul risque prévisible est un engagement à long terme, qui obligerait le jeune cadre à renouveler le contrat tous les X mois.
Option B, il refuse le marché et rentre chez lui. Cela produira une perte fixe non renouvelée mais n'engage à rien.
Option C...

Il relève la tête et la regarde dans les yeux. Elle est belle, il peut le dire objectivement et cela ne le perturbe même pas. Elle ne s'attend probablement pas à ça, mais elle n'avait qu'à pas le déstabiliser et le forcer à réfléchir en PDG.

Et vous, que voudriez vous faire ?

Option C, élargir les possibilités d'offres. Ca donne l'illusion d'éviter l'immobilisme.

Moi de toute façon il y a peu de chances que je sorte d'ici le sourire aux lèvres. Si vous pensez que cela sera utile, pourquoi pas. Mais s'il y a autre chose et que cela vous siérait mieux, pourquoi ne pas le faire ?

Oh bah tiens, quelle surprise. Répondre à une question par une autre, renvoyer la balle pour ne plus être le sujet de la conversation, quelle stratégie originale... On ne me l'avait jamais faite. Je suis Valkyrie depuis que j'ai seize ans, tu crois que je vais me laisser déstabiliser comme ça ?

Mon sourire est toujours doux et calme.

Il ne s'agit pas de moi ici, vous le savez bien.

Bon, il a dit "pourquoi pas", après tout. Je me déplace pour aller m'asseoir à côté de lui et doucement, je lui enlève son chapeau.

Ça ne fera pas mal.

Je ferme les yeux et ausculte son système nerveux, sans le toucher. Effectivement, il n'a pas de puce, mais c'est tout comme. Son cervelet est massacré... Le chirurgien devait tenir une sacrée biture, quand il a opéré. Je me demande s'ils l'ont laissé vivre après ça.

Il a aussi des circuits intégrés plein la moelle épinière. Je ne vais pas demander à quoi ils servent... Je risquerais de l'apprendre.

Bon, allez, courage, Nola.
Je touche sa nuque et tente de contrôler le flux. Il y a quelque chose qui ne se passe pas comme d'habitude... Il faut dire que je n'ai jamais exercé mon pouvoir sur un dépucé. Vite, j'éloigne ma main. Pour mon moral, c'est trop tard, je le retrouverai au fin fond de mes chaussettes, en fouillant bien. Pour le sien, hé, beau boulot, Valkyrie. Cette fois, le flux est passé dans les deux sens. Une bonne partie de mon peu de bonne humeur et de joie de vivre a émigré chez lui en quelques secondes.

Heureusement qu'il y a des mouchoirs, sur la table basse. Je crois que je vais encore ruiner mon maquillage...

Il ne s'agit en effet pas d'elle mais de Sad. Mais, et si Sad avait voulu autre chose ? Il ne désire rien, mais il pourrait ! Ce n'est pas vexant ni même blessant, mais ça reste un peu dérangeant, comme une sensation de fausse liberté, juste une sensation.

Par contre, le chapeau... Ne pouvait-elle pas le laisser ? Il se sent presque nu désormais, comment fera-t-il pour cacher son regard plein de tristesse et de lassitude lorsqu'il le jugera nécessaire ? Comment se protégera-t-il du monde qui l'entoure s'il ne peut plus faire l'autruche ?

Mais c'est déjà trop tard, elle est passée à l'étape suivante. C'est... bizarre. Si positif ni négatif, c'est totalement différent de subir une inspection ou d'affronter les regards interrogateur. Déjà parce qu'il ne peut pas la voir, ensuite parce qu'il le sent. Car désormais elle a posé sa main sur lui, il en est conscient.
Là où elle touche il se passe quelque chose, quelque chose qui déstabilise un peu tout le reste. Ca bout comme l'eau dans casserole, ça s'agite et ça fait des vagues. Et puis d'un coup les vagues se rassemblent un tsunami, un tsunami étrange qui le fuit, qui s'échappe aussi vite que possible par la seule sortie existant: Nola.

C'est bizarre de se faire vider de ses émotions, surtout des comme ça. Ca soulage un peu, et là en plus ça ne crée pas de vide. Non, à la place il y a... comme un goût de déjà vu, une réminiscence de choses oubliées depuis bien longtemps. Son visage tire, plus vers le bas mais vers le haut. L'air qu'il expire est aussi clair que quand il entre dans ses poumons, et il a envie.
Envie de s'étirer, pour se détendre, alors il se lève et tend les bras au ciel. Ca craque un peu mais rien de douloureux.
Envie d'inspirer tout l'air vivifiant de la planète et de le garder en lui pour toujours. Alors il gonfle ses poumons au maximum et tient le plus longtemps possible avant de relâcher.
Envie de pleurer, ses yeux sont toujours humides. Mais les larmes sont légères et ruissellent doucement sur ses jours plutôt que d'aller directement s'écraser sur le sol.
Envie de remercier Nola, de la serrer dans ses bras et oh !

Elle, elle n'avait pas de porte de sortie pour ce courant négatif, donc elle a du tout garder et cela se voit un peu. C'est à ça qu'il ressemblait avant ?

*Dieu qu'une femme est plus jolie quand elle sourit.* pense-t-il. Il s'approche d'elle et pose un genou à terre pour qu'ils soient à la même hauteur.

Désolé.

Un autre automate aurait gardé son point de vue commercial, et aurait acheté les services de Nola pour les années à venir, mais Sad a appris une chose: Lorsque l'on triche on le paye un jour. Et là où lui peut être heureux, c'est la Valkyrie qui paye pour lui. Mais qui sait si, plus tard, ce n'est pas lui qui en souffrira ?
De la bonté autant que de l'égoïsme, cela sera probablement la dernière fois qu'ils feront ça.

Il tend sa main et la pose sur l'épaule de la jeune fille, en prenant soin de rester sur les vêtements pour éviter de recréer un "contact" qui permettrait l'échange.

La prochaine fois, peut être choisirez vous quelque chose qui vous plait.
Il rigole, c'est pas bien mais il trouve cela marrant. Ironique certes, mais marrant.

Vous... Cela n'est pas définitif ?
Ca serait bête quand même...

Dans l'état où je suis, tout m'est égal. J'ai juste envie de lui dire de FOUTRE LE CAMP et de me laisser me rouler en boule dans mon lit. Désolé ? Mouais, pas autant que moi.

Vous... Cela n'est pas définitif ?

Je ricane.

Non. Pour vous non plus d'ailleurs... Malheureusement.

Mais voilà une pensée consolante... Ce n'est pas définitif. Allez, Nola, on se bouscule, on est gentille avec le client et on fait ce qu'il faut pour aller mieux.

J'ai mon remède. Venez, si vous voulez.

Sans vérifier s'il me suit, je vais droit vers mon studio de danse, balance mes escarpins à l'entrée, allume un spot et m'oblige à quelques minutes d'échauffement à la barre avant de lancer la musique.

Sad est rassuré et déçu à la fois, leur état respectif n'est que passager. Il s'en doutait: Le bonheur qu'il ressent n'est pas le sien. Son cerveau ne produit toujours pas d'émotions positives, il ne fait que se nourrir de ce qu'a donné Nola.

C'est peut être temporaire, mais cela ne l'empêchera pas d'en profiter pour autant. Alors pour commencer il va voir ce que compte faire Nola pour se remonter le moral, avec un peu de chance il pourra aussi en profiter.
Il ne dit pas un mot pendant qu'elle s'échauffe, le blabla inutile n'est pas son genre à quelques exceptions près.

Ceci est... une salle de gym ? Il ne sait pas, il n'a jamais pratiqué cette activité. C'est... vide, et étrange. C'est relativement petit mais on le croirait grand tellement il y a de l'espace. Mais cela n'a pas la moindre importance.

Nola bouge son corps d'une bien étrange manière, en accord avec la musique ambiante. Pile poil le bon tempo et la bonne énergie, c'est comme si les sons étaient les fils d'un marionnettiste invisible qui ferait bouger la Valkyrie selon son bon vouloir.
Le tout donne une danse effectuée avec une grâce certaine. En y regardant bien certains mouvements semblent inhumains, la plupart des gens ne sont pas conscient qu'il est capable de bouger d'une telle manière. Sad n'avait jamais vu ça, c'est beau et envoûtant, il en oublierait presque sa propre présence.

Toute bonne chose a une fin, sauf le saucisson qui en a deux. Aussi Nola s'arrête t'elle de danser quand la musique s'envole. Lors des soirées automates, les gens ont l'habitude d'applaudir les Valkyries qui y font des prestations, c'est une sorte de remerciement. Et c'est ici la première fois depuis bien trop d'années que Sad applaudit sincèrement.

Vous êtes magnifique.

Il sourit et s'approche d'elle

J'espère que vous allez mieux. Croyez vous que je puisse, comme vous, me trouver un remède quand ça va mal ?

Elle n'arbore pas de sourire radieux et n'a pas les yeux qui pétillent de joie, mais elle semble déjà moins abattue qu'avant. Elle doit disposer d'une grande force intérieure pour faire ce travail.

J'esquisse un sourire sincère, mais encore convalescent, avant de poser la main sur la sienne.

Sad... Vous êtes un cas particulier. Peut-être que le peu de joie que j'ai insufflé en vous suffira pour inverser la tendance... Mais, franchement, j'en doute. Je souhaite sincèrement me tromper. Même si le contraire signifierait pour moi un juteux contrat à vie.

J'ai remarqué le léger mouvement de recul qu'il a eu quand j'ai touché sa main, et précise :

Mon pouvoir ne s'exerce que si je touche certaines parties très précises du corps de l'autre. Le haut du crâne, la nuque, la colonne vertébrale, et c'est tout. Ce qui se rapproche du système nerveux central, en fait.

J'ajoute avec un sourire en coin :

Vous pourriez même m'embrasser, que ça ne me ferait rien. Enfin, si. Mais votre chagrin ne s'écoulerait pas en moi.

Ah, il est loin, Nola, le temps du "Je ne fais pas dans les services sexuels" !
De quoi je me mêle, l'autre ? C'est pas un service sexuel, c'est une invite. Nuance.