La foulée des moutons.

Je ne compte pas mes pas quand je marche, et je pense que peu de gens le font.
C'est vite lassant de compter.

- Jusqu'où le plus patient et concentré peut-il aller?

J'en sais rien moi. Centaines, peut-être milliers, mais l'esprit toujours, finit par se lasser. Peut-être que l'implant y change quelque chose, laissant les hommes indéfiniment compter leurs foulées, l'esprit n'étant plus détourné de sa mission sans but par une quelconque source d'amusement, d'étonnement, d’intérêt, de déception, par aucune de ces pensées qui dominent l'esprit en toutes circonstances. La puanteur de la bouffe, des égouts et de la pisse; le bruits des automobiles et ces bribes de conversations, sans intérêt, jamais, saisies malgré tout; les clochards qui crèvent au caniveau; les automates qui nous regardent de haut. Le cul des jolies filles...

Mais même sans calculer, je sais qu'il y en a eu beaucoup depuis mon réveil. Sans pouvoir compter ses pas, il est convenu de donner des approximations des distances parcourues dans une unité connue de tous: Kilomètres, heures de marche, degrés de douleur aux pieds - même si cette dernière est contestable.
J'ai donc du marcher quelques kilomètres, en quelques heures. Et j'ai mal aux pieds.

En marchant dans les rues d'ici, je préfère compter les moutons. C'est plus facile, ils sont partout. On en voit passer de toutes les couleurs, des blancs, des noirs, des bruns, des blonds et parfois même quelques roux. J'en choisis un au hasard, je le suis. J'ai passé ma nuit - ou plutôt la nuit, je la possède tellement mal - à faire ça. C'est le meilleur moyen de se retrouver nul-part quand on ne sait pas où aller. Mais chaque trajet se ressemble. Le mouton marche, rentre chez lui. Un autre sort, marche, consomme, rentre chez lui. etcétéra etcétéra. J'ai pendant un moment, je ne saurai dire combien, je n'ai pas la notion du temps, tourné autours des bâtiments gris de la zone de sommeil. Puis peu à peu, je m'en suis éloigné. J'ai du parcourir plusieurs fois les même rues, tourner en rond - plutôt en carré, en patté d'immeubles - sans jamais me sentir perdu, puisque je ne vais nul part de précis.

- Tu as faim, tu le sais! me gronde mon estomac dans un grognement.

Oui je le sais, mais je verrai plus tard. Tout de suite, le hasard m'apporte ses fruits. Fini les immeubles mornes, j'ai quitté le dédale gris. Je ne sais pas quand je lui ai échappé, mais j'en suis sorti, comme inconsciemment attiré par ce mastodonte de verre dressé devant moi. Je n'ose pas entrer. Je reste à ses pieds, bouche bée et un air sans doute remarquablement idiot sur le visage.

Au bout de vingt minutes à triturer tous les boutons et branchements, je donne un grand coup du plat de la main sur ma console com. Ça ne la répare pas miraculeusement, mais au moins, ça défoule.

Ça me soûle prodigieusement. D'habitude, je fais mes courses en ligne, et je suis livrée à domicile. La foule des galeries marchandes, merci, très peu pour moi. De toute façon, je déteste sortir. Mon appartement de la Ruche, ma loge du Palace, l'Opéra, et le court trajet entre les trois, je me limite à ça, et ça me convient très bien.

On dirait qu'aujourd'hui, il va falloir que je me fasse violence. D'abord pour aller chercher un réparateur, hé oui, je ne peux pas en appeler un... Ensuite pour regarnir mon frigo, qui est vide comme une cervelle d'Automate.

Pfff. Journée pourrie d'avance. J'enfile au hasard une de mes innombrables robes noires, une de mes innombrables paires d'escarpins noirs, attrape mon sac et claque la porte de mon studio. Ça aussi, ça défoule.

Je m'arrête à l'étage de Deidre : je voudrais lui demander si sa console est en rade aussi. Évidemment, elle n'est pas là. Depuis que monsieur Mots Bleus fait partie du tableau -- ah ! ah ! très bon, Nola -- on ne la voit plus beaucoup à la Ruche. Tant pis.

Je traverse le hall comme une bombe et percute de plein fouet un type planté juste devant l'entrée. On se cogne le front, et me voilà plus déprimée qu'en colère. Magnifique ! Il en est rempli, celui-là. Je devrais peut-être lui laisser ma carte...

Oh ! Pardon, fais-je au lieu de l'engueuler. C'est tout moi, ça. Excusez-moi de vivre...

Tout en me frottant le front, je le détaille. Beau mec, un peu marqué, mais ça lui va bien. Fringues, regard : ortho non implanté, a priori. Ou rebelle infiltré ? Eh bien, si c'est le cas, je lui souhaite bonne réussite. Qu'il fasse sauter la Ruche, pour ce que j'en ai à faire... Je ne suis pas dedans, et Deidre non plus.

Je l'ai vu arriver, débouler à toute vitesse hors de la tour. J'aurais pu esquisser un mouvement d'esquive, limiter la collision, la réduire à un entre-choc d'épaules anodin.
Mais j'étais incapable de bouger, et je me moquais bien qu'elle m'évite ou me piétine. Elle m'a heurté, brutalement. Nos front sont entrés en contact - rien de sensuelle, c'était même plutôt violent - mais au lieu de lui enjoindre assez froidement de faire plus attention à où elle marche, je lâche un sourire niais. Entre ça et mon air d'idiot qui attend qu'il pleuve des cacahouètes, je ne dois pas passer pour une lumière eux yeux de cette inconnue. Mais qu'importe, le contact était étrange. Ça a fait un peu mal, mais c'était plutôt agréable aussi. Comme si c'était la joie elle même - très diluée n'abusons rien - qui m'avait frappé. Pourtant, elle n'a pas l'air très souriante.
Ça dure un court instant, quelques secondes où elle se frotte le front en demandant pardon. J'aimerai en faire autant, avoir à défaut d'intelligent, au moins l'air poli, mais l'instant est déjà fini et je redeviens moi même, curieux mais méfiant, pas très engageant ni aimable:

- Merde, c'était quoi ça? Vous êtes quoi ?

Je ne peux pas m'empêcher d'éclater de rire. Malgré les larmes qui commencent à foutre en l'air mon rimmel, une fois de plus. Je fais payer ça au prix fort, normalement, et lui, il m'engueule.

Je suis une Valkyrie. Vous voyez la tour derrière moi ? Les Valkyries y habitent. Oh, et je vous ai enlevé un peu de tristesse en vous touchant la tête. Vraiment désolée.

Le sourire que je sens se dessiner sur mon visage indique clairement que je ne suis pas désolée du tout. Histoire de renvoyer la balle, j'ajoute :

Et vous, qu'est-ce que vous êtes ?

Je continue de me frotter le front. Je vais avoir une bosse, sûrement. Et lui aussi.

Je l'ai vexée je crois.

Une Valkyrie. Ce n'est donc pas un mythe. Première fois que j'en vois une, si si.
J'en sais juste ce qu'on m'en a raconté, mais je n'y croyais pas trop. Enlever de la tristesse en touchant l'autre, ceci explique cela, mais je reste septique.

- Et vous, qu'est-ce que vous êtes ?

Merde, euh...

- Je suis quelqu'un qui a faim... Et mal aux pieds. J'essaye de parler sur un ton plus doux, comme une excuse.
Un petit blanc. Elle se frotte encore le front, je devrais en faire autant mais je garde les mains dans les poches de mon manteau.
- Désolé, c'est la première fois que je rencontre quelqu'un comme vous. Je ne voulais pas vous faire de mal.

Faim et mal aux pieds. Hm, c'est un début.

Vous êtes très triste, aussi. Je l'ai senti.

Et il n'y a pas de mal. Juste au front.

J'arrête de masser ma bosse -- ce n'est pas comme ça qu'elle va disparaître, de toute façon -- et glisse mon bras sous le sien.

Il y a un restaurant juste au coin. J'ai faim, moi aussi. Pas mal aux pieds, mais ça ne va pas tarder, avec ces p... ces fichus talons aiguilles. Allez, venez, c'est moi qui régale.

Heu, je ne devais pas aller chercher un réparateur, moi ? Oh, on s'en fout. J'ai la journée devant moi.

- Il y a un restaurant juste au coin. J'ai faim, moi aussi. Pas mal aux pieds, mais ça ne va pas tarder, avec ces p... ces fichus talons aiguilles. Allez, venez, c'est moi qui régale.

Voila qu'elle m’emmène presque de force avec elle. Presque, car je ne suis pas en état de refuser de la nourriture gratuite. Et puis elle a pas l'air dangereuse, même pour une Valkyrie. Elle me ferait douter de ce qu'on m'a raconté sur eux.

Elle me traine d'un pas décidé vers le restaurant. Je ne sais pas trop quoi dire, j'ai encore du mal à retrouver mes esprits.
Devant la porte de l'établissement, je l'arrête un peu.

- Avant que vous ne m'offriez à manger, - et je vous en suis reconnaissant - je peux au vous demander votre nom ? j'aurai comme ça moins l'impression de me faire inviter par une parfaite inconnue.

C'est un détail sans grande importance au final, son nom, mais toute conversation doit bien débuter quelque part.

Ça a son charme, pourtant, de se faire inviter par de parfaites inconnues... Non ? Je m'appelle Nola, alors. Nola Darling. Oui, je sais, ça fait vraiment pseudo de Valkyrie, et pourtant, c'est le nom qu'on m'a collé à la naissance.

Arrête de parler, Nola... Tu es toujours très bavarde quand tu es nerveuse. Et pourquoi tu es nerveuse, d'abord ? Et pourquoi tu invites ce type au restaurant au lieu de vaquer à tes occupations, d'abord ? Ça te prend souvent ? Jamais, en effet.

J'ai dû rester trop longtemps immobile et silencieuse, alors je rougis, pour faire bonne mesure.

Heu... Et vous, vous avez un nom ?

Comme j'ai toujours mon bras sous le sien, je l'entraîne dans le restaurant. Où je n'ai jamais mis les pieds, mais que je connais de réputation. Un repaire de Valkyries, d'ailleurs j'en salue quatre avant qu'on nous désigne une table. Lui, il passera pour un de mes clients. Dans notre branche, ce n'est pas inhabituel d'emmener un Orthodoxe déguster de bons petits plats, après tout.

- Mon nom, euh... Fatras. c'est... le nom qu'on m'a collé à moi.

Elle rougit un peu, et toujours bras-dessus bras-dessous, nous passons la porte du restaurant, endroit manifestement assez chic et branché, à des années lumière du genre d'endroit où j'aurai pensé finir ma soirée. Elle salut quelques des ses connaissances, et j'essaye de me faire aussi discret que possible. Je n'ai pas ma place ici, j'ai à peine ma place dans cette ville, alors autant ne pas faire de vagues.

Un type, façon smoking nœud papillon, nous guide jusqu'à une table libre et nous confie à chacun un menu. Il me dévisage un peu - ce qui ne m'étonne pas vu le contraste entre moi et les autres clients - mais ne dit rien.


Je me cache derrière le menu grand ouvert et reste silencieux. Déchiffrer la carte - où se confondent des plats aux noms outrageusement érudits et longs - me demande déjà assez d'attention. Je finis par en choisir un au hasard, je referme le menu et sors de ma cachette.

C'est le moment de trouver quelque chose à dire...
Le temps commence à passer, je ne trouve pas. J'essaye toutes fois de ne pas paraitre trop anxieux.

Fatras.

"On" est un con.

C'est sorti tout seul. Mais je vais jamais pouvoir l'appeler comme ça, moi ! C'est pas un nom. Ou pas un nom d'ici. Je préférais encore Citronel, le prénom de la jeune Automate qui est venue me voir il n'y a pas si longtemps. Elle non plus, je n'arrivais pas à l'appeler.

A Novlangue, on donne un prénom et un nom de famille aux gens. Généralement à consonance anglo-saxonne, mais pas toujours. On a essayé les matricules, à un moment, mais c'était vraiment trop difficile à retenir. Et puis, "458-017-N, tu veux bien me passer le sel, s'il te plaît ?" ça faisait un peu rigoler à l'étranger. Alors tous les nés-en-cuve ont eu des noms comme ceux des Automates.

Fatr... Mon invité a l'air d'être assis sur une planche à clous. J'aurais peut-être dû l'emmener à Chinatown ? Là, c'est moi qui me serais sentie décalée. Ah, les menus. Il se cache derrière le sien, et je le laisse faire. Je pose le menton sur mon poing, et j'attends.

Il repose la carte, le silence se prolonge, son malaise aussi. J'aimerais bien pouvoir enlever l'anxiété, la peur, toutes les émotions négatives... Mais je ne peux pas.

Vous n'êtes pas de Novlangue, hein ?

J'ajoute aussitôt :

Ne vous sentez pas obligé de répondre. Le silence ne me dérange pas, pour commencer. Et puis... la plupart des Valkyries collectent des renseignements, pour le gouvernement, pour le NOD ou pour elles-mêmes. Je ne vous en voudrais pas de vous méfier.

Le serveur revient.

Je prendrai la sole grillée.

Le pingouin me lance un regard peu amène. Quoi ? J'aurais dû dire : le filet de sole grillé façon Belle Meunière accompagné de sa fondue de courgettes aux copeaux de coriandre ? Ah non, j'aurais dû commander entrée, plat, dessert, entremets, café, pousse-café, et une pipe tant qu'on y est. Je l'emmerde.

Et vous... ?

Non, "Fatras", ça ne veut pas sortir. "Mon chou" ? Trop familier. "Mon cher" ? Trop Marie-Chantal. "Machin" ? Et pourquoi pas "pauvre con", tant que tu y es, hein ?

Ça y est, je rigole toute seule. Pourvu qu'il ne croie pas que je me fous de sa gueule...

- Ne vous sentez pas obligé de répondre. Le silence ne me dérange pas, pour commencer. Et puis... la plupart des Valkyries collectent des renseignements, pour le gouvernement, pour le NOD ou pour elles-mêmes. Je ne vous en voudrais pas de vous méfier.

- Je n'ai pas peur d'être franc, même si vous êtes un... instrument du gouvernement.
Et pour être honnête, je crois que je suis... quelque peu amnésique. J'ai un trou de, manifestement, quelques années. Comme après une grosse cuite. Elle a du être énorme celle-ci. Je me suis réveillé il y a... quelques jours. J'essaye de retrouver mes repères dans cette ville, mais tout est encore flou, ça me revient petit à petit.

Je parle bas pour ne pas être entendu par d'autres qu'elle, lentement, précautionneusement.

- Si vous voulez - ou devez - prévenir les NOD, faites le. Ça remboursera le repas. dis-je, sur un ton beaucoup plus léger cette fois.

Le serveur revient prendre la commande, avec le même air - dédaigneux, hautain, supérieur - que tout à l'heure.

- Je prendrai la sole grillée.
Et vous....

Le serveur prend note puis se tourne vers moi.

J'hésite encore et elle, Nola donc, se met à pouffer de rire.
Je lance finalement au serveur, en même temps que sa carte des plats:

- Ce qui ce rapproche le plus d'un steak-frites.

- Hum... Le pavé de bœuf mariné aux trois poivres et pommes de terres à la provençale ?

- Exactement. Et pas la peine de nous faire de la lèche, vous n'aurez pas de pourboire de toutes façons.

Avant de partir, il m'offre son air le plus offusqué, que je lui fais signe de remballer d'un geste sans équivoque.

- Si ce sont mes manières qui vont font rire, autant vous donner de bonnes raisons de rire. Et si ce n'est pas ça, je suis désolé pour le serveur. Puis je rigole doucement à mon tour.

En voyant la tête du serveur, je pars carrément dans le fou rire. Impression d'avoir douze ans, comme souvent. Avec l'envie de faire chier les adultes. Je crois qu'ils vont se souvenir longtemps de notre visite, ici...

Une fois à peu près calmée, j'essuie une larme du bout du doigt -- une larme de rire, c'est assez rare chez moi pour la garder en flacon.

Non, je ne riais pas à cause de vos manières. Enfin, après, si. Mais au départ, c'était à cause de...

Votre nom à coucher dehors ? Quel tact, Nola.

... Des pensées bizarres que j'avais.

Voilà. Qu'il ronge cet os-là, et ça serait pas mal de changer de sujet, d'ailleurs...

Vous vous souvenez de... avant ? Avant votre black-out, je veux dire.

Le plus discrètement possible, j'envoie un petit coup de sonde dans son système nerveux. Jamais implanté, en effet. Une vague trace de traumatisme ancien, vieux de quelques années. Et alors, petite curieuse, qu'est-ce que tu as appris ? Qu'il ne ment pas ? Et quand bien même il mentirait, tu vas courir à la police de la pensée ? Jamais de la vie, on est d'accord.

Avant le grand trou de mémoire? Oui, je me rappelle vaguement de ma vie, mais j'hésite à lui raconter. C'est normal. Déjà, l'histoire est farfelue, un peu, et puis ici, ça pourrait me mettre en danger. Quoique diner avec une Valkyrie inconnue dans ma situation, c'est déjà prendre des risques.

Et puis après tout...

- Je... Je ne sais pas par où commencer. J'ai vu la date hier. D'après elle, j'ai 32 ans. Quand je suis né, on m'a appelé Ferdinand. Fatras c'était mon surnom, et je l'ai gardé quand je suis partis.
Je suis né dans un milieu où les gens ne sont pas implantés dés l'adolescence. Vous n'allez peut-être pas me croire, mais je suis né dans une famille d'automates. Oui... J'y ai grandi et vécu tout ce qu'un humain sans end-vice peut vivre. Des tas de choses donc... Et puis, vers 18 ans, je suis partis. J'étais jeune, j'avais de drôles d'idée dans la tête, mais j'en avais déjà trop vu. J'ai errer dans les bas fond de la ville pendant... je ne sais déjà plus bien, un an et demi ou deux. J'allais de squats en squats, j'ai fait des petites choses, des conneries mineures... Mes journées passaient à une vitesse folle, je me rappelle à peine de cette période. Et puis, plus rien. Le trou de mémoire. Et me voila...


En la racontant, je me rends compte que mon histoire est bien courte pour mon age. Il y a quelques jours, j'avais encore 20 ans. Me voila à 32, douze ans d'absence. j'ai vieillis je ne sais pas comment, peut-être mal, peut-être que je suis malgré moi devenu un vieux con. Je ne sais pas, en revenant de douze en d'oubli, on s'ignore soit même.

- Peut-être que la mémoire va me revenir. A moins que vous me dénonciez avant.
J'essaye de rire un peu pour m'assurer que je ne viens pas de foutre un blanc, mais ce qui sort de ma gorge n'est qu'un faible gloussement que j'étouffe vite, et j'ai peur que ça ne soit encore pire du coup.

Au bout de quelques phrases, je m'aperçois que ma mâchoire pend lamentablement, et je m'empresse de refermer la bouche. La surprise et la compassion se disputent la première place dans mes émotions, et une touche de cynisme Valkyrie me fait penser : il a bien gagné son déjeuner, déjà.

Il faut que je dise quelque chose, mais quoi ? Coup de chance, le sommelier arrive. Sans même regarder la carte qu'il me tend, ni quitter des yeux mon invité, je lâche :

Un Pessac-Léognan blanc pour moi et un Saint-Estèphe pour monsieur. Vos meilleures années, et en bouteille, pas au verre.

Il faut bien que ma formation en œnologie serve à quelque chose, de temps en temps.

De nouveaux seuls et hors de portée d'oreille. Une pensée étrange me vient, encore une que je ne pourrai pas exprimer à haute voix : malgré ses quelques rides, il est plus jeune que moi.

Dénoncer quoi, à qui ? De ce que vous me dites, vous n'avez rien fait de mal, ou pas grand-chose, et il y a prescription, non ?
De toute façon, il n'y a pas pire criminel qu'un NOD.

...
Moi aussi, je fais dans les déclarations compromettantes. Histoire de le mettre à l'aise, sans doute ? Il reste juste à espérer que le restaurant n'est pas truffé de micros.
Si c'est le cas, je n'aurai pas le temps de m'en rendre compte. Mon cerveau fera boum, et adieu Berthe.

Curiosité, encore.

Vous n'avez pas eu envie de... retourner dans votre famille ?

- Ma famille ? Non. Jamais eu d'affinité avec tout ces trucs de famille et ces histoires de sang de partagé. J'étais pas le première ado automate à faire une fugue. Mes parents m'ont un peu recherché, pas trop, ils devaient penser que je reviendrais par moi même en pleurant. Et puis, j'étais le vilain petit canard de la famille je crois.
Aujourd'hui je sais pas ce qu'il sont devenus. J'irai peut-être voir, ou peut-être pas. ça m'importe peu pour le moment.

Non, vraiment, en fait je ne vois pas pourquoi je chercherai à les revoir. C'est à peine si je veux savoir ce qu'il mes arrivé ces dernière années, alors eux...

Quand le vin est servi, j'y goute avec plaisir. Longtemps que je n'ai pas bu de bon vin. Celui là est délicieux je dois l'admettre, même pour moi qui n'aime pas le rouge.

- En tout cas, vous savez choisir le vin. Merci.
Je vous ai déjà beaucoup parlé de moi je trouve, vous n'avez pas votre petite histoire vous? Avec un... un don, tel que le votre, vous ne devez pas en manquer.

Je fronce le nez. Mon histoire est quand même beaucoup moins intéressante que la sienne.

Il n'y a pas grand-chose à raconter, de fait. J'ai été conçue pour être une Valkyrie, élevée et formée pour être une Valkyrie, et j'en suis une depuis maintenant cinq ans. J'ai donc suivi la voie tracée, contrairement à vous... mais ils ont des arguments très convaincants.

Quant à ce que vous appelez un "don"... J'aime bien l'appeler malédiction, quand je suis en mode "je m"apitoie sur mon sort". Ils fondaient de grands espoirs sur ce qu'ils m'avaient mis dans la tête, je crois que c'était assez expérimental. Peut-être que j'étais censé rendre heureux tous ceux que je touchais ? En tout cas, ça n'a pas été à la hauteur des espérances, ni pour eux, ni pour moi.

On m'envoie régulièrement de jeunes Automates en pleine crise d'adolescence, mais ils sont très rarement dépressifs. Les Orthodoxes, par contre... J'en empêche un bon nombre de se suicider. Mais je ne suis pas sûre que je leur rends vraiment service...

Je hausse les épaules. Nos plats sont déposés devant nous. Qu'est-ce que je peux être bavarde, c'est pas possible ! Et ça donne soif. Je fais tourner le pessac dans mon verre, en prends une gorgée.

Désolée. Je suis un peu rabat-joie. Effet secondaire. En réalité, tout va bien pour moi. Je suis première danseuse à l'Opéra, et j'adore ça.

Allez Nola, on fait risette ! Et on goûte la sole avant qu'elle refroidisse.

Je ne suis plus quoi dire. Son speech vient de ma la couper, et elle n'a pas tord dans tout ce qu'elle a dit. Elle n'est pas responsable de sa situation de Valkyrie, et même avec un don aussi ingrat que le sien - aspirer la tristesse des gens, je comprends qu'elle appelle ça "malédiction" - elle réussit à trouver la patience d'être danseuse et d'aimer ça.

- Et l'avenir ? Il y en a un dans cette vi(ll)e, où faut-il mieux essayer de fuir ?

C'était sorti comme ça, comme un réflexe pour que le silence ne reprenne pas le dessus. J'aurai voulu le ravaler juste après, mais ce genre de choses ne se font pas, surtout au restaurant, c'est trop impolie de ravaler les choses comme ça, les gens ont des principes.

Quelle excellente question...

Je dirais que si vous avez l'habitude de vivre à la dure, il vaut mieux essayer de quitter la ville. Il paraît qu'il y a...

Sottement, je me penche et chuchote. Réflexe inutile à chaque fois qu'on évoque le Safe Point.

... une sortie. Pas loin du sas officiel. Je n'en sais pas plus. Peut-être que les Insurgés pourraient vous aider.

Je me redresse, pique une bouchée dans mon assiette et envoie mon plus délicieux sourire au serveur qui passe.

L'avenir... Je crois que même les Automates n'en ont plus beaucoup, maintenant. Ils sont assis sur une poudrière. L'End-Vice coûte cher, le dôme a coûté très cher, alors il y a de moins en moins d'implantés. De moins en moins de moutons dociles.

Je lève mon verre à cette idée.

Bizarre d'attendre avec impatience une révolution qui me balaiera, hein ? Mais les barreaux de ma prison, ils ne sont pas autour de la ville, ils sont dans ma tête. Rien ne les abattra jamais. Alors, dansons, buvons, tant qu'il est encore temps. Et vous, sortez-vous de là, puisque vous le pouvez.