Et me revoilà entière, Mei McNamara encore, vingt-septième Orgienne dans l'ordre chronologique. J'arpente ces rues crasseuses avec un plaisir sans mélange, celui de sentir mes jambes neuves fonctionner sans à-coups.

Évidemment, Saline m'a passé le savon des grands jours. Évidemment, elle n'en a pas profité pour m'ajouter les petites améliorations techniques qui font tout le sel de notre vie. J'avais foiré dans les grandes largeurs, je ne le méritais pas. Elle a quand même remplacé mon processeur d'empathie, à l'origine de toute l'histoire, au fond. Ce qui est pratique, quand on est un cyborg, c'est qu'on peut toujours rejeter la faute sur une défaillance technique.

Et puis, elle a été très intéressée par ma découverte. Du sang lumineux, voilà qui pourrait nous être bien utile. Reste à comprendre comment ça fonctionne, et pour ça, il me faut retrouver la petite souris mutante, celle que j'ai bêtement laissée prendre le volant.

C'est dans ce secteur que j'ai le plus de chances de la retrouver : m'étonnerait qu'avec sa boule disco intégrée, elle évolue comme si de rien n'était parmi les Orthodoxes. Une Insurgée, finalement. Je vais même pouvoir me vanter de ma prise auprès de mon autre hiérarchie. Si je la retrouve.

Habillée de gris passe-partout, mes formes de rêve atténuées par un baggy et un sweat-shirt ample, j'ai rabattu la capuche au maximum sur mon visage, comme le ferait une mutante qui tenterait la discrétion. Bref, je ressemble à un bon millier d'individus ici.

Je feins de m'intéresser aux étals, tous capteurs en alerte. Je n'ai pas besoin de dormir, pas besoin de manger, et ma batterie est chargée à bloc. Si elle passe par ici dans le cours de la semaine à venir, je ne peux pas la rater.

Oh, finalement, elle n'était pas bien difficile à retrouver. Il n'a pas fallu deux minutes avant qu'une alerte ne s'affiche au coin de mon œil : taille, poids, signalement, main lumineuse, aucun doute, c'est la petite souris Sio.

Je m'avance prudemment. Elle est en train de réparer -- rectification : de détourner discrètement -- un transformateur. "J'ai pris le jus", a-t-elle dit : électricienne de métier, et encore maintenant, quoiqu'avec des objectifs un peu différents. Bien. J'ai de quoi négocier.

De ma voix la plus douce, je lui souffle :

Je ne dirai à personne que tu viens de détourner une partie du réseau vers les égouts, et en échange, tu ne diras à personne pour qui je travaille. On peut discuter sur cette base, petite souris ?

Je sursaute comme si j'avais été tazerisée, manquant du même coup nous transformer en tas tout fumants.

- Ouaaaap ! Ça ne va.... ... Oh merde.

Malgré les vêtements.... subtilement difféfents, aucun doute, c'est Elle. L'asiat que j'ai laissée se répandre au fond du taxi... Ceci dit, elle a l'air... plus qu'en forme. C'est bien ma veine. HAHAHA.
Je m'extirpe de mon transfo, la dévisage avec méfiance. Pourquoi elle me bute pas ? C'est une NOD, non ? Et je suis en train de faire un truc interdit. Très, même. Même au vu de l'endroit où on se trouve... Elle pourrait tenter le coup et s'en tirer sans casse. Ceci dit, maintenant que j'y réfléchis... C'était la grosse brute qui tenait à me tuer, pas elle. Bizarre...

- Discuter me pose rarement de problèmes... tant que ce n'est pas dans des endroits confinés.

Je m'appuie au transfo, croise les bras. Ma maudite curiosité me perdra.

- Donc, disons que je ne crie pas "à l'aide" pour le moment. ... Vous voulez quoi, au juste ? Ma méthode de conduite rapide ?

Oooh. De l'humour en situation de stress ? Elle s'est endurcie, la souris, et sans doute en partie grâce à moi. Elle fait plutôt penser à un lapin, maintenant. Un beau lapin de garenne, vif et plein de ressources, mais quand même une proie.

Je ris, parce que c'est drôle, et quand c'est drôle, on rit.

Tu ne te demandes pas comment je m'en suis sortie ? Et toi, ça va mieux ton bras ? Il avait l'air amoché, la dernière fois que je t'ai vue.

Bon, je passe au vif du sujet, ton acolyte ne va pas tarder à revenir avec les sandwiches. Comme tu t'en doutais peut-être déjà un peu, je ne travaille pas vraiment pour le NOD. C'est une couverture.

Je me retourne et soulève mon sweat, découvrant la petite trappe façon compartiment à piles qui me décore le dos.

Tu peux l'ouvrir, il ne va rien t'arriver, et à moi non plus. Sauf si tu essaies de détourner mon électricité vers les égouts, bien sûr.

Je la laisse regarder quelques secondes : non pas deux piles alcalines tête-bêche, comme dans les anciens jouets, mais mes intérieurs : magnifique entrelacs de câbles, de circuits intégrés et de tubes où circule un liquide de refroidissement d'un beau vert fluo. Saline a toujours eu le sens du spectacle. Sans oublier mon squelette en titane, dont on voit très bien les 8ème et 9ème vertèbres dorsales, par la trappe.

Je rabats mon sweat, lui fais face et lui ressers le n°10. Décidément, il m'est bien utile, celui-là.

Exactement. Une espèce de cyborg ultra-perfectionné, c'est un beau compliment d'ailleurs, merci beaucoup.
Nous ne sommes pas très nombreuses, mais enfin... Plusieurs. Toutes d'apparence féminine et toutes à faire bander les morts, notre créatrice l'a voulu ainsi. Nous nous tenons les coudes.

027, ton timing est nul : le gros bêta est en train de revenir avec les sandwiches, et tu n'as même pas encore parlé de ce que tu lui veux, à la lapine de garenne.

Soupir théâtral.

Ton gâte-sauce revient. Tu n'aurais pas une autre course à lui faire faire ?

Elle a trouvé vite et bien le moyen d'éloigner son, hum, assistant. Futée, la lapine, décidément.

Et... Vous avez... perdu personne, dernièrement ?

Je souris, le n°5, amusé.

Serait-il possible que tu sois tombée sur Oktane ? Un modèle défectueux. Et qui, en plus, avait reçu un choc sur la tête qui lui avait tout déréglé. Elle ne t'a pas posé trop de problèmes, j'espère ? Elle ne t'en posera plus.

Je peux savoir ce que vous me trouvez ? Je suis juste électricienne, moi. Je vois pas bien en quoi je peux vous être utile.

Nous voilà dans le vif du sujet. Je m'appuie contre le mur, désinvolte.

Nous tentons de nous perfectionner sans cesse. Ton sang lumineux nous intéresse, nous voudrions comprendre l'origine du phénomène, pour pouvoir le reproduire, s'en servir sur nos prochains modèles.
Tu dois être bien consciente que morte, tu ne nous servirais à rien. Nous avons besoin de te faire une prise de sang et quelques examens, sans danger, sans séquelle. Nous pouvons payer et... ce que nous savons l'une sur les autres devrait garantir notre silence réciproque.

J'ouvre les mains.

Alors ?

Votre collègue, elle saignait pas de façon conventionnelle, en tous cas.

Mon visage affiche une impassibilité de mannequin de vitrine pendant que mes processeurs croisent faits et déclarations. Je finis par asséner, d'un ton monocorde :

Tu viens de passer de 3 à 7 sur notre échelle de dangerosité. Heureuse ?

Je joins les sœurs quelques secondes, pour leur communiquer ce que je viens d'apprendre, plus les exigences de la demoiselle. En même temps, je lève une main, paume face à elle, pour lui demander un peu de patience.

La sentence tombe assez vite, prévisible :

Dis oui à tout et attire-la au QG.

Dont elle ne sortira pas vivante, mais ça, c'est implicite.

Je ne suis pas dans les secrets de la déesse. Ce qu'elle compte faire avec la formule d'un sang lumineux, je n'en sais rien, mais ça ne ressemblera probablement pas à ce que tu as toi.

Elles sont d'accord pour un échange. On verra sur place ce qui t'intéresse le plus : nous sommes à la pointe sur le matériel de détection, et la cybernétique, évidemment. Pour les armes, le NOD nous bat largement, mais nous avons accès à leurs stocks.

J'ajoute un sourire, le n°3, complice.

Tu me suis ?

- De 10... réponds-je distraitement, non sans enregistrer le nom de Liza, et la coller elle aussi sur le 7ème barreau, qui que ça puisse être.

M'arrange pas, cette histoire de délai. Elle pourrait réfléchir. J'examine un instant l'option consistant à la prendre sous mon bras et à partir avec au QG, mais j'y renonce pour les mêmes raisons que tout à l'heure : on est à la Paillade, et il suffirait qu'elle crie au NOD pour que je me fasse écharper. On a beau être fortes, contre quelques centaines d'enragés, on ne fait quand même pas le poids.

- Si vous voulez, il y a un p'tit bar tranquillou... Le "Murphy's", ça s'appelle. On pourrait se rejoindre là bas d'ici une paire d'heures, le temps que je finisse ça et que je me douche, et on y va ? ... Ça marche ?

J'éclate de rire.

- Le Murphy's, un terrain neutre ? Plutôt moins que plus, alors. C'est un peu comme si je te donnais rendez-vous à la Centrale, tu trouves pas ?
Dans la zone de sommeil, au croisement de la 3ème avenue et de la 8ème rue ? Ça, c'est neutre. Et on sera pas trop loin de là où je t'emmène.

Allez, à dans deux heures.

Je lui adresse un salut de la main et tourne les talons avant qu'elle me propose le Black-Out comme solution de remplacement.

Et si elle croit que je vais la lâcher d'ici deux heures... Une fois tourné le premier coin de rue, j'enlève mon sweat et le retourne. De gris, le voilà bleu marine. Ça devrait me rendre un peu moins repérable. Mêlée à la foule autour des étals, je garde mes distances (cinquante à cent mètres), mais ne la quitte pas des yeux ni des capteurs.

Hey, Sio, renvoie le pilier de bar ultime, j'ai nommé Kim Deale, installée à son tabouret préféré au comptoir, une pseudo-bière devant elle, un cigarillo au bec et l'air songeur.

Viens boire un truc, c'est pour moi.
Dis, je me ferais bien faire un tatouage. T'en penses quoi ?

Kim lève les yeux au ciel.

Un dauphin... Et pourquoi pas une licorne avec une crinière rose, tant que tu y es ?

Nan, j'verrais bien un truc sur tout le dos, avec plein de couleurs, genre yakuza !

Kim oublie complètement ses velléités esthétiques en percutant le début de la phrase :

Un rencart ? Ah ben c'est pas trop tôt ! C'est qui ? Il est mignon ?

Kim fronce un sourcil.

Une cyborg qui a l'air vraie et qui a des copines et qui veut ton sang fluo.

Et tu y vas ?

La question est posée avec un détachement total. C'est comme ça qu'elle fait le plus peur, Kim.

Kim tambourine du bout des doigts sur le comptoir, les sourcils plus froncés que jamais.

Mettons qu'elle ait besoin de toi vivante, elle a pas forcément intérêt à te faire mal ou peur. Surtout au milieu d'une foule.

En plus, si c'est une cyborg, elle va calculer rationnellement, tout ça. Le plaisir de faire mal, c'est plutôt humain, non ?

- Ben, du coup... Je fais quoi ? J'y vais et je -tente de- la buter ? J'y vais pas ? Sachant qu'elle m'a retrouvée et connait mon nom ? ... 'tain, j'ai pas de chance avec les asiats, moi.

- Asiats ? T'as pas de chance avec les cyborgs, tu veux dire. Non, parce que tu peux te faire la moitié de Chinatown quand tu veux, je suis bien placée pour le savoir, y z'arrêtent pas de me demander comment tu t'appelles et où t'habites et c'est quoi ton zéro-six. Bref.

Je rameute du monde, on te suit au rencart et on essaie de choper la miss, de la faire causer un peu. Si elle te ramène à ses copines, m'est avis que t'es cuite.

Ça te va comme plan ?

- Avec sa base de données ?... Avec ses copines, si ça se trouve. Putain, ils auraient pu penser à nous mettre le web dans la tête, les Automates, au lieu de nous coller des implants End-life.

Ouais, c'est chiant, c't'histoire de copines. Si on la chope, on va se retrouver avec toutes les autres sur le dos, et on sait pas combien elles sont. Et t'as dit qu'elle était sacrément teigneuse, la première.

Soupir.

Bon, on débarque en masse. On est tes gardes du corps. On reste en liaison avec quelqu'un dans le Black-Out, comme ça, si y a une embrouille, elles auront les insurgés à dos. Ça nous consolera pas, vu qu'on sera mortes, m'enfin bon.

Mieux, comme plan ?

Atteeeends, faut que je recrute.

Kim va d'abord parlementer un moment avec les adeptes du bras de fer, puis avec un type plus fluet dans le coin de la salle. Elle revient flanquée de deux mastards.

OK, Vin et Dwayne (geste du pouce vers les armoires) nous accompagnent, et Chip, là-bas, reste en liaison avec nous.

Spoiler:

Kim se colle une oreillette, fait deux trois "soundcheck" puis lève le pouce vers Chip avant de sortir.

Stresse pas, Sio, ça va bien se passer. Pas de ta faute si y a une petite armée de bombasses cyborg en ville.

Et vlà la petite troupe partie pour le quartier zombie.