J'ai remballé la pince coupante dans ma besace, et d'un grand coup de pied savamment étudié, j'ai envoyé valdinguer le grillage. Ça faisait un trou presque rond, assez grand pour me laisser passer moi, ma besace et mon étui. Juste ce qu'il me fallait: à ce jeu, là je devenais plutôt douée.

Il était vingt heures. Le bloc usines était déserts. Les horaires des patrouilles s’espaçaient. Même les NOD aiment prendre leur temps pour casser la croûte... Et boire un coup.
J'ai quand même vérifier que personne ne traînait ses guêtres dans les parages avant de m'élancer entre les pipelines, les citernes et les murs de béton.

Mon père, comme a son habitude, avait remis une couche de peinture partout, même sur le sol. Dans sa mégalomanie couleur ciel d'orage, il avait décliné le gris sous toute ses formes: gris souris, gris perle, gris tourterelle, gris anthracite, et j'en passe et des meilleurs. Son dernier petit caprice avait été de badigeonner la moitié de la ville dans une teinte gris de Payne que le citoyen lambda ne différenciait pas du gris ardoise.

J'ai poussé un soupir et j'ai jeté un coup d'oeil sur mon mur. Il n'avait pas été épargné mais le passage des navettes l'avait couvert d'une couche de poussière qui le rendait presque blanc. Pauvre Papounet s'il savait ça...


Il était temps de passer à l'action. La lumière déclinait et je connaissais trop peu le terrain pour avoir envie de m'y attarder à l'heure où tous les chats sont gris...
J'ai déroulé le pochoir et je l'ai fixé au mur. C'était un papier autocollant; le nec plus ultra du graffeur moderne. La bombe de peinture a fait un léger cliquetis lorsque je l'ai agitée. Et puis j'ai posé ma patte sur l'empire paternel.

J'ai à peine eu le temps de remballer mes affaires que déjà la patrouille rappliquait. Enfin c'est ce que j'ai cru. J'ai jeté un coup d'oeil à ma montre avant de déguerpir et de me planquer dans un recoin sombre. Punaise, vingt minutes pour lever le coude! Depuis quand les NOD ne sont plus des adeptes de la bibine entre collègues?!

Ils étaient deux. De ce que je voyais en tout cas. Le premier c'était un asiat'. Il s'était pris pour un samouraï des temps modernes... Ou un ninja peut-être. Tout en noir, avec sa panoplie complète de guerrier. J'ai ravalé un sourire; y avait quand même de quoi se foutre de sa gueule. Et surtout du regard qu'il a lancé à la cantonnade, genre: "Ramène ton cul enfoiré, j'vais te dézinguer la cervelle avec mon 9 millimètre".
Son pote lui avait l'air nettement plus... space. C'est ça qui m'a mis la puce à l'oreille. Il ressemblait en rien à un NOD, ou à un quelconque membre d'une quelconque milice. Je l'ai vu discuté avec l'autre. Le ninja n'avait manifestement pas l'air de comprendre deux mots de ce que lui disait son collègue. Et puis le type s'est mis à gueuler:
" Hé ! Revenez ! On vous veut pas de mal, on est des...
... des peintres aussi ! "

Nouvelle technique d'approche? Interpellation en douceur? Mensonge? Vérité?
J'ai tâté la poche arrière de mon jean. J'avais bien un pistolet. Mais c'était un jouet en plastique mauve que j'avais trouvé dans une poubelle avant d'arriver ici, qui lançait des billes en caoutchouc orange fluo, et dont je me demandais bien, maintenant, ce que j'allais faire.

Derrière moi, un grillage de près de deux mètres, en face, une autre impasse. La seule issue c'était l'allée principale, large et à découvert. Dans la ligne de mire du ninja.
Alors j'ai tenté le tout pour le tout, j'suis sortie de mon coin. Une main dans le dos, pour faire comme si j'allais dégainer (mon superbe pistolet rose) au moindre mouvement.

" Ah ouais? Un peintre? C'est vous qui le dites...

Et puis qu'est-ce que vous venez faire par ici? Avec un asiat' déguisé en ninja? C'est des habitudes de peintre ça? "

" Je vous crois.
Et je comprends l'utilité de l'asiat' déguisé en ninja parce que vous m'avez l'air du genre à croiser un NOD en uniforme et à lui dire que vous avez taggé la moitie des murs de cette ville, sans même vous en rendre compte... "

Rassurée, j'ai sorti la main de derrière mon dos après avoir pris soin de ranger le pistolet en plastique rose dans ma poche arrière; et je lui ai tendu.

" Vous êtes le premier peintre insurgé que je rencontre. Enfin le premier peintre tout court d'ailleurs. "

Je suis pas du genre à faire des compliments, je suis même plutôt avare à ce niveau là mais cette fois-ci j'étais soufflée. Le portrait était plus que flatteur à mon avis. Ça faisait un bout de temps que je ne m'étais pas regardée dans une glace et je n'avais pas tout de suite compris qu'il s'agissait de moi, mais le chapeau sur la tête, cette forme-là, ce galon-là et cet aspect vieux et usé... Y avait que le mien.

J'ai failli rougir, enfin non, j'ai rougi. Du coup je me suis mise à parler parce que c'est la meilleure des diversions et aussi parce que je n'avais plus eu de véritable discussion, c'est à dire avec quelqu'un dont le taux d'alcoolémie est inférieur à 0,5 grammes depuis presque un an. Depuis la mort de Greg en fait.

" Le portrait ça fait un peu vieux jeu.
Je dis pas que j'aime pas, au contraire! C'est juste que les portraitistes ou les gens qualifiés pour ce genre de peintures se font rares. Même chez les automates les plus narcissiques qui préfèrent le numérique, photoshop et ce genre d'outils de perfection... "