Qu’est-ce que je fais ici, à traîner dans les bas-quartiers des orthodoxes ? Enfin m’est avis qu’ici se trouvent plutôt les rebus de la société, les non implantés et les trafiquants en tout genre sous la coupe des Automates. Quel monde !

Heureusement c’est le matin, il fait pas trop moche et les rues sont claires, je n’ose imaginer traîner ici de nuit. Je marche vite, je suis pressée et je jette des regards en tout sens, m’assurant qu’on ne me suive pas. Je comprends vite qu’ils n’ont pas l’habitude de voir un Mentaliste dans les parages. Avec ma tenue stricte et mon voile, je ne passe pas inaperçue…

Oui bon, je me suis un peu perdue.  Je me perd vite, mais faut dire qu’on me donne rarement prétexte à quitter le Temple et ses abords. J’ai dû aller apporter un truc, un paquet à l’un de ces industriels anonymes qui marchent pour l’Assemblée.  Ordre d’un supérieur. Peut-être un pot-de vin ou je ne sais quoi. Je ne suis pas dans ce genre de confidences moi. Toujours est-il qu’au retour, j’ai dû me planter de chemin.

Ca y est, je suis définitivement foutue là ! Je ne reconnais rien, je vais d’une rue à une autre, à chaque fois pire que la précédente. Je finis par repérer un genre de plan mal fait, je m’arrête et j’essaie de m’y retrouver, le plus discrètement possible. Faudrait pas qu’on croie…

Soudain je vois un poivrot s’approcher…  il n’a pas l’air très net ! Je jette un nouveau coup d’œil à mon plan quand du coin de l’œil je le vois trébucher sur un pauvre gars allongé près d’un mur. C’est pathétique tout ça.
Sauf qu’au lieu de tomber, l’homme qui semble bien imbibé voir drogué lance son bras en avant pour chopper la manche de ma tunique. Beurk!
Je n’ai d’autre choix que de l’aider à se maintenir en le soutenant par le bras si je ne veux pas tomber avec lui.

Hagard, il lève les yeux, il y a quelque chose dans son regard.. Répugnant. Pire encore, il m’adresse la parole.
Outrée, je m’apprête à répliquer quand je remarque sa tenue. Ce n’est pas un type comme tout le monde, pas un simple paumé du coin. Son uniforme, sa hargne et sa façon de parler indiquent toute l’arrogance des petits soldats du NOD. Manquait plus que ça.

Regardez-moi ça ! Pire que le bas peuple!
Je ne vis que par la Loi, et je n’exècre rien de plus que ceux qui sont sensés la faire respecter mais qui se croient au-dessus d’elle.
Mon regard se fait méprisant, forte de la foi que j’ai en ma fonction.

Oui… tout ici par le bas se niveler. La petite demoiselle presque vous prendre pour un admirable policier… S’être trompée, visiblement.

Ma voix s’est teintée d’une légère ironie. Je ne parle peut-être pas tout à fait correctement et toujours à la troisième personne, mais j’ai un certain sens de la répartie.
De toute façon il n’est pas en état de me renseigner, si tant est qu’il en ai l’envie. Je m’écarte donc de lui et retourne à mon plan, sans toutefois trop le quitter des yeux. On est jamais trop prudent.

Il s'écroule au sol et le bruit que fait sa chute me fait presque sursauter, toute concentrée que je suis sur mon plan. je fronce les sourcils et comprend qu'il est plus mal en point que je ne le présumais.
Honteuse moi? Non! Enfin.. peut-être un léger sentiment de culpabilité à le voir ainsi se traîner par terre.Pourtant, il ne me semble pas plus avenant qu'avant.

Faut croire...

C'est sorti tout seul, même pas le temps de réfléchir. C'est la réponse à toutes ses questions!

Faut croire que la machine a dérapé, le jour où j'ai été créée, le mélange a pas bien pris et le défaut technique est apparu. Irrémédiable. Mais bon, faut croire que ça les a pas si gêné que ça, et que je suis quand même capable d'effectuer ma mission. Je suis toujours là.

Et enfin, faut croire que la charité, c'est un peu mon domaine aussi.
Après tout, le pardon est toujours accordé à qui revient dans le droit chemin non?
Mais lui le veut-il vraiment? Que veut-il faire au Magdelaine dont je ne connais que vaguement le nom? Sans doute pas y pioncer, même s'il en aurait besoin.
Je prend quelques secondes pour le détailler un peu plus, il fait plus vieux qu'il ne doit l'être en réalité, la vie a pas du l'épargner beaucoup. Mais qui épargne-t-elle vraiment?

Bref, au moins il connais le coin, au bout de la rue? ça devrait pas être insurmontable. Je me repérerais surement mieux depuis là bas.
Alors, je prends sur moi.
Un pas vers lui.
Une main tendue.
Et quelques mots, pour briser le silence.

Un peu tôt, pour dormir, non?

Un léger rictus sur mes lèvres. On va faire une belle paire, à déambuler comme ça dans la rue. Pour sûr, ça va faire jaser les orthodoxes et les insurgés au moins jusqu'au soir!

J'essaie de plaisanter et lui m'envoie encore des piques! Mais pourquoi attendre plus d'un NOD après tout? Je devrais m'y faire et vite. L'emmener vers la bas, retrouver mon chemin et me barrer au plus vite. Voilà ce que je vais faire!

Il agrippe ma main. Je tressaille. C'est que j'ai pas l'habitude moi.  Les contacts humains, vaut mieux éviter chez nous. Pas mal de Mentalistes ont des pouvoirs qui passent par le contact. C'est pas conseillé.
Je campe un peu sur mes jambes pour le tirer, donner une impulsion pour qu'il arrive à se relever. Enfin, au moins à se redresser quoi. Il a l'air d'avoir du mal. Vraiment, je ne sais pas ce qu'il a pris pour être dans un état pareil.

Et là le miracle. J'en resterai presque stupéfaite si j'avais le temps. Un mot gentil qui sors de sa bouche. Peut-être pas tout à fait sincère mais un mot sympa quand même. Tout n'est peut-être pas perdu pour lui.
C'est là que je remarque qu'il me regarde étrangement. Intensément même, comme s'il cherchait quelque chose. Nos regards se croisent...

Mal à l'aise, je détourne le visage. Et dans ses yeux, j'ai eu le temps moi aussi d'y lire quelque chose. Rien de précis, rien de clair, mais quelque chose d'un peu troublant. Et puis, je n'y ai lu aucune haine, rien de ce que je retrouve habituellement dans le regard de ceux de son engeance que je peux parfois croiser.

Pour donner le change, je fais mine d'être absorbée par la recherche de quelque chose dans la poche de ma tenue. Heureusement, j'ai toujours quelque chose d'utile sur moi. J'en sors un genre de barre protéiné, pas terrible au gout, mais efficace pour redonner un peu de force. Je lui fourre ça dans la main avant qu'il ne puisse refuser. Il en fera ce qu'il voudra.

Mange! Ca aider un peu à marcher. En route.

Je vois au loin l’hôtel dont il parle. A notre rythme, on va mettre un certain temps à y aller. Je soupire et commence à marcher, lentement pour qu'il arrive à suivre en s'appuyant à moitié sur moi.

Elle me nourrit ?
Elle me prend pour son toutou ?
Tu veux que je fasse ouaf aussi ?
Je peux le faire, mais après je te découpe en morceaux et je te jette aux chiens, ceux qui ont des dents de loups pas des canines d’humain.
Regarde les miennes, elles sont blanches et pas pourries, je pourrais sourire, mais j’ai pas envie de m’user en truc qui servent à rien.

J’en veux pas de ta barre
C’est pas ce genre de vitamines qui va m’aider
Mais, je prends l’intention pour ce qu’elle compte.

Je suis pas aimable et je suis méchant, mais la pitié je supporte pas, encore moins qu’on me refile des vitamines quand j’ai les os broyés par le manque. Si elle savait ce que ça fait, comment ça racle à l’intérieur du corps sous la peau dans chaque cellule, elle la boufferait elle-même sa barre.
Et puis merde, j’en ai rien à foutre, je la connais pas et j’ai pas envie de la connaitre.
Je suis même pas bon pour un cinq à sept, tu le vois pas ça, tu l’as pas lu dans mon regard ? Y a tout dedans, pas besoin d’un dico pour faire la traduction. Bienvenue dans mon égout.

D’ailleurs… pourquoi elle reste là ? Pourquoi elle m’aide ? Même moi je me donne pas envie de m’aider, alors elle, une Mentaliste en plus, toujours si haut perché sur leurs airs supérieurs.
Putain, ça me fait chier…
Je marche comme un petit vieux qu’en finit pas de crever, j’ai l’air d’avoir cent ans et sa pitié me fend le cœur d’artichaut.

C’est gentil de faire un bout de chemin en ma compagnie
J’ai pas l’air super frais
Ça casse un peu l’uniforme
Le mythe du NOD en prend un coup
Ça va ? Pas trop honte de se balader au bras de…

Qu’est-ce que je peux dire… une raclure ? Une merde ? Une putain de saloperie de dechets ?

Tu connais rien à l’envers du décor, toi…

Ça, je l’ai balancé sans réfléchir, la cervelle trop chavirée par une tonne d’éléphants roses, et je l’ai tutoyé.
C’est comme ça qu’on devient copain non ?
J’ai pas le respect de la robe, encore moins pour ces connards de Mentaliste.

Enfin… le bout de la rue, et à quai le Magdelaine. Je commence à respirer et à entrevoir une lueur d’espoir dans la flotte boueuse qui a envahie ma cervelle.
Merci mère Theresa, on est à bord, pousse-moi jusqu’à une table en attendant ce putain de dealer.


(la suite au Magdelaine)