En passant par Les miettes de pain de mon ami le rat..

Au bout du tunnel, j’ai vu l’eau en bas. En penchant la tête et j’ai eu un moment de vertige. J’aurai pu tomber. Il y a beaucoup d’eau et beaucoup de bruit.
C’est là que j’ai regardé mes chaussures avec un air triste, ou plutôt navré pour elles. On dirait que le sort s’acharne. Et je me surprends à les plaindre.
Ça vous étonne ? Pas moi, ces chaussures me supportent depuis longtemps, je les écrase sans cesse, et elles s’usent pour que mes pieds ne souffrent pas.
Alors, comment ne pas les plaindre ? Il faudrait ne pas avoir de cœur. Et le mien fait poum-poum quand je regarde le vide, et l’eau en bas noyé dans un brouillard blanc.
C’est là que je vais prendre mon envol et sauter, voler ? Je ne le saurai qu’après le grand saut.

Je regarde mes chaussures à nouveau. En recoiffant mes cheveux en vrac sur ma tête, j’ai une idée. Ça fait Tilt. Mais comme je suis seul, personne ne l’entend.
Je m’assois sur le bord, au-dessus de l’eau qui tombe en bas. Je défais mes lacets, mes chaussures, et je les attache entre eux, et je passe les lacets reliés autour de mon cou. Cette fois, elles seront épargnées, personne ne les écrasera.

Entre mes jambes, l’eau s’écoule pour s’échapper du tunnel. C’est là que je vais. Je m’échappe. Il est temps pour moi, de voir ce qu’il y a de l’autre côté du mur. Puisque de ce côté, il n’y a rien pour moi. Rien qui m’attend, rien qui me retient. Je n’ai pas ma place.
Je suis né sans avoir rien demandé, et quand j’ai dit mes premiers mots, je n’ai rien demandé non plus. Sauf quelques petites questions sur l’ordinaire du laboratoire et le fonctionnement des centrifugeuses. Et peut-être aussi sur le fonctionnement de la fusion froide. Et de quels composants sont fait le grand récipient où j’ai grandi. Mais c’est normal, c’était le placenta de maman. C’est important.
Sur le ventre de maman, il y avait mon nom gravé dans une plaque métallique : Jude tiré Z. J’ai déjà raconté cette histoire, mais on sait jamais. Certains oublient si vite ce qu’on est.
Je m’appelle Z, Jude tiré Z. Et je quitte cette cité qui n’est pas faite pour moi.

J’ai un peu le cœur serré. Ma gorge fait comme si quelque chose était coincé à l’intérieur. Et j’ai un peu froid. Mais il est temps maintenant.
Je me demande une dernière fois si j’oublie quelque chose. Avant le grand saut et puis l’autre côté du mur. Je creuse dans ma tête des chemins dans tous les sens, et je fouille chacun des tiroirs qui composent ma mémoire. Mais la plupart son déjà vides. La danseuse est partie et je ne pourrai pas remplir les tiroirs vides. Ma mémoire est perdue.
Au fond, c’est peut-être mieux ainsi, je ne souffrirai pas de l’absence. Puisque j’ai tout oublié. Tout ce qui comptait pour moi s’est effacé. Ou alors, je n’ai pas envie de me souvenir. Il y a des souvenirs qui font trop mal pour mériter qu’on s’en souvienne. Alors, je me tais.

Mais je pense à ma danseuse. Parce que son souvenir est rangé dans un tiroir. Et ça pique un peu les yeux.

C’est le moment. Je sais que c’est là qu’il faut aller. Les réponses ne sont pas du bon côté du mur. Et Je ne suis pas né au bon endroit.
Il faut que je saute, pas vrai ?
Et l’eau est froide en bas ?
On peut mourir d’avoir sauté dans l’eau avec ses chaussures à son cou ?
Et si je m’envolais ? Je n’ai pas d’aile…
C’est triste un avion sans aile.
Je suis pas un avion, et j’ai beaucoup trop de questions sans réponse. Alors…

Et Jude saute…
Plouf.