C'est pas le grand luxe, mais c'est une vraie cave, vouté et poussiéreuse, pleine de moisie et à température idéale pour faire vieillir les bons vins.

En quittant le hall, Charlie avait d’abord cru que Mad savait où il allait, qu’ils allaient enfin voir le jour, sortir, quitter cet endroit de malheur pour de bon. Retourner dans la vie, la vraie, celle des tasses de café brulantes et des horaires de dingues, où les hôtels ne semblaient pas tout droit sortis de mauvais polars, et les guides accompagnants d’un mélange d’Alice in Wonderland et la Foire des Ténèbres. L’autre n’avait toujours pas perdu son chapeau malgré les multiples péripéties et tremblements de terre, et ce seul état de fait donnait à Charlie l’impression d’avoir sauté dans le terrier du lapin à un instant d’inattention, et de s’user les ongles sur les murs sans parvenir à en sortir. La douleur donnait à Mad un regard fou. Elle n’arrivait pas vraiment à compatir.

Elle se laissa guider jusqu’au fond de la cave, asseoir entre deux tonneaux. Une cave, quelle grande idée. A croire que ça ne lui suffisait pas d’être enfermé, il valait mieux s’enterrer en prime. Elle n’émit pourtant aucune objection, ne pas prendre de décision, c’était facile. Elle ne voyait simplement pas ce qu’il avait en tête. Il y avait surement des rats, en plus. Les rats c’était bien dans les cages, avec des puces greffées au crâne pour les empêcher de mordre, comme les humains bien élevés de l’extérieur.

Assise au sol, la pierre était glacée, Mad avait l’air ailleurs, c’était le moment idéal pour s’en griller une, faire descendre la pression. Elle fouilla machinalement dans le sac à main qu’elle avait pris dans le dressing. Rien, que de la poussière ; évidemment qu’on ne distribuait pas des cigarettes à tout va comme cela. Elle toussa un peu. Génial. Plus loin le goutte-à-goutte incessant d’une plomberie mal entretenue lui tapait sur l’arrière du crâne. Elle ramena ses jambes nues vers elle, posa le menton sur les genoux.

- Et maintenant ?

Elle n’avait pas tenu longtemps avant d’ouvrir la bouche. Le silence de Mad, cette économie des mots l’irritait, comme si elle avait été un paquet gênant auquel il n’y a pas lieu d’expliquer le déroulement des choses. Elle n’était peut-être pas vraiment dégourdie, pas le coéquipier rêvé, certes. Mais ce n’était pas une raison pour la laisser dans le flou, d’autant qu’elle avait des arguments à faire valoir. Fou ce qu’on peut faire avec un mot aux bonnes personnes et un peu de fric. Encore fallait-il sortir de cette souricière.

- Vous êtes qui, au juste ? Vous comptez nous faire sortir d’ici un jour, ou quoi ?

Le ton avait des échos de cuillères en argent dans la bouche, et ça aurait pu prêter à rire, dans une autre situation.

Elle avala tout le discours d’une traite, comme la fumée, sans broncher malgré l’arrière-goût âcre et le piquant dans la gorge, puis pencha la tête sur le côté pour répondre doucement
:
- Alors c’est ça, la haine des têtes pensantes qu’on vous inculque. Je pensais que c’était exagéré, en fait, mais dans votre cas, c’est un travail de sape plutôt efficace.

Pure provocation. Il voulait du dédain, elle pouvait lui en donner. Quant à le détromper sur le portrait qu’il dressait, Charlie n’en avait pas l’intention. Qu’il la pense stupide, ça l’arrangeait.
Elle tira à nouveau une bouffée de tabac bon marché. Charlie n’avait pas vu la marque sur le paquet mais il y avait un monde entre les filtres délicats de d’habitude et le grossier bout de mégot qu’elle tenait entre les doigts. Trois grammes de goudron, un demi-luxe au pays des bouseux. Mad disposait d’un début de privilège de rien, pour pouvoir s’en payer. Un mentaliste ? Non, il manquait le côté fondu illuminé. Trop terre-à-terre.

Alors c’était forcément un militaire ; comment les appelait-il, déjà… un NOD. Elle secoua la main pour faire tomber la cendre, un peu trop fort, involontairement. Bordel. Inspirer. Il ne sait rien. Souffler. En guise de domestique, celui-ci lui donnait des sueurs froides. Elle allongea le dos, se grandissant un peu, et colla les deux omoplates au mur comme si elle avait voulu rentrer à l’intérieur.

- Mais j’oubliais. Vous comprenez la souffrance des petites gens. Vous voulez les sauver du méchant gouvernement. Bouh. Tirer dans le tas, les opérations de nettoyage, c’est de la clémence, j’imagine. Vous êtes magnani…

*BZZZOINNNNNNNG*

Elle s’arrêta net. Le bruit se propageait dans les murs en effritant le salpêtre qui y était accroché. Ca vibrait. Le son, immense, remplissait tout son crâne d’acouphènes. Elle eut la nette sensation de son centre de gravité qui se déplaçait et de la paroi qui se délitait derrière elle. Elle s’en écarta précipitamment ; des tonneaux craquèrent sur leurs attaches et allèrent s’exploser contre la porte.

Elle se tourna vers Mad pour lui dire quelque chose ; sa tête effectuait le mouvement comme au ralenti. Un flash, un grand entrepôt vide. Elle était seule. Elle leva une main qu’elle pensait trempée de vin, eut le temps de constater qu’elle était sèche. Un clignement de paupières et de nouveau la cave et la silhouette de Mad qui paraissait aussi sonné qu’elle. Un visage se superposa, ce n’était pas celui qu’elle attendait : une femme aux immenses yeux vert qui lui mangeaient toute la figure. Elle était certaine de l’avoir déjà vue. Mais où ?

Et puis tout revint à la normale, comme lorsqu’en avion, on repasse à une altitude plus supportable et que les oreilles décompressent. Charlie regardait toujours ses mains, colorées de pseudo grands crus répandus au sol par les vibrations. Elle n’arrivait pas à remettre précisément le doigt sur ce qui l’avait gênée mais quelque chose clochait. Les mains sèches il y a un instant… pourtant elle les avait mises dans les flaques de bordeau pour se relever…

- Mad, fit-elle après un petit temps de silence durant lequel elle entreprit d’essorer le bas de sa robe qui buvait littéralement le liquide sombre. Vous ne vous souvenez pas de comment vous êtes arrivé ici, n’est-ce pas ? Ni personne d’autre ?

Charlie se pencha pour récupérer le sac à main détrempé puis l’abandonna finalement à son sort, et s’adossa au mur en croisant bras et jambes. Le vin laissait des marques prune sur ses chevilles et ses mollets. Elle avait comme une intuition, quelque chose dont elle avait entendu parler il y a plusieurs mois déjà, des bruits de couloirs au labo ; en fait de vin, ça risquait de tourner aigre assez rapidement.