Assis sur mon banc, clope au bec, je regarde les gens qui passent.

Je suis un gosse moqueur, Féli me le disait tout le temps. Quand je vois ce type avec son gros tarin, il me suffit d’une pensée pour que son nez devienne une patate. Sur cette patate, j’y vais pousser des germes qui lui rentrent par les narines et les oreilles.

Hep m’sieur Patate ! T’as la frite aujourd’hui ?!

Il passe son chemin, l’air de rien. Son implant doit lui faire de la friture dans les oreilles. Heureusement, il y a cette vieille dame qui entre dans mon champ de vision. Le dos vouté, elle est toute biscornue, tordue par les fardeaux qu’elle a sans doute porté. Je ressens de la tristesse pour cette dame, pensant à tout ce qu’elle a pu endurer comme épreuve pour devenir ainsi. Mais je ne suis qu’un gosse moqueur, et mon imaginaire prend vite le dessus. Avec son dos courbé, et son grand châle noir posé sur ses épaules formant des ailes sur ses bras, je vois un oiseau préhistorique. Une taffe de fumée vient poser le décor. La vieille s’envole dans cet univers chaotique. Elle cherche sa proie, la vie de ses petits dinosaures dépendant de sa chasse du jour. Ça y est, elle fait des ronds dans le ciel, se préparant à fondre sur son objectif. Et paf, elle repart avec monsieur patate dans ses griffes.

Je me marre, seul sur mon banc, en regardant les gens qui passent.

Et lui là… Alors là, attention, c’est du sérieux. Tout de noir vêtu, il marche d’un pas décidé, raide comme un piquet, une mallette à la main. Il s’arrête et s’installe, sur le banc qui fait face au mien. Je finis ma clope et entame ma transformation.

Je ne suis plus un gosse, mais un espion à la solde d’une organisation super secrète. Le FLGR, Front de Libération des Gosses de Rue. La boss, c’est ma sister, ma Suzy. Moi, je suis le super espion super expérimenté, celui qui sert de modèle à tous les autres. La peur, connaît pas. J’aime le risque, parce que je suis… Nee. Marty, Nee. Et lui en face, c’est mon contact. La mallette qu’il tient fermement sur ses genoux contient de précieux renseignements, vitaux pour notre survie : des recettes de gâteaux au chocolat.

Je ne fonce pas sur lui tout de suite. Je l’observe, la tension monte. Il sort un mouchoir pour essuyer la goute de transpiration qui perle sur sa tempe. C’est un bleu, c’est évident. Il faut que j’agisse, avant que le stress ne lui fasse perdre ses moyens. D’un bond, je me lève de mon banc. La démarche assurée, je m’approche de lui, sans le regarder. Je m’assois à ses cotés, feintant de regarder ailleurs.

J’crois qu’t’as un truc pour moi mec. Le FLGR est reconnaissant de ton investissement, et saura te récompenser.

Maintenant, j’attends qu’il se lève et parte, me laissant la mallette pour que je la ramène au repaire. Ça y est. Je sens qu’il s’en va. J’attends un peu, nous devons rester discrets. Toujours sans me retourner, je tends la main pour chopper la poignée de la mallette. Peut être l’a-t-il laissé par terre…

Mais bordel ! C’est nul les adultes, ça sait pas jouer…

Sur mon nouveau banc, j’allume une nouvelle clope. Pour me remettre de mes émotions d’espion, et pour attendre que d’autres gens passent.



(si quelqu'un veut jouer un passant, échanger quelques mots ou jouer à un jeu avec le petit Marty...)

Hey ! Elle me veut quoi la grande ? Serait-elle tombée sous mon charme ? Ça s’comprend faut dire. Féli me le disait toujours : personne ne peut résister à ma gueule d’ange. C’est vrai que souvent, elle ajoutait qu’il fallait que je me taise pour que le charme continue d’agir. Et que surtout, surtout, je fasse rien. Et encore moins que j’essaie de sortir une phrase intelligente.

Bien l’bonjour gente damoiselle ! Alors quoi d’neuf ? On chasse le papillon ?

Chasser le papillon, mon activité favorite. En vrai, ça veut pas dire qu’on essaie de tuer un papillon, pas du tout. C’est simplement quand on ballade, par ci par là, et qu’on se retrouve dans un lieu qu’on connaît pas, où on n’avait pas prévu d’aller. C’est le papillon qui nous montre le chemin. En chassant le papillon, j’ai découvert des coins de la ville, j’vous raconte même pas. J’en ai fait mes repaires, de tous ces endroits. D’ailleurs faudra que j’aille y faire un tour, histoire de voir si ma Suzy ne m’y attend pas.

Mais pour l’instant, j’m’ennuie. Sauf que maintenant, j’ai une voisine de banc. P’t’être qu’elle veut jouer…

Tu veux une staff’ ?

Tout en lui tendant ma clope presque terminée, je fais des ronds avec la fumée. Si je savais, je ferais des cœurs, pour lui montrer que j’la trouve jolie, même si elle est un peu vieille.

Hé ! Tu sais faire ça ?

A la hâte, j’ôte une chaussure sans défaire mes lacets. Pas de chaussette entre le cuir et ma peau. Et là, après quelques secondes de concentration, l’orteil du milieu se relève alors que tous les autres restent pliés.

J’sais faire des doigts d’honneur avec les orteils. La classe hein ? On pourrait croire que ça sert à rien, mais c’est vachement utile au quotidien. Genre tu croises un gars qui cire les pompes du gouv’, il voudrait te filer un implant ou chais pas quoi pour que tu rentres dans le rang. Ben paf ! Un orteil d’honneur, et tu t’casses ! Et il a rien vu le con !!!

J’me marre. Faut dire que je l’ai faite plus d’une fois celle là. Pendant que j’enfile ma chaussure, toujours sans défaire les lacets, des échos de rire me secouent.

T’as envie d’jouer ?

Allez dis moi m’dame. Parce que j’m’ennuie moi, tout seul sur mon banc.

Il est marrant le gamin, il me plaît bien. J’ai bien fait d’aller m’asseoir à côté de lui parce que je croie qu’il va m’apprendre pas mal de choses.
Mais dis donc ! qu’est-ce qu’il cause quand même !
Un vrai moulin à paroles.
Alors moi je veux pas l’interrompre et je l’écoute en souriant parce qu’il me fait sourire ce bonhomme là. J’ai croisé mes mains sur mes genoux au début, bien sagement. Et puis, tout en continuant à parler, il me montre des trucs pas possible.
Tout d’abord il me tend sa clope après avoir fait des ronds de dingue.

Il est bien gentil mais j’en fais quoi moi ?

Je le regarde avec mes deux grands yeux amusés et rigole doucement. Et il continue à parler. Moi je regarde la cigarette d’un drôle d’œil. Et si ? … Et si j’essayais ?
Mais en fait non.
Tiens il me montre comment faire des doigts d’honneur-d’orteils-de-pied.
Whaaaou !
Alors là j’avoue qu’il est balèze le minot ! Moi j’en suis totalement incapable !!! Bon j’ai jamais essayé hein, c’est bien un truc qui m’a jamais traversé l’esprit, mais à parier que j’y arriverai pas.
Et puis il enchaîne sur autre chose. Direct !
Si je veux jouer ?
Alors cette question elle me plait bien !

Ah oui je veux bien jouer avec toi !

Pendant ce temps j’ai toujours sa clope en main. D’ailleurs elle commence méchamment à se consumer là. Bah oui ! tout le temps qu’il a causé ben je l’ai écouté et du coup ben y a pas eu une seule taffe de tirée. Alors pfiout ! ça part en fumée forcément.
Du coup je lui tends, parce que finalement je sais pas quoi en faire.

Tiens !

Chuis un mec, un vrai. Alors quand elle me rend mon mégot, même s'il a fini de cramer, je tire une dernière tafe. J'fume le filtre, chuis un déglingo. Même si putain qu'c'est dégueulasse! En plus ça brule les doigts... Si Suzy était là, elle se moquerait gentiment, et me ferait discrétos un bisou qui soigne. Mais à elle, j'ose pas lui demander. Faut dire que je ne sais pas trop...

J'l'aime bien cette nana. Elle me fait rire. C'est comme une petite sœur en grand format, qui rit de chacune de mes bêtises. Ensemble, on pourrait traverser le monde, jamais on ne s'ennuierait. Je lui apprendrais des tours de magie, des tours de passe passe. Elle finirait pas comprendre et connaitre mes blagues, tellement bien qu'on les raconterait à deux. On pourrait faire un duo de choc tous les deux. ça serait en avant la marade.

Mais en même temps, j'l'aime bien cette nana. Elle fait rougir mes joues. Si j'osais, j'raconterais ce qu'elle fait dans mon pantalon, mais Féli disait toujours qu'il faut garder pour soi ce qui se passe là d'dans au moins jusqu'à 20 ans... Faut dire qu'elle est belle, avec ses cheveux, ses yeux, ses mains et ses jambes. En fait, il ne lui manque rien. Même pas un doigt. Et elle n'a rien en plus non plus. C'est rare de nos jours.

Pis faut dire que j'l'aime bien cette nana, parce qu'elle me l'a dit, avec son regard, qu'on était ami. Et moi, ça faisait un bon moment que j'étais là, tout seul, à attendre Suzy, à espérer voir débarquer quelqu'un de la bande. Mais y'a plus personne dans le coin, j'ai l'impression. Ils sont tous partis, quelque part, ailleurs, loin, sans moi. Du coup, j'pourrais être ce qu'elle veut pour elle, pourvu qu'elle me reste à mes cotés, au moins un instant.

J'm'intitule Marty. Et toi, c'est quoi ton p'tit nom?

Fallait que j'enchaine, avant que mes yeux se mouillent. Alors j'ai lancé la conversation, chaque mot ponctué d'un clin d'œil ou d'une risette malicieuse.

Dis, tu connais quoi comme jeu? Tu connais la grande marelle? C'est quand on saute à cloche pied jusqu'à un endroit, en faisant la course, et le dernier qui arrive a un gage.

Fini le regard de chien battu, ou le sourire de crooneur. Me revoilà, Marty, poisson rouge émotionnel, dans un nouvel état de frénésie.