L'Entrée

Qu’importe l’ignorance ? Qu’importe l’oubli ? Qu’importe ?

Qu’importe l’inconnu quand on a les bruits, les images, les odeurs et l’envie ?

Qu’importe l’angoisse, quand on a la vie ?

Non, non, tout cela est faux.

Non, la vie ne compte pas. Seule compte l’information. La vie disparait, l’information reste. Chaque donnée résonne dans l’Univers, l’emplit et le complète. Chaque pensée étend la réalité. Chaque élan qu’elle provoque est une nouvelle boite de Pandore ouverte. Et n’est-ce pas là la nature même de toute chose ? Toujours tendre à se surpasser, par la violence et la destruction, et renaître toujours plus neuve de ses propres cendres ? Toujours essayer, tout ce qu’il est possible de faire ? Elan de puissance qui avance et broie tout sur son passage dans l’indifférence la plus suprême ? N’a-t-on, ne fait-on et ne fera-t-on jamais rien d’autre qu’ouvrir la boite de Pandore, encore et toujours ?

Toute chose balaye toujours l’ensemble du spectre des possibilités qui s’offrent à elle, et les explore toutes. Tout ce qui est possible se réalise toujours, toutes les erreurs sont accomplies, car seule l’erreur est créatrice. Seule l’erreur est création. Tout est pavé d’erreurs.

C’est là toute l’histoire de l’Univers, et de l’Homme, sa plus puissante créature, sa plus belle erreur. Religion, états, économie, science… tous sont organes qui ne palpitent qu’à la pensée d’asseoir toujours d’avantage leur pouvoir pour acquérir sans cesse d’avantage de puissance. Extension de l’Univers, d’un Univers pétri de puissance et d’indifférence, l’Homme n’est lui-même jamais fasciné que par ses propres capacités, et désir toujours plus, indifférent à ce qui l’entoure.

Cataclysmes après cataclysmes, l’Univers prédateur accouche de la vie prédatrice. Extinctions après extinctions, la vie accouche de l’Homme prédateur. Tragédies après tragédies, l’Homme accouche de la Société prédatrice. Sans cesse tout ne veut que grandir et se libérer de l’emprise de son créateur, et ce faisant, ne peut que dévorer sa propre coquille, l’environnement qui l’a vu naître, l’unique nourriture qui nous est à jamais accessible, pour prendre des forces, comme le parapet sur lequel il faut s’appuyer pour bondir au-dessus. Sans cesse, tout ne fait que se pousser à frôler la fin pour prendre un nouveau départ, sur des bases toujours plus solides. Depuis le premier frémissement, l’instant primordial, tout n’a plus jamais poussé qu’à se complexifier par explosions successives.

De l’Univers à la vie, de la matière à l’esprit, de l’Homme à ses sociétés, tous n’obéissent qu’à cette seule et unique loi. Et tout ce qui est trop faible pour engendrer de lui-même ne peut que servir de carburant à tout ce qui est fort pour lui permettre de s’épanouir et de créer. Tout ne cherche jamais qu’à se transcender.

L’Homme lui-même finira inévitablement par périr et céder sa place à plus intelligent, plus capable, plus autonome… plus puissant. C’est dans ce seul sens qu’il marche, de lui-même.

La loi du toujours plus fort. La réalité dans sa plus cruelle indifférence. La réponse à tout.

Chinatown ne fait pas exception.

Dès l’entrée, elle annonce la couleur. L’opulence vous agresse, vous somme à la grandeur. Pur symbole de noblesse, le lion se tient droit, fier, majestueux. Il n’est pas gardien, bien au contraire, il est émissaire. Il invite, inspire à l’imiter dans toute sa gloire et sa force. Tout dans son attitude, son port altier, vous ordonne : « dépasses-toi, ou écrases-toi. » Il vous attire, vous fascine, en même temps que sa présence vous comble de respect et de crainte, et vous passez déjà sous le porche grandiose qui se dresse haut et marque la frontière qui vous mène vers un autre monde, avant même de l’avoir décidé.

Aussitôt franchie, vous voilà submergé par le flux et le reflux de l’agitation des grands jours. La foule vous emporte et vous immerge dans un océan de saveurs, d’odeurs, de musiques et de bruits, de couleurs chaudes ou criardes, d’ombre et de lumière. Ici, un grill rôtit l’atmosphère qui danse au-dessus des braises, la chaleur vous étouffe, assèche votre gorge et votre cornée qui se mettent bientôt à tirer désagréablement. Là un nœud de circulation et vous voici coulé dans un mur de chaire moite qui palpite tout contre vous, et vous vous sentez comme digéré, fondu dans une masse informe, une bouillie humaine, le nez dans un pot-pourri aux relents de sueur et de cuirs chevelus mal entretenus. Partout les cris de marchands et d’enfants s’entremêlent en une cacophonie assourdissante qui semble décidée à en finir avec vos tympans, mue par une rage sans nom. Le souffle court, vous luttez en vain pour vous raccrocher quelque part, à quelque chose, peu importe à quoi, ou à qui, pour finir par abandonner, vous laisser porter en espérant vous retrouver bientôt vomi à l’écart.

Quand soudain, une détonation fantastique fait trembler la nuit. Pendant une fraction de seconde, tout semble se pétrifier autour de vous, un sursaut impalpable mais bien réel se propage instantanément à travers la foule compacte pour vous atteindre, votre cœur s’arrête. Alors, faisant brutalement surface, vous levez les yeux au ciel juste le temps d’apercevoir les étoiles se décrocher du firmament pour se précipiter sur vous comme une pluie dorée.

Transi d’effroi, vous hurlez en agitant deux pitoyables bras vers le déluge qui s’avance avant de comprendre que rien pas même vos larmes ne pourrons vous sauver la vie, que personne ne peut plus rien pour vous, que tout est fini. Un réflexe issu du fond des âges vous force alors à mettre ventre à terre, plaquer vos poings serrés sur votre front et vos genoux joints contre votre poitrine. Noyé dans un sentiment d’attente insoutenable, vous vous attendez à disparaître d’une seconde à l’autre, ici et maintenant, retourner à la poussière dans la même position qui vous à vu en sortir.

Une minute passe, peut-être deux. Lentement, la tension s’atténue d’elle-même. Lentement, la crainte prend le pas sur la terreur, l’incompréhension sur la crainte. Prudent, vous recommencez à percevoir le monde autour de vous. Comme un écho, un vacarme lointain vous revient, de plus en plus proche, et vous évoque la foule. Une odeur particulièrement étrange flotte sous vos narines, mélange de semelle usée et de poulet braisé. Le déplaisir vous fait grimacer. Enfin, tout le long de votre flanc gauche s’imprime la désagréable sensation d’être couché sur un sol froid et inégal. Alors, d’un coup, vous comprenez. Vous ouvrez les yeux.

Devant vous s’agitent indifférentes des dizaines de paires de pieds émergeant de dessous les bas d’autant de robes asiatiques de toutes les couleurs, la plupart richement brodées. Tigres et dragons défilent ainsi devant vos yeux ébahis, dessinant malgré eux mille scènes épiques avant de s’évanouir parmi une forêt de mollets glabres, tandis que vous n’osez pas encore remuer plus que vos paupières. Vous attendez, sans vraiment savoir ni quoi ni pourquoi. Peut-être que quelqu’un s’arrête, qu’une main se pose sur votre épaule, vous rassure. Peut-être que l’on vous montre du doigt, que l’on se moque de vous, ou peut-être seulement que l’on vous regarde, que l’on vous désigne du menton, ou du nez, ou juste des yeux. Peut-être… Peut-être.

Mais rien. Rien ne se passe. La foule glisse autour de vous comme le flot brisé d’une rivière, sans un regard, sans un mot, sans même une pensée. Et vous vous dites qu’à cet instant, si vous étiez ce que les autres font de vous, vous ne seriez rien. C’est votre existence toute entière qui se trouve remise en cause. Alors, lentement, vos poings se décrispent, vos doigts se tendent, et vous vous mettez à parcourir votre visage.

Votre peau est tiède, une température très agréable. Vous effleurez vos sourcils, et la sensation lisse et souple d’une rangée bien organisée de poils courts remonte le long de vos nerfs jusqu’à la surface de votre esprit. Vous continuez, descendez la courbe de vos orbites, délicatement, vous arrêtez pour palper vos globes oculaires à travers la fine et douce membrane de vos paupières, vous sautez jusqu’à votre nez pour toucher l’arrête dure et solide qui s’échappe de votre arcade pour s’élancer fougueusement devant vous. Arrivé à la pointe, vous tombez sur vos lèvres. Vous remarquez au passage que l’odeur de votre peau est subtile, presque insaisissable. Vous y êtes sans doute trop habitué. Vos lèvres sont comme elles l’ont toujours été, moelleuses, peut-être un peu sèche par endroits. Votre menton ne présente que peu d’intérêt tactile. Alors c’est à pleine main que vous saisissez vos joues, et vous tirez dessus, de plus en plus fort. Vos doigts glissent, inexorablement, précipités vers votre coup cou de leur propre fait.

Vous n’en pouvez plus, vous attrapez votre col, tirez un grand coup et, stupéfait, vous regardez fixement votre poitrine qui se gonflent, se rétracte, respiration après respiration. Vous êtes vivant, vous en êtes certain. Alors pourquoi ? Pourquoi personne ne fait-il attention à vous ? Pris de colère, vous vous sentez le besoin de vous relevez violement. Dans l’opération, vous ripez contre le sol, vous égratignant le poignet. La douleur vous énerve. La tête vous tourne un instant, vous chassez le vertige par une grimace agacée. Vous regardez autour de vous. Rien n’a changé. Les mêmes odeurs, le même chahut, les mêmes lumières, les mêmes gens… Sur la voûte nocturne, les mêmes constellations. Effaré, l’envie de crier vous prend. Une envie de crier très fort, à vous en rompre les os. Une envie de crier au monde que vous existez. Que tout ça n’est pas possible. Que rien ne peut tourner rond sans vous.

Mais vous n’en faites rien, retenu par une incertitude galopante, qui s’insinue jusque dans vos articulations comme une eau glacée, vous paralyse. Un accès de sueur froide vous submerge. Et vous vous posez la question… Et si, de fait, rien de tout ça n’était réel ? Si tout n’était ici que mensonge et faux-semblants, une vaste supercherie, une odieuse illusion ? Et pourtant toutes ces sensations, la douleur, très concrètes. Ca n’a pas de sens. Alors vous tentez de rassembler vos idées, interrogez votre mémoire, pour arriver à un constat terrifiant : vous ne gardez pas le moindre souvenir de la journée passée. Vous avez beau fouiller et fouiller, jusqu’à la frénésie, tout ce qu’y a pu se produire durant ce laps de temps, entre hier et maintenant, vous échappe tant et si bien que le vide en semble sans fond.

Paniqué, vous vous mettez à courir comme vous le pouvez, vous frayant un chemin à coups d’épaules et de coudes qui restent affreusement sans réponse. Vous retournez sur vos pas, avant de réaliser qu’ils se sont égarés, effacés par le passage de la masse écumante des habitants du quartier. Vous êtes perdu, perdu dans une rue comme une autre, au milieu asphyxiant de partout. A moitié désespéré, à moitié résigné, vous choisissez de continuer d’avancer, droit devant, en vous disant que vous ne pourrez que finir par tomber sur une sortie et vous extraire de cet endroit maudit. Alors vous reprenez la marche, d’un pas vif mais mal assuré.

Oui, peut-être. Peut-être feriez-vous cela, ou peut-être pas.

En tout cas, ce n’est pas ce que Jack fera.