La voiture de patrouille filait sur les rues grises qui se faufilaient tristement entre les grands immeubles beiges, tous semblables, parqués l'un à côté de l'autre, à l'infini semblait-il. Arto s'y sentait à l'aise. Une architecture simple, efficace, désagréable. Un lieu qui n'inspirait en rien aucun genre de plaisir quel qu'il soit.

Elle consulta le dossier du suspect sur son ordinateur d'intervention tandis que le Nod Gauthier conduisait la patrouilleuse vers leur objectif. L'immeuble 14-y-12, location 4-78. Il se gara sur l'espace réservé aux interventions et les deux agent sortirent du véhicule pour se diriger vers l'entrée. Arto aurait très bien pu s'occuper seule de cette vérification mais le règlement stipulait que deux agents devaient participer à ce type d’excursion, aussi, elle avait sommé le NOD Gauthier de l'accompagner. Même si elle n'était pas son supérieur, il avait obéi sans discuter. Un bon point pour lui. Jeune recrue, assez professionnel pour avoir su se faire oublier parmi la cohorte de ses semblables. Malheureusement, on ne pouvait en dire autant de toute l'équipe. Qu'avait-on à faire de ces stupides agents en mal de distinction ? Rien du tout. De la graine d'insurgé.

Le hall d'entré était minuscule et étouffant. Aucunement inspirant pour les traînards. Les agents enfilèrent par l'escalier jusqu'au 4em étage et atteignirent le déprimant couloir aux effluves d'eau de javel, pareil à cent mille autres, dans lequel on devinait une centaine de porte.

En passant devant la porte 4-12, Arto entendit s'élever des voix. Une dispute à ce qu'il semblait. La charge émotive qu'on pouvait deviner dans cet échange lui déplut. Indigne d'un bon citoyen. Elle fit signe à son collègue d'attendre et inscrit l'adresse sur son pad.

Location 14-Y-12. 4-12. Arthur Doane, matricule 122510-XT3-3420-660-ST. Emploi : Centre de recyclage. [détails] Arrestation : 18/15/2038. Souiller la voie publique [détails] Notes : 3 [détails]

Arto consulta les notes. Il avait sommeillé au travail, avait été soupçonné d'entretenir une amitié avec Gene Smith matricule 320673-XR4-3851-660 et plus grave, de posséder des fleurs. La chose n'avait cependant pu être prouvée. Arto nota rapidement le nouvel incident

Location 14-Y-12. 4-12. Perçoit bruit de dispute dans la location. Présence d'émotions. Pas d'intervention.

L'information s'enregistra dans la base de donnée du système et les notes au dossier s'élevèrent à 4. L'accumulation de ce type de petit détails menait parfois à des pistes intéressantes. D'ailleurs, celui-ci commençait à attirer l'attention, preuve qu'il importait de ne rien négliger.

Pour sa part, leur suspect actuel n'avait aucune arrestation ni note à son actif. Cela comptait mais ce n'était pas une preuve. Insurgés et rebelles savaient se faire discrets. Ils étaient dissimulés partout mais elle pouvait les sentir. Elle flairait leur souillure à 100 pieds et son museau sensible commençait à palpiter.

Les agents s'avancèrent jusqu'à la porte 4-78 et Arto cogna avec autorité.

- Force de l'ordre ! Ouvrez !

Édith Green avait passé la journée au travail et s'apprêtait à grignoter quelques biscuits protéinés avant de s’installer devant son écran pour regarder les infos. Sa routine était la même depuis toujours. Aucune surprise, rien d'inconvenant. Elle leva le biscuit pour en prendre une bouchée quand des coups furieux ébranlèrent la porte.

" Force de l'ordre. Ouvrez !"

Son cœur manqua un battement et elle échappa le biscuit. L'écran plat la dévisagea de toutes ses pixels. Bien sûr, un agent de la centrale observait ses moindres gestes par l'appareil qu'il était interdit de fermer, même la nuit. Elle avait connu un temps où on pouvait l'éteindre mais cette époque était révolue depuis longtemps.

Il devait probablement s'agir d'une vérification de routine ou encore, ils cherchaient des témoins. Ça lui était déjà arrivé quelque fois et chaque fois, elle avait scrupuleusement donné les informations qui pouvait s'avérer utile. Son devoir de citoyenne, tout simplement. Ce n'était certainement pas pour elle-même qu'on la dérangeait ainsi. Sa conscience était nette.

Elle se composa un visage impassible et s'empressa d'ouvrir la porte.

Devant elle, une femme blonde à l'air dur, accompagné par un homme brun d'au moins six pieds, la perçait de ses yeux gris.

Édith connaissait la chanson, aussi, avant que l'agent lui demande quoi que ce soit elle s'empressa de répondre d'une voix détachée.

- Édith Grenn. Matricule 296408-HT7-3962-660-CX.

Elle ne tenta aucune formule de politesse. Cela ne servirait qu'à reconnaître leur individualité et l'idéal était de n'en avoir aucune. Elle ne posa aucune question. La curiosité relevait d'un concept d'assouvissement relié au plaisir ; dans cette situation, au plaisir de ne plus ressentir d'incertitude. Elle n'en avait aucun droit. Elle ne les invita pas non plus à entrer. D'une part, elle n'avait pas à tenter de deviner leur intention et d'autre part, cela eut pu être perçu comme de la rébellion. Ils n'avaient besoin d'aucune permission. Ils avaient tous les droits dont celui d'entrer où ils voulaient.

Elle se poussa simplement pour laisser passer les visiteurs afin qu'ils puissent le faire si tel était leur choix.

Arto entra chez la vielle dame, suivie de son équipier.

Elle dépassa la suspecte afin de la tester. Celle-ci ne fit aucun mouvement. Arto attendit silencieuse. Green resta parfaitement stoïque, attendant sa décision. La NOD revint en arrière et ferma la porte.

Green aurait-elle esquissée un seul mouvement pour la fermer elle-même, cela aurait prouvé qu'elle se considérait encore chez-elle. Elle n'était plus chez-elle. Elle était sous l'entière autorité des agents qui désormais, la dominait en tout. Tout, du maintient de sa vie, jusqu'à la gestion de la porte.

Arto observa les lieux. Elle se trouvait dans une petite pièce aux murs blancs et nus. (teinte réglementaire no. 1327-A). La pièce fade ne contenait pratiquement rien. Évier inoxydable encastré dans le mur et au dessus, une armoire plastifiée beige. Table de plastique carré beige. Une chaise beige de même facture. Dans un coin, un lit à base plastique blanc. Matelas recouvert d'une couverture brune. Oreiller de mousse. Petit bureau blanc. La pièce suintait l'ennui et le conformisme. Au premier coup d’œil, tout semblait réglementaire.

Tandis que Green restait immobile, soumise et tranquille dans son coin. Elle fit signe à son acolyte de vérifier les planchers et les murs afin de s'assurer qu'aucune cachette secrète n'y était dissimulé. Elle-même se dirigea vers le lit. Elle arracha la couverture et vérifia les coutures avec soin puis elle pressa l'oreiller de mousse. Elle sentit quelque chose de dur à l'intérieur. Elle l'éventra immédiatement et découvrit une petite boule de mousse ferme qui, après vérification au laser, s'avéra être un simple défaut de fabrication. Elle investigua ensuite le matelas au laser et n'y découvrit rien de suspect.

Elle passa à la cuisine et ouvrit l'armoire. Deux verres et quelques enveloppes qu'elle vérifia. Publications gouvernementales, pile de facture (nourriture exclusivement) et papiers d'identité. Arto en avait déjà vu lors de sa formation mais depuis l'implantation de la puce d'identité, les papiers ne servaient plus à rien.

- Pourquoi conservez-vous ceci ? Demanda Arto sévèrement.

Ces papiers était clairement suspects. Garder de bons souvenirs n'était pas à proprement parler interdit mais conserver des articles pour leur valeur sentimentale ne vous rendrait certainement pas service le jour où vous subiriez un contrôle.

Dès qu'elle comprit que les agents allaient entrer, Édith se tassa contre le mur où elle demeura immobile. La femme s'immobilisa dans l'entrée puis ferma la porte. Édith n'était pas née de la dernière pluie. Elle savait que l'agente l'avait testé. En vain puisque Édith connaissait sa place. Elle observa l'agent brun fouiller le plancher et les murs avec son instrument au laser tandis que la femme réduisait son oreiller en charpie. Pas de chance, les oreillers n'étaient pas donnés. Elle en serait quitte pour rassembler les bouts de mousses dans une taie.

Édith n'avait vraiment rien à se reprocher mais cette femme la mettait mal à l'aise. Elle semblait décidé à trouver un indice. Tandis qu'elle attendait sagement sans faire un mouvement, s'interdisant de montrer quelque émotion que ce soit elle se demandait de quoi il pouvait s'agir. Un contrôle de routine ? Peut-être ... Quelqu'un l'avait-il dénoncé par vengeance ? Si oui, qui cela pouvait-il être ? Avait-elle nuit à quelqu'un ? La compagnie ne pouvant la licencier tentait-elle de la faire enfermer pour s'en débarrasser ? Allons, c'était ridicule ! La compagnie licenciait sans préavis qui bon lui semblait. Mais de quoi pouvait-il bien s'agir ? Un contrôle de routine ? ...

Inconsciemment Édith joignit les mains afin de les tordre nerveusement. Elle s'en rendit compte juste à temps et les replaça le long de son corps. Ne montrer aucune émotion, c'était le plus important.

La femme NOD explora ses factures et sortant du lot ses papiers d'identités lui demanda pourquoi elle les gardait en la fusillant du regard.

- Ne doit-on pas conserver ces documents ? Demanda Édith. Si c'est le cas, je n'en ai pas été informée sinon, je les aurait jeté ou fait parvenir aux autorités responsables. Répondit-elle en essayant de donner à sa voix une force qu'elle n'éprouvait pas.

C'était l'absolue vérité. Au moment où on lui avait implanté la puce, on lui avait dit de conserver les documents, ce qu'elle avait fait. Comme il n'y avait pas eu de rappel de dossier ou d'indication contraire, elle les avait gardé jusqu'à ce jour. Elle sentit une sourde angoisse se diffuser dans son abdomen. Elle savait que les NODs n'avaient rien à faire de votre innocence ou de votre culpabilité réelle. Un doute suffisait à vous envoyer au trou.

Arto tenta de se souvenir de ce qui avait été dit au sujet de ces pièces d'identités. Elle n'était pas certaine que ce soit légal.

Elle sortit son pad et tapa document d'identité papier. La base de donnée l'informa que les documents papiers n'étaient plus valides depuis belle lurette et que seule la puce avait cours légal. Rien au sujet de l'illégalité de tels documents par contre. Elle les embarqua tout de même afin de procéder à de plus amples vérifications à la centrale. Il était vrai que cette orthodoxe était assez vielle pour avoir assisté à la modernisation des documents.

Elle se dirigea donc vers la salle de bain et entreprit de vérifier le contenu des armoires. Rien. Son laser ne détecta aucune cachette secrète ni vide suspect derrière le miroir.

Elle revint dans la pièce principale. Son collègue ferma son laser. Rien non plus. Tout était parfaitement en ordre. Rien à dire.

- Matricule 296408-HT7-3962-660-CX, vous avez été dénoncée. Suivez nous immédiatement sans opposer de résistance, sans quoi vous serez abattue sur le champ. Dit Arto avec autorité.

Bien entendu, elle aurait pu l'embarquer tout de suite sans la faire assister à la fouille de son logis. Cependant, la réaction des suspects étaient toujours instructive. Celle-ci par exemple avait visiblement la conscience nette.

Elle se chargerait bientôt de la détromper.

Édith observa l'agente refermer son pad avec soulagement. Il semblait qu'il n'y avait pas de problèmes avec ces documents. Elle en était sûre ! Personne ne l'avait convoqué à ce sujet d'aucune façon. D'habitude, on vous envoyait un courriel, on annonçait à grand bruit sur les panneaux publicitaire de la ville que les citoyens devaient faire telle ou telle chose ou encore on l'indiquait au canal 312 dans les annonces gouvernementales aux citoyens.

Édith avait toujours été très à jour dans ce type d'annonce aussi, elle n'aurait pas pu manquer quelque chose d'aussi important qu'une convocation à se débarrasser de ces paperasses. Elle se calma quand elle vit l'agente se diriger vers la salle de bain.

Elle demeurait ici depuis 53 ans et la location avait été inspectée à son arrivée. Elle y avait veillé en formulant une plainte à la centrale au sujet d'une tuile mal jointe pouvant dissimuler une cachette. Finalement, ce n'était qu'une tuile vieillie que le concierge s'était empressé de remplacer. Cependant, l'appartement devenu suspect avait été fouillé au grand complet par une équipe spécialisée. Rien d'incriminant ne pourrait donc y être découvert.

Calme, elle attendit que les agents terminent leur inspection et s'en aille. La grande blonde sortit enfin de la salle de bain et marcha droit sur elle. Elle lui annonça qu'elle était aux arrêts, qu'elle avait été dénoncée et menaça même de abattre.

Édith se sentit tomber dans un trou noir. Elle se dit qu'elle faisait un mauvais rêve. DÉNONCÉE !? mais par qui grands Dieux ! Et pourquoi !? Impossible ...

Son vieux coeur se mit à batte à toute vitesse, l'adrénaline à courir dans ses veines peu accoutumées à pareil exercice, la sueur l’inonda des pieds à la tête et tout s'assombrit. Édith s'effondra inconsciente sur le plancher, la main crispée sur son coeur.