Quartier des Automates.
Club Select.
23h45.

L’ambiance commence à peine à s’éveiller dans le bar. Les corps de la jeunesse Automate de Novlangue commencent à se frôler sur la piste de danse. Collés serrés, alanguis, endiablés, les jeunes cadres en mal de loisirs et de plaisirs se retrouvent au Club Select pour partager des moments agréables sur la piste de danse lumineuse ou dans les canapés luxueux de la grande pièce enfumée. Les tabourets autour du comptoir sont déjà presque tous occupés et le barman est déjà bien affairé.
Seule à une petite table basse et ronde, Scarlett les regardait. Un geste subtil mais clair de sa part en direction de l’employé et déjà celui-ci lui préparait un cocktail translucide et alcoolisé, un Dirty Martini. En quelques secondes, le verre de forme triangulaire était face à la jeune femme et le serveur était déjà reparti derrière son comptoir où l’attendaient de jolies demoiselles dans un état très festif et joyeux. Les rires fusaient de leur direction et elles se trémoussaient en riant à gorge déployée, montrant à qui voulait, leurs dents blanches et étincelantes comme du cristal.

Scarlett prit son verre en main. Elle attrapa le petit pic qui transperçait une olive verte et mélangea nonchalamment l’olive dans le liquide transparent, puis porta les yeux à sa montre sertie de petits brillants.
23h45.
Mais que pouvait-il bien faire ?
Décidément il n’allait pas changer. C’était toujours la même chose avec lui. Encore une affaire qui traînait. Lui et son business …
Elle sourit.
Scarlett commençait à avoir l’habitude des "légers" retards de son ami. Elle avait la patience que lui n’avait pas.
Une gorgée de Martini.

Sur la piste, un homme se détachait des corps enfiévrés. Il était seul et dansait sans détacher ses yeux de ceux de Scarlett.
Une autre gorgée de Martini.
Son sourire s’élargit lentement. Ne pas donner trop d’indices tout de suite. Ne pas montrer trop d’intérêt. Ce soir elle jouera volontiers au chat et la souris. Mais elle ne portera pas le costume de la souris. Elle détourne vivement le regard et porte à nouveau le verre à ses lèvres.
Encore une gorgée.

Le cocktail était certes fort mais très rafraîchissant. Elle croisa les jambes et bascula un peu le bassin en arrière afin de s’adosser entièrement au fauteuil dans une position beaucoup plus confortable.
Encore un coup d’œil à sa montre.
Il ne devrait plus tarder maintenant.

Réunion, entrevue, voiture, embouteillage, course dans les couloirs, plaidoirie à l'assemblée, poignée de main, sourire forcé, réunion encore, évaluation, projet, construction, Phil courait dans tous les sens, enchaînant tâche sur tâche, il avait oublié que bâtir quelque chose nécessitait autant d'efforts.

Il se servit un verre de vin blanc dans le bar de sa voiture en repensant à sa semaine harassante. Il commença à gromeler et avala son verre d'une traite. Puis un deuxième, il alluma une cigarette et se remplit le troisième verre.
Il n'allait pas le boire, pas tout de suite, c'était juste pour le tenir tandis qu'il râlait de plus en plus.
Alors qu'il allait presque s'apitoyer sur son sort, une vague de chaleur lui explosa à la tête. Il n'avait rien avalé à midi et voila que son zèle de détente le rattrapait à toute vitesse.
Il éclata de rire en se vautra dans son fauteuil, mais de qui il se moquait ? Pauvre petit Phil Mason, il essaie de regagner ses entreprises, bouh hou. Allons ! Il était en haut de la pyramide, que vouloir de plus ?
De plus ce soir il allait mettre les affaires de côté pour la soirée. Il revoyait une vieille amie et allait lâcher du lest. Un grand coup, comme au bon vieux temps des 400 coups.
C'était la première fois qu'il se revoyait depuis la faille, ils s'étaient retrouvés grâce au liste établies par la ville, mais rien de plus. Est-ce qu'elle encaissait le coup de la faille ? En même temps, une scientifique, elle comprenait cela bien mieux que lui, sans aucun doute.
Il alluma la radio et augmenta le volume tout en chantant.

Un quart d'heure plus tard, la berline volante se posait sur la plateforme du club. Phil avala son troisième verre et sortit du véhicule. Il se dirigea vers l'établissement tout en sifflotant, sa tête tournait légèrement, il commençait à se désinhiber, tout se passait bien.
Il entra et chercha sa camarade tout en traversant la foule. Le temps de la trouver, il décocha cinq sourires enjôleurs, trois clin d'oeil et frôla quatre corps en passant. Il n'avait eu le temps de rien depuis quelques temps, se levant, travaillant, se couchant. Aucun apéro salvateur au rythme de la musique, allongé sur le canapé, pas de livre ni de grasse matinée et encore moins de nuit partagée. Ce soir, il allait rire, boire, danser, partager des commérages et autres histoires salaces.
On décroche le temps d'une soirée et demain armé d'aspirine on fera au mieux.

Une fois son excursion-repérage pour plus tard terminée et son amie trouvée, il se vautra sur la chaise lui étant destinée.

- Hey love ! lança-t-il. Désolé je suis en retard, je sais ça ne se fait pas, blablabla, je me rattraperai tout à l'heure, promis.

Il joignit ses mains et lui fit un regard de chien battu.

- On enchaîne sur la partie où on se marre ? S'il te plaît.

Il se leva et la prit dans bras.

- Je suis ravi de te voir ma grande, tu es toujours aussi belle.

HRP: Désolé pour l'accolade, mais vu qu'on se connait depuis longtemps et que Phil commence à être saoul, je me disais que je pouvais. J'enlève si tu veux.

Là-dessus aussi il n’avait pas changé. Toujours aussi exubérant et aussi jovial. Il avait traversé la salle bondée à la façon d’une star ou plutôt d’un homme politique en pleine campagne électorale. A coup de sourires et de mains serrées, il s’était frayé un chemin jusqu’à elle.
Déjà, lorsqu’ils étaient plus jeunes, il arrivait toujours à faire en sorte d’être le centre d’intérêt de la masse estudiantine. Scarlett, toujours un peu en retrait, était épatée de voir avec quelle aisance il pouvait s’exprimer en public. Les relations humaines c’était déjà son truc ! Elle, c’est plutôt l’inverse. Ne pas trop être mise en avant et toujours travailler en arrière plan.
Sûrement pour ça qu’ils s’entendaient si bien.

Après le passage dans la faille, si l’on peut appeler cela comme ça, elle avait tout de suite eu besoin de le retrouver. De savoir si, lui aussi, avait fait le saut dans le temps comme elle. Elle avait du faire des pieds et des mains pour avoir accès aux listings des gens revenus de 2040. La liste n’était pas si longue et elle fut soulagée de voir son nom parmi ceux de tant d’anonymes.
Phil Mason.
Son vieux pote. Son nom et prénom se détachant de tous les autres.

Le retrouver n’avait pas été facile car, en appelant sa ligne directe aux Entreprises Masons, il n’était pas au bout du fil comme à chaque fois qu’elle avait pu l’appeler par le passé. Rien qu’une secrétaire embouchée qui lui expliquait que Mr Mason ne faisait pas partie de la société.
Inconcevable car il en était le créateur !
Bref après moult appels auprès des gens hauts placés qu’elle connaissait, elle réussi enfin à le joindre et à lui raconter ses dernière péripéties pour le retrouver. Rendez-vous était donné ce soir autour d’un verre.
Retour au présent.

Hey Phi’ !
Heureuse de te revoir !

C’est d’une étreinte chaleureuse qu’il la salua. Étreinte partagée.
Au bout trois ou quatre secondes, elle se recula légèrement et le regarda d’un petit air mutin.

Dis donc, tu es bien conservé pour un gars de plus de cent vingt ans !

D’un geste des doigts elle tritura gentiment quelques cheveux du côté de sa tempe.

Pas un cheveu blanc !

Puis fit glisser son index vers ses joues.

Et pas une ride !
Enfin pas plus que la dernière fois que l’on s’est vus.

Elle se mit à rire gaiement, sûrement l’effet du Martini, et se rassis dans son fauteuil l’air détendu et guilleret, avant de prendre son verre et de le lever vers son ami pour trinquer.

Pas une ride ? Décidément Scarlett avait toujours le mot pour rire. Mais Phil avait l'habitude, déjà à la faculté ils n'arrêtaient pas de se chamailler et de s'envoyer des compliments ironiques. Et toutes les failles de l'univers ne pouvaient changer cela. Qui aime bien, châtie bien dit-on, et ces deux là s'appréciaient beaucoup.

Scarlett était certes la plus timide des deux, mais jamais elle n'avait rechigné à se lancer dans une aventure nocturne, un week-end de dernière minute ou encore l'élaboration de coup bas avec lui. Et heureusement qu'elle avait été là certaines fois, Phil aurait pu aller bien plus loin et s'attirer des ennuis, mais elle l'avait tempéré à chaque fois.
Il était l'amer, elle était le doux. L'impulsivité et la raison.

- C'est ça moques-toi ! ricana-t-il en s'asseyant.

Ils trinquèrent et Phil reprit :

- Tu sais ce qui est le plus énervant ? C'est qu'Henry, lui, a eu le droit à toute la connaissance du siècle dernier. Lui il passe la faille et il est comme chez lui ; moi je la passe et je me prend dix ans en plein visage. Et c'est même pas une métaphore ! Tout le reste a toujours trente-deux ans !

Il but une gorgée, et s'alluma une cigarette.

- Dis moi qu'il t'est arrivé quelque chose toi aussi, plaisanta-t-il. Et le boulot ? T'es où maintenant ? Et les amours ? Le cul ? Racontes-moi tout, je t'écoute !

Il prononça ces derniers mots en ouvrant théâtralement les bras et s'installa confortablement.

Elle ria légèrement à sa phrase faisant référence à son âge réel. Il n’a vraiment pas changé et ne risque pas de changer de sitôt.
Délicatement elle tourne toujours dans son verre avec son olive empalée au bout de la pique en bois. Elle le regarde allumer une clope et l’écoute poser ses questions à lui. Questions perso oblige !

Alors là mon p’tit Phi tu n’a pas idée à quel point ma vie sentimentale est …

Elle sortit la pique de son verre et porta l’olive à ses lèvres nonchalamment.

… déserte.

Elle mâcha l’olive en levant les yeux au ciel, puis éclata de rire.

Mon dieu ce que ma vie est d’une tristesse ces dernières semaines.
J’ai dû croiser plus d’Orthodoxes que de voitures volantes ! C’est te dire à quel point je … m’amuse.

En effet depuis son passage par la faille, la vie de la jeune femme se résumait à réimplanter les Orthodoxes et les Insurgés qui se sont fait attraper en masse. Pas d’amusement. Pas de détente. Et une migraine sourde qui menaçait à n’importe quel moment de lui exploser à la figure.
Mais ce soir elle se portait pour le mieux. Sûrement le fait de revoir son vieux pote sain et sauf. Et puis aucune migraine depuis le matin même, et ça c’était à marquer d’une pierre blanche.

Autour d’eux la musique changea lentement. Les boum-boums aseptisés et les lumières saccadées s’estompèrent pour faire place à une musique plus calme. Les hommes et les femmes présents sur le dance floor se prirent par le cou ou les hanches et les corps se reprochèrent plus intimement.
Tiens les quarts d’heure américains existent toujours pensa-t-elle.
A nouveau l’homme seul qui la regardait depuis le début fit son regard plus persistant sur elle. Elle le regarda du coin de l’œil. Sans un sourire. Elle n’était pas là pour lui ce soir. Il devait le comprendre. Plus tard peut être.
Alors elle s’approcha de Phil Mason quand les lumières se firent tamisées, histoire que le gars comprenne bien.

Elle chuchota à son ami.

Dis …
Tu croie que c’en est un ?

Elle sous entendais que cet homme devait sûrement appartenir à la caste de ceux qui sont payés pour donner le plaisir sous toutes les formes possibles.

Parce que depuis tout à l’heure il insiste très grossièrement.

Pas qu’il lui déplaise non. Mais il insistait vraiment beaucoup. Beaucoup trop à son goût. On n’est pas dans les bas-fonds ici. Un peu de retenue était quand même exigé.
Et puis si elle avait besoin de lui c'est elle qui irait vers lui et non l'inverse.

Plus d'Orthodoxes que de voitures volantes ? Phil se sentit terriblement désolé pour Scarlett, un sentiment d'empathie désagréable s'emparra de lui à la pensée d'une fréquentation trop soutenue avec ces misérables créatures. Il les considérait à peine comme des citoyens, du bétail assez intelligent pour obéir et consommer tout au plus. Il allait devoir mettre le paquet pour faire oublier tout cela à sa chère comparse.

Leur attention s'était désormais déporté sur un homme assis à quelques tables de là. Scarlett le soupçonnait d'être un Valkyrie, ce qui était fort possible, ils venaient souvent dénicher de nouveaux riches clients dans leurs terriers luxueux. En tout cas, il pouvait certainement en être, tout comme il pouvait simplement être un homme en quête d'aventure. Le regard mystérieux et insistant, un léger sourire carnassier, et surtout, rester un minimum dans l'ombre. Une parfaite application du manuel de la drague en milieu nocturne.
Scarlett s'était rapprocher de lui alors que la lumière s'était tamisée. Une vieille méthode pour éviter les intrus et les lourdeaux à la drague tenace. L'un comme l'autre, ils s'étaient couverts de nombreuses fois du temps de la faculté.

- Peut être, répondit-il. Ou alors un homme qui te trouve à son gout. L'un dans l'autre, ça pourrait te faire du bien de te faire courtiser. Mais seulement après avoir bu déraisonnablement bien entendu.

Il fit signe au barman de resservir une tournée et mima une bouteille afin qu'il la laisse sur table.

- On a de l'alcool, des cigarettes, de la musique et un inconnu sur lequel enquêter. Comme au bon vieux temps !

Il leva son verre et porta un toast :

- Scarlett, je suis ravi de te revoir et encore une fois, je sens qu'on va passer une soirée mémorable. Une petite danse après ?