Silence sur les ondes

Silence était arrivé à Wall Street sous couverture. Il était à la recherche d'Eliza Mâlik, directrice de Pyrrhus TV, la seule chaine d'information à Novlangue. Après avoir épluché les candidatures de quelques parias, il savait qu'un simple allié ne lui suffirait pas, il lui fallait une personne de confiance, mais influente. Une personne qui détenait le pouvoir, une personne capable de monter la population contre le gouvernement. Et quoi de mieux que la télévision, et par conséquent, qui de mieux que celle qui la programme ? Silence avait déjà suivit quelques reportages de la dame, et tout semblait indiquer que le gouvernement avait main basse sur ses programmes. Elle accueillait des automates, les pantins des dirigeants. Ces mêmes automates qui livrent des messages nauséabondes tant ils transpirent le manichéisme. Pourquoi aller la voir elle, dans ce cas ? Et bien, la télévision est un outil de manipulation passif et à long terme. C'est justement ce qu'il recherchait. Mais obtenir la collaboration d'une personne, c'était inutile sans la connaître. Et malgré les quelques échos qu'il avait eu d'Eliza, Silence n'en savait encore que trop peu. Quoi de mieux, dans ce cas, qu'une confrontation directe ? Mais, craignant les mauvaises surprises, il avait préparé son arrivée. Il était comme d'habitude classieux et sur son trente-et-un, la parfaite apparence d'un automate en somme. Personne ne pouvait le suspecter d'être un insurgé, puisqu'il se montrait à qui le voulait, charmant et souriant. Il disposait également d'une fausse identité de couverture, au cas où la police de la pensée venait à l'intercepter. Et pourtant, ses idées ne changeaient pas. Il était toujours le même. Vif, bouillonnant de haine et de vengeance.

Il atteignit les bureaux de Pyrrhus TV dans l'après-midi. Jamais par le passé il n'avait pris un tel risque. Se confronter nez à nez avec les sphères qui manipulent le peuple de tout en haut... Il espérait sincèrement ne pas faire de bêtises. Il comptait se présenter comme un automate, car déclarer son identité dans un tel lieu, truffé de caméra, et à une patronne ayant probablement des liens étroits avec certains dirigeants, cela relevait plus de la stupidité que du suicide. La tête haute, il pénétra dans le bâtiment, et se dirigea à la réception.

"Bonjour, Harvey Stevenson, j'ai une entrevue avec madame Eliza Mâlik, pouvez-vous m'indiquer sa localisation ? "

Silence avançait ses faux papiers pour appuyer ses dires. L'intendante le dévisageait de haut en bas. Jamais elle n'avait vu un homme vêtu si bizarrement. Elle jeta un œil au registre, puis lui répondit.

"Vous n'êtes pas sur la liste, alors partez ou la sécurité va vous éconduire. "

Silence eut un tic nerveux. Il rajusta son nœud papillon puis repris.

"Madame Eliza est une de mes meilleures amies, et la faire attendre risque de la mettre très en colère. Faites la venir, si vous ne me croyez pas. Mais assumez les conséquences pour le dérangement. "

La secrétaire, qui n'en croyait pas un traitre mot, baissa la tête pour presser un bouton situé sur un petit conduit, puis releva la tête et s'adressa à nouveau à lui.

"Et bah si vous devez vraiment voir la Diva, ne bougez pas, elle arrive mon mignon ! "

Silence souriait, mais derrière son sourire se cachait une peur croissante. Qu'était-il en train de faire ? Aller chercher de l'aide chez les automates... sérieusement. Il avait plus de chance de finir vaporiser dans la journée que d'un jour voir l'interlocutrice qu'il attendait. Et quand bien même la venue d'Eliza, qu'allait il alors se passer ? Pour une fois, le Silence improvisait. Jamais, jamais il n'avait pris de tels risques.

" Et donc Faridah, le cavalier il se déplace de trois cases vers l'avant et d'une sur le côté, en L. "

Dans son bureau, Eliza ne bossait pas vraiment, elle n'avait plus trop la tête à cela en ce moment. Tentant d'évacuer toutes les pressions qui pesait sur sa tête. Toutes les choses qu'elle savait mais ne devait pas savoir, dire mais ne pas croire ... Actuellement, elle tentait d'évacuer cela en apprenant à jouer aux échecs à Faridah, sa pilote. Toutes les deux assises sur le meuble de verre, l'échiquier et ses pièces d'ivoire et d'améthyste les séparant. On aurait pu croire voir deux sœurs de derrière les portes vitrées si on ne les avaient pas connus. L'une en robe, l'autre en blouson de cuir.

" C'est compliqué ton truc Eliza ... Y'a vraiment des mecs qu'ont du temps à pas ... "

Elle furent interrompues par Broderika, la secrétaire aux tenues toujours aussi affriolantes.

" Mademoiselle Eliza, un certain Harvey Stevenson pour vous à l'accueil. Il dit vous connaitre. "

" ... Bon ... " Elle tira une cigarette du paquet voisin, soupirant. " ... Tu m'excuses, les affaires reprennent. "

Elle tira une bouffée, se dirigeant vers la sortie mais s'arrêtant devant sa secrétaire.

" 'Pouvez prendre le relais ? "

" Avec plaisir, Mademoiselle Eliza " fit-elle en se levant pour se diriger vers la grande pièce à sa droite.

" Ah ben tiens, 'Rika ... Ça te dirait pas plutôt un bras de fer ? "

La présentatrice soupira, son bout de nicotine entre les lèvres, passant les portes du couloir pour donner ses instructions à ses gorilles.

" 'Pouvez aller me les surveiller avant qu'elle fassent une connerie ? "

Ils hochèrent la tête, et rentrèrent comme un seul homme. Eliza, quant à elle, prit la direction de l'ascenseur, pour descendre les centaines de mètre qui la séparaient du rez-de-chaussée, croisant au passage quelques personnes, donnant quelques menus recommandations ou rembarrant de façon claire quelques ambitions déplacées. L'ascenseur, dont la pâleur immaculée contrastait avec le bois du plancher des étages supérieurs, dévala en trombe les étages pour arriver assez vite à la base de l'immeuble, où l'ascenseur s'accordait bien mieux avec la disposition et l'esthétique plus épurée et académique des lieux.

Arrivée dans le hall, il ne fut pas difficile de reconnaitre le fauteur de troubles, c'était le seul habillé avec l'excentricité des automates au milieu des orthodoxes de bas-étage en blouse, ou des plus gradés en costume-cravate anthracite. Cela ne signifiait toutefois pas un allez simple gratuit, car la politesse imposait généralement que l'on prenne rendez-vous.

" Bonjour Jeanine ... Vous devriez arrêter cinq minutes avec votre lime à ongles avant de vous attaquer le doigt ... " fit-elle à la réceptionniste qui, accessoirement, faisait aussi office de secrétaire d'avance, quand Lionel n'était pas à son poste ... Ce qui était actuellement le cas puisqu'il était à la cafétéria ...
" J'imagine que comme tout le monde dans cette ville vous me connaissez, aussi je serais brève : Si c'est pour une demande d'emploi, adressez-vous à Hippolyte Kurtzmann aux ressources humaines, il sera vous recevoir avec toute la déférence nécessaire. Si c'est pour me parler personnellement, vous avez 20 secondes pour me donner une bonne raison. Je vous conseille d'être convaincant : Nous avons la chance d'avoir l'un des services de sécurité privé les plus efficaces du pays et qui, en plus, a toute autorité pour abattre les fauteurs de troubles sans autre forme de procès. J'imagine que comme à son habitude, Jeanine a été très modeste avec eux avec le terme "reconduire" ... "

Claire, nette et précise. Elle n'avait après tout aucun intérêt à être aimable, on la harcelait en permanence. Quitte à avoir l'autorisation d'avoir des gardes armés privés, autant s'en servir ...

" "Éconduire", Miss Mâlik. "

La vieille peau était certes très efficace dans son rôle de réceptionniste, mais il faut dire que sa tendance à vouloir tout corriger et à prendre tout le monde de haut, y compris parfois sa patronne, était quelque peu énervant. Cela d'ailleurs put se voir à la bouffée de nicotine qu'elle aspira pour ne pas laisser paraître quoi que ce soit.

Wow. Ce fut ce qui résonna dans l'esprit de Silence, frappé par le charisme de la dame. Elle avait le tempérament enflammé d'un leader, et le raffiné de son genre humain. Un curieux mélange, pétillant, juste ce que cherchait Silence. Une grande étape avait été franchie, il était nez à nez avec miss Mâlik, à présent, le plus dur allait être de s'attirer ses bonnes grâces. Il fut surpris par l'autorité d'Eliza, et la connaissance de son personnel. Il en transparaissait l'esquisse d'une personne organisée et proche des gens, quoi que légèrement mesquine... A moins que cette Jeanine ne soit qu'une vieille mégère voulant à tout prix s'approprier le dernier mot.

Silence décida de jouer sur l'ironie.

"Bien... Puisque j'ai perdu cinq secondes d'entrée de jeu à me perdre dans votre jeu de jambe et votre cynisme, je vais aller droit au but. Je souhaite m'entretenir avec vous, oui, mais parce que j'ai une offre à vous faire, qui servirait grandement vos intérêts. Une offre capable de faire exploser votre audimat. A vrai dire, je peux même aller jusqu'à affirmer que ce que je peux vous proposer vous procurera, à long terme, de plus en plus d'auditeurs. Et puis, à en juger par votre patronyme, vous avez des origines très lointaines égyptiennes. Voyez mon offre comme une partie de senet. Longue, mais à la fin, vous en tirerez tous les bénéfices. "

Vingt secondes. Silence aimait prendre les gens au mot. Il réajusta son nœud papillon une seconde fois, puis repris, fixant avec un léger sourire la grande patronne.

"... Mais vous vous doutez bien qu'il y a un "mais". Et pour la suite, je tiens à vous parler en privé, juste vous, moi, et pourquoi pas un bon verre de vin ? Comprenez que deux personnes éduquées et cultivées comme nous ne pouvons pas trop nous permettre de discuter affaire devant le personnel - n'y voyez rien contre vous, Jeanine. - "

Silence jouait le rôle d'un individu hautain, mais il n'avait pas le choix, il ne pouvait pas se plier face à elle. L'insurgé devait donner l'impression qu'il avait toutes les cartes en main. Il redressa ses bretelles, et, voyant la dame hésitante, fit quelques pas, et lui murmura une dernière phrase.

"Ne restez pas silencieuse. "

Silence accentua le dernier mot comme pour faire passer un message. Comme si, peut-être, Eliza était déjà tombée sur une de ses lettres. Quoi qu'il en soit, quoi qu'elle décide, Silence était résolu à ne pas quitter ce bâtiment sans obtenir l'appuie de la journaliste.

Ne laissant rien transparaitre, elle prit une dernière bouffée de sa cigarette avant de l'écraser dans le cendrier du guichet. Elle en profita pour faire un signe vague de la main droite en l'air, et le triangle de points orangés qui s'était formé sur un des côtés du crâne de nouvel arrivant s'éteignit.

" Jeanine, faites-moi plaisir et redites à l'armurerie que les lasers de ciblage sont certes très joli et intimidants, mais que ça dévoile leur position. Je suis pas censé leur apprendre leur boulot. "

Elle passa ensuite la main par dessus l'épaule du prétendu Stevenson pour le mener vers l'ascenseur de façon fort courtoise. Une fois à l'intérieur, elle ne put s'empêcher de lui servir un tendre sourire presque narquois.

" Mes ancêtres sont saoudiens du côté de mon père et iraniens du côté de ma mère. D'aussi loin que l'on m'ait laissé chercher en tout cas. J'apprécie l'effort de déduction toutefois. Vous êtes peut-être l'un des rares dans cette ville qui ait pu considérer le fait que j'ai une culture, et l'un des seuls à l'avoir mis en défaut. "

Elle s'appuya sur la rambarde derrière elle alors que l'ascenseur se mettait en branle.

" J'aimerais bien savoir quel est ce fameux " jeu de Senet ". "

Elle ne lui laissa toutefois pas le temps de répondre qu'elle continua.

" Par ailleurs, la prochaine fois, ne faites pas l'erreur d'appeler Jeanine par son prénom, elle déteste ça et c'est précisément pour cela que je le fais. Si je n'avais pas été là, vous seriez sûrement reparti dans le ventre d'un incinérateur à ordures. "

Eliza avait mené Silence à la baguette jusqu'à la cage d'ascenseur. Ca n'était pas encore le confort escompté, certes, mais la situation était déjà plus appréciable, la vie de l'infiltré n'étant plus en sursis. Il jubila en observant les portes de l'ascenseur se fermer. Après tout, qui sait ce qu'il pouvait bien se trouver là-haut ? Que pouvaient bien abriter ces studios ? La diva avait peut-être bien des secrets. Quoi qu'il en soit, Silence préférait la considérer petit à petit comme une personne amicale, après tout, il n'avait pas encore été exécuté. Il écouta calmement les dires de la dame, accoudé à la rambarde. La voix d'Eliza couvrait magnifiquement les bruits mécaniques agaçants de la machine. Si bien, d'ailleurs, qu'il soupira intérieurement, lorsqu'elle s'arrêta de parler. Cette Eliza semblait descendre d'une longue lignée aux gênes variés. Un savant mélange. Il cligna des yeux longuement, deux bonnes secondes au moins, expira, puis, tout en se redressant, il la fixa à nouveau dans le blanc des yeux et, le sourire en coin, lui répondit.

"Il est bien triste qu'une femme provenant de pays si lointains et à l'histoire si riche ait terminée dans ce trou. J'ai lu pas mal de choses à propos des grandes civilisations avant notre ère décadente, il est bien dommage qu'aucune d'entre elles n'ait perduré, du moins que nous n'ayons pas le moindre contact avec eux, car des esprits vifs, c'est bien ce qu'il manque à cette décharge en plein air qu'est Novlangue. Et même en dépit de votre position confortable, je pense que vous l'avez déjà vu de vos propres yeux, la décadence. Mais ça n'est pas irrémédiable."

Silence se tut quelques instants. Il avait conscience qu'il venait de tenir des propos ambigües, mais jamais il n'avait dénigré le gouvernement. Quoi qu'il en soit, avant de vraiment cerner clairement les opinions d'Eliza, il dériva en rebondissant sur sa question, prenant un ton moins cynique et beaucoup plus conciliant.

"Le senet, c'est un jeu dont les pions ressemblent à ceux des échecs, mais dont le principe de victoire repose sur celui des "dames". Ce qui est intéressant, c'est que, sur les tombeaux des pharaons par exemple, des peintures gravés s'y trouvaient, et on pouvait y voir le pharaon jouant au senet avec un dieu. Le pharaon jouait son destin sur une partie de senet pouvant durer une éternité pour avoir une place confortable dans l'au-delà. Et, je pense que vous commencez à saisir pourquoi j'en ai fait mention au rez-de-chaussée. L'offre que je vous ferai sera longue à mettre en place, mais elle changera beaucoup de chose. Et elle pourrait bien améliorer votre position. "

Le sourire aux lèvres et entreprenant, Silence fit un pas vers les portes de l'ascenseur qui s'apprêtaient à s'ouvrir.

"Oh, et, pour votre secrétaire, mes excuses. Mais elle ne devrait pas avoir honte de porter son prénom. "

Le fait qu'Eliza prenait plaisir à agacer Jeanine amusait l'esprit de Silence. Cela le confortait dans son idée, qu'il avait choisi la bonne personne de caractère. Les portes s'ouvrirent quand "Stevenson" eut effectué son pas, et il fut frappé par la beauté des lieux. Un sol ancien, dont le nom lui échappait dans l'immédiat, mais son goût pour l'antique ne pouvait que l'attirer. Il était impatient d'aller de l'avant aux côtés de la diva.

En le voyant présenter ses excuses pour Jeanine, elle leva un sourcil, perplexe.

" C'est la réceptionniste. Elle outrepasse ses droits fréquemment mais ... Vous ne devriez pas vous excuser. C'est une taupe du NOD. Trop vieille ou trop limitée pour le service action : Ils sont persuadés d'avoir encore l'ascendant. "

Et les portes de l'ascenseur s'ouvrirent sur les divers teintes de bois qui composaient les murs et les planchers. Devant eux, diverses couvertures de magazines encadrées, des photos de remises de prix et plusieurs portraits tirant la gueule des divers directeurs du réseau.

Le prenant par la main immédiatement après sa sortie de l'ascenseur Eliza guida le nouveau bonhomme vers son bureau, chassant les journalistes accourant comme des mouches pour diverses questions pratiques, professionnels ou plus personnels. Ils passèrent devant plusieurs plateaux en pleine activité, une salle bardée d'écrans de surveillance, divers bureaux et salles de conférence, les inénarrables machines à café squattées par plusieurs personnes en pause qu'Eliza prit la peine de saluer. Ils passèrent également à côté de robots de nettoyage, sous le regard des caméras de surveillance. Elle tourna pour déboucher sur l'allée décorées de maintes pièces de maitres, acquises lors des grandes confiscations de musées, sans s'attarder. A leurs postes, Peter et Steven les deux gardes, au fond du couloir. Jeanine avait dû prévenir le bureau du retour de la patronne. Ils purent voir Broderika sortir des toilettes à leur gauche, se recoiffant et rajustant ses habits. Elle esquissa un rapide signe de la tête en guise de bonjour au nouvel arrivant. Dans le bureau, la pilote, toujours en train de tenter de comprendre le jeu. Quand la porte s'ouvrit et qu'elle vit Eliza en compagnie d'un inconnu, elle se dirigea d'elle-même vers la sortie ...

" Bon ... Ben si tu m'cherches, j'suis à la cafét' avec Lionel, hein ... "

La présentatrice hocha la tête en signe d'approbation, tandis qu'elle pénétrait dans son bureau. Là, ils étaient en "sécurité" ... Dans une certaine mesure ... Et elle s'assit dans son fauteuil, pour briser le silence qu'elle avait observée dans les locaux.

" Dites-moi, Mr. Stevenson, si tel est votre nom - Ce dont, je dois l'avouer, je doute fort. -, pourquoi venir comme ça me faire une proposition pareille ? Quels sont donc vos motivations ? Pourquoi donc venir tout tenter sur un simple coup de bluff ici ? Vous savez, des idées géniales pour faire exploser l'audimat, j'ai une équipe de dizaines de personnes au 12ème qui se shootent à coups de substances illicites pour m'en trouver, alors une idée comportant un "mais". Toutefois, j'avoue que les personnes agréables sont rares, et c'est bien là peut-être une des raisons qui m'ont poussés à vous laisser accéder aussi haut. Puisque donc vous êtes ici, autant en profiter : Je suis toute ouïe. "

Voilà, automate, orthodoxe déguisé ou même insurgé. Elle laissait elle aussi le bluff agir. Il eût été toutefois très improbable qu'un tueur à gages se risque aussi loin en sachant pertinemment qu'il ne ressortirait pas du bâtiment une seul pièce...

La diva était confortablement installée au fond de son fauteuil, et Silence se tenait debout devant son bureau, faisant des pas de gauche à droite en la fixant. Il était claire que sa couverture était de la poudre aux yeux, et ça, elle semblait l'avoir bien compris. Néanmoins, la couverture avait marché pour Wall Street et le rez-de-chaussée de Pyrrhus, par conséquent, c'était le principal. L'homme tournait dans la pièce, écoutant Eliza, buvant ses paroles, et lorsqu'elle eut terminée, il prit quelques instants pour admirer la décoration, puis se lança à l'eau.

"Pardonnez mon piètre déguisement, on ne trompe pas un esprit comme le votre. Néanmoins, je n'ai que menti sur mon nom d'emprunt, tout le reste, ce n'est que la vérité qui vous ait retranscrite. Je m'habille toujours de cette manière, et je suis bien ici pour une proposition qui a su jusque là attirer votre attention. Oh, et pour jouer carte sur table, je ne suis pas un automate, et je n'ai jamais prétendu l'être. D'ailleurs, oubliez ces idées de castes, je ne suis pas à ranger dans un groupe de population. Je ne suis que l'homme avec ses idéologies. "

Silence marqua un temps d'arrêt, le temps pour lui de prendre une profonde inspiration. Il hésita à donner rendez-vous à la diva à l'extérieur du bâtiment, mais compte tenu des circonstances, jamais elle n'accepterait, elle pourrait croire que Silence en veut à sa vie et tente de l'amener à un piège. Il décida donc de jouer franc jeu et de tout lui révéler. Du moins, la majeure partie, et après ça, advienne que pourra.

"Voyez-vous, dans cette ville, il y a ceux qui dirigent, ceux qui sont dirigés, et ceux que les dirigeants cherchent à diriger. Personnellement, je me fiche des dégénérés qui commettent des attentats pour intimider l'Etat. Non, je ne suis pas de ceux-là. J'oeuvre à mon compte, et étant donné que je ne suis pas un dirigeant ni un dirigé, je suis obligé de vivre sous couvert de multiples identités pour conserver un semblant de liberté et de libre arbitre. Et comme personne ne me dirige, je représente un danger pour le système. Comme tous les insurgés. "

Silence releva la tête et se rapprocha d'Eliza. Il poursuivit son discours en se penchant vers elle.

"Comprenez bien que ça ne me réjouie absolument pas de vivre comme ça, mais passons. Vous et moi, nous avons notre jugeote, et nous possédons des valeurs, quelles qu'elles soient. Par conséquent, si je suis venu vous trouver, c'est pour un profit auquel nous bénéficierons tous les deux. Mais avant d'entrer dans les détails, j'ai besoin de savoir une dernière chose. Compte tenu de ce que vous savez de mes intentions sous entendues, madame Eliza, êtes vous avec moi, ou contre moi ? Ou plutôt, désirez vous contrôler ou être contrôlée, encore et encore, jusqu'à ce qu'un jour on décide de vous remplacer par quelqu'un d'inexpérimenté parce que l'on vous prenait trop entreprenante ? "

Il se pencha davantage vers elle, et lui chuchota quelques mots.

"Je ne vous demande pas d'affronter le système, mais de collaborer avec moi pour quelque chose qui portera ses fruits dans une éternité, peut-être... "

Silence avait mélangé les tons conciliants et plus pragmatiques. Il brûlait d'envie d'en dire plus, mais il en avait déjà trop dit. Piégé tout en haut de cette tour, s'il advenait qu'Eliza soit amie avec certains hauts placés et qu'elle n'ait aucune envie de tremper avec un "rebelle" ou tout ennemi qui soit contre le système, alors la mort du pauvre homme ne ferait aucun doute. Néanmoins, il espérait. Après tout, son plan ingénieux ne porterait ses fruits qu'avec l'appuie de la dame. C'était maintenant ou jamais qu'il pouvait s'allier à elle.

Il se révélait être un insurgé. Un insurgé avec plus de deux neurones en fait. Un insurgé qui avait saisi que les bombes ne ferait rien, et que le dépuçage en masse ne changerait à la donne.

" J'imagine que si vous êtes parvenus jusqu'ici et avez enfin craché votre morceau, c'est que vous êtes sûrement empreint d'un formidable idéal libertaire. Je respecte cela. "

Elle sortit un Thermos de Café de sous les piles de dossiers, en proposant à ce Stevenson, avant de s'en servir elle-même une tasse.

" Il semble aussi que certains d'entre vous aient enfin assimilés que ce régime ne se renversera pas avec des armes, des bombes ou d'autres artifices ridicules. D'après vos dires, je pense même que vous êtes, ou faites partie de l'entité qui se nomme " Silence ", je me trompe ? Ce que vous faites est courageux. Vos messages, même si je ne les constatent pas personnellement ... C'est intéressant. Si il y a bien une personne dans cette ville qui ne condamnerait pas vos intentions, ce serait moi. "

Elle but une gorgée avant de se lever, pour se diriger lentement vers les grandes baies vitrées qui lui permettaient d'observer la ville depuis les hauteurs.

" Vous savez Stevenson. Vous ne représentez pas "un" danger. Vous représentez "le" danger. Vous n'êtes pas un insurgé. Vous êtes juste dangereux. "

Elle se tourna vers le grand écran qui recouvrait le mur, derrière son bureau. Celui-ci, affichant quelque émissions, changea pour afficher des personnes armées et mal habillées pénétrant dans un quelconque bâtiment, comme si l'un des leurs tournait.

" Ceux-là sont insurgés. Persuadés d'agir impunément. Le NOD pourrait les balayer en un souffle en intervenant dans les souterrains de la ville, mais cela, ils l'ignorent ; tout comme les Mentalistes et les Automates. Le gouvernement savait pour les bombes. Il sait pour tout. Pourtant, il les laissent vivre. Il y a une raison toute simple à cela : Ils font tourner l'économie. Grâce à eux, l'armement se perfectionne chaque jour, permettant à l'Europe Nouvelle de rester la première puissance mondiale. Grâce à eux, le peuple reste dans les rails, dans la peur. "

Elle continua de siroter son café.

" Vous êtes dangereux, car vous n'engendrez pas de profit. Vous ne faites même pas peur. Pourtant, ce système si terrible que vous combattez est si bien conçue qu'il vous oblige à venir contacter ses plus hauts dignitaires : Sans eux, rien n'est faisable. "

Quand elle se rassit pour faire face à ce nouveau rebelle, on pouvait discerner sur son visage un sourire amusé.

" Il semblerait qu'il soit à moi de vous poser la question : Êtes-vous prêt à prendre le risque d'accepter ma collaboration ? "

Pourtant, son regard se faisait suppliant. Comme si elle pouvait voir en cette nouvelle forme de rébellion ne serait-ce qu'une infime possibilité de voir les choses changer.

" Si c'est le cas, alors je vous enjoins à parler. Sinon ... Et bien, je vous en aurais trop dit : En partant dès maintenant, vous pourrez peut-être leur échapper. "

Et malgré cela, elle restait calme ..

Silence jubilait. Il avait trouvé la personne parfaite. Eliza comprenait parfaitement comment les élites dirigent cette ville, et elle était bien consciente de notre position à tous les deux. Mais il était également fier de savoir que son pseudonyme s'était propagé jusqu'aux oreilles de la diva. Fier, mais méfiant.

" Je ne fais pas partie de "l'entité" Silence, je suis Silence. Depuis plus d'une dizaine d'années. Le fait que vous ayez eu vent de mon pseudonyme prouve bien que j'ai su me faire un petit nom, mais également que l'état connait mon existence. Ils ont un nom mais pas de corps. Je le représente, mais personne n'est censé le savoir. Par conséquent, aujourd'hui, pour vous, je suis Harvey. La semaine prochaine je serai... Je ne sais pas, peut-être Roderick ?"

Silence était devenu bien plus sérieux, et son ton avait radicalement changé. Cette fois-ci, il se mettait à découvert. Et le fait que la diva avait parfaitement conscience de la situation et restait malgré tout calme, buvant même un café lors de ses explications, tendait à renforcer son aspect de femme inébranlable. Elle comprenait comment fonctionnait les insurgés et le système en général, mais elle s'était trompée sur Silence. Mais elle semblait cependant prête à au moins écouter son offre, puisqu'elle retourna la question à "Stevenson".

"Je risque ma vie à chaque minute de mon existence, simplement parce que je ne suis pas né dans la bonne classe sociale. Alors si je suis prêt à prendre le "risque" de collaborer avec vous... Evidemment. Ce serait du pain béni. "

Il se remit à faire quelques pas sur le plancher et se mit à défaire puis refaire son noeud papillon. Motivé par Eliza qui attendait des explications, Silence mis enfin tous ses arguments sur la table.

"Bien. Avant tout, s'il vous plait, ne me comparez pas aux insurgés. Je ne veux pas d'une liberté pour tous dans l'immédiat, je veux d'abord ma propre liberté. J'entends par là parvenir à me hisser au sommet de l'échelle sociale, devenir un automate, voir un dirigeant, coûte que coûte. Cela va se faire petit à petit, puisque je prépare depuis longtemps maintenant l'existence d'un automate fictif, il existe déjà sur les registres, mais n'est pas encore suffisamment présent dans les archives pour que je puisse m'accaparer son identité. Comprenez donc que je ne fais pas tout cela par pur confort personnel, puisque me cacher, je le fais depuis tout petit. Quand je serai quelqu'un de votre rang, si je ne meurs pas avant, je vous parlerai de la suite des évènements. Mais pour l'instant, avec vous, je compte me baser sur une nouvelle forme de terrorisme, le subliminal. Manipuler vos programmes télévisés pour monter les citoyens pucés contre le gouvernement, inconsciemment. Pas une guerre, non, juste bousculer les esprits, les faire douter sur la légitimité de toute cette merde qui se répand de jour en jour dans ce trou. Puis, une fois cette phase passée, il faudra quelqu'un capable de s'adresser au peuple et les inciter à se rebeller. Mais évidemment, je ne désire aucunement être cette personne, mais un insurgé en quête de gloire ne sera pas très dur à trouver. Pendant que l'attention des dirigeants se focalisera sur le peuple échauffé, je prendrai ma nouvelle identité, et serai infiltré au sein de l'Etat. Un automate, ou un plus haut gradé, même, je ne sais pas encore. "

Silence se tut un instant pour reprendre son souffle. Il avait discouru comme jamais auparavant.

"Cela semble très compliqué sur le papier, mais je ne vous demande rien de plus qu'une diversion. Si jamais l'attention se porte sur vous, vous pourrez accuser qui vous voudrez. Evidemment, ce que j'ai dit ne se fera pas en deux jours. Voilà pourquoi mon résumé n'a que peu d'impact pour vous, cela parait trop impossible. Et pourtant je suis encore vivant, ici, devant vous, et je me pavane librement sans jamais être inquiété. Voilà le gros de mon offre, je vous amène un contact capable de manipuler par la télévision, vous obtenez plus d'audimat avec le bouche à oreille, et des images s'ancrent dans le cerveau des lobotomisés. Voulez-vous toujours de cette collaboration ? Et si vous avez des suggestions plus discrètes pour manipuler l'audimat, je suis tout ouïe. Après tout, vous savez comment fonctionne lEtat, et le NOD, surtout."

Et bien voilà. Silence avait fini par parler. Il en avait tellement dit qu'il était persuadé qu'Eliza allait le prendre pour un illuminé. Mais il avait calculé son coup. Avec ou son sans aide, Silence s'infiltrerait quand même. Mais avoir un appuie du calibre de cette femme serait une chance inestimable.

La présentatrice écouta sans broncher celui qui, elle le savait maintenant, se faisait appeler Silence. Son plan était audacieux, mais tout bonnement impossible à mettre en œuvre, pour elle en tout cas.

" Votre plan est intéressant. Toutefois, il comporte une faille énorme. Je ne peux en rien changer mes programmes. Mon engagement vis-à-vis du gouvernement m'oblige à distraire les civils, à les éloigner de ce qui pourrait leur faire remettre en cause le régime. "

Elle s'arrêta, le temps d'allumer une cigarette, et tendit sa main vers l'échiquier qui siégeait sur l'autre extrémité du bureau.

" Vous voyez ce jeu ? S'engager contre eux directement équivaudrait à s'y engager contre une intelligence artificielle. Ils ont créés ce régime, ce pays. Ils en connaissent tout les rouages. Une révolte, qu'elle soit passive ou non ... Ils la découvriront. Elle sera tournée à leur avantage, comme toutes les autres. "

Elle s'en approcha, et prit la dame noire qui était devant elle.

" Vous avez grandi dans ce système, comme nous tous, voilà pourquoi vous semblez croire qu'il soit si facile de les déstabiliser. Ils feignent la faiblesse. Maintenant, considérez non plus le gouvernement, mais le système tout entier : Pas seulement l'Europe Nouvelle, tout ce qui la compose, ses entrepreneurs, son système économique, sa philosophie même ... "

Elle posa la dame derrière le roi blanc, en dehors de l'échiquier.

" Vous engageriez-vous dans un combat régulier quand la régularité même est faussée ? Ne montez pas le peuple contre le gouvernement, montez-le contre ses idéaux. Si les valeurs que prônent un régime se révèlent inadéquates, le régime ne peut perdurer, c'est aussi simple que cela. "

Elle s'assit ensuite à même le bureau, continuant sa cigarette.

" C'est en sommes bien plus facile, il suffirait de scandales, de gros scandales. De ceux qui sont capables de monter un peuple contre ses ... "bienfaiteurs" ... Entreprises, Valkyries, Mentalistes ... Peu importe, tant que le peuple s'estime suffisamment floué pour s'élancer dans la rue. Il suffira d'un rien pour faire éclater cette poudrière. Un simple fêlé dans la foule, un simple coup de feu. Les protocoles de légitime défense du NOD feront le reste. Ça, les piles de cadavres et un léger effet scénique de ma part... "

Silence écoutait la diva avec attention. Elle s'exprimait clairement et avec précision. On aurait dit un professeur expliquant un cours à son élève. Elle lui expliquait les rouages invisibles de ce système, système qu'elle connaissait par coeur en tant qu'automate. Et ses dires laissaient suggérer qu'elle avait elle-même son propre plan en tête. Avait-elle, tout comme lui, songé à renverser ce gouvernement ? En était-ce seulement possible ? Quand elle eut fini de s'exprimer, Silence prit quelques instants pour réfléchir, puis pris la parole à nouveau.

"Je ne suggérais pas de modifier vos programmes, mais d'y incorporer quelques images subliminales, au fur et à mesure plus fortes, qui suggéreraient "renverse ce système". Des images irrécupérables, ou presque. Mais la vision que vous dressez de la société est intéressante, en plus d'être presque vraie de bout en bout. Mais alors, je vous le demande, avez-vous vous-même un plan en tête ? Existe-il au moins une manière de renverser ce système, autrement que par le sang, et sans être intercepté au début de la manoeuvre ? Pouvez-vous retourner le peuple, en perdition et sans objectif, contre les idéaux du système ? "

Silence fit quelques pas dans le bureau. Ses pas résonnaient dans toute la pièce. Puis il se mit à observer l'extérieur.

"Vous semblez également avoir vos propres motivations, et puisque vous semblez à-même de m'aiguiller, je vous écoute. Néanmoins, monter une armée n'est pas mon but premier. Je vous l'ai dit, je veux d'abord être à votre rang, avant d'entreprendre des exactions. Pour attaquer un système invisible, il faut s'en prendre aux piliers de ce système, à ses idéaux, comme vous l'avez dit. Et le moment venu, il faudra retourner votre veste. La télévision est le meilleur outil de propagande, quelle que soit l'époque... "

Après ces derniers mots, il se tut, n'ayant plus rien à déclarer.

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