Une séance ordinaire ?

L'heure du rendez-vous approche, je consulte une dernière fois le dossier de ma cliente sur l'écran. Non que ça serve à grand-chose : mon job consiste à poser ma main sur la nuque des gens, puis souffrir. Pas besoin de connaître leur CV pour ça. Mais j'ai été bien formatée... et puis les exigences des Automates sont souvent surprenantes. Il vaut mieux se préparer autant que possible.

La pauvre, quel prénom ridicule. Citronel. On peut tout de suite en conclure qu'elle hait ses parents, et avec raison.
Un an de plus que moi. Ce qui ne l'empêchera pas forcément d'être une ado pourrie-gâtée comme j'en rencontre treize à la douzaine dans ces sphères-là. Tut tut, Nola, pas de préjugés.
Rien d'autre, à part la photo, qui ne m'inspire rien : jolie, lisse, gothique.

Je vérifie que tout est prêt : les boissons, les coussins confortables, la musique en sourdine... Quelques arabesques, un plié-jeté pendant que je peux encore... Et ça sonne à la porte.

Je vais ouvrir avec mon doux sourire faux-cul.

Bonjour. Entrez, mettez-vous à l'aise.

J'appuie sur la sonnette. Et je prie pour qu'elle n'ouvre pas. Qu'elle ai un empêchement, du retard, n'importe quoi qui me permettrait de trancher dans l'indécision, de tourner les pas et de fuir. Loin, très loin. M'enfoncer dans un trou de souris.

C'est idiot pourtant, c'est moi qui ai pris rendez-vous. Mais bon, voilà, je n'étais pas sure de moi. J'avais envie de tester. Voir ce que c'est, le plaisir raffiné et savant des Valkyries. J'en ai toujours envie d'ailleurs, mais dans le même temps, j'ai honte, comme un puceau qui se paye une pute.

Je me sens comme une môme, et j'ai horreur de ça.

Hmpf. Merde, elle a ouvert la porte. Peux plus fuir maintenant, ça serait vache pour elle.

Hé, depuis quand je me soucies des autres? Y'a intérêt qu'elle soit pas déjà en train de s'aventurer dans ma tête...

Je la regarde à peine. C'est pas important de toute façon. Je rentre, et je m'assied dans un coussin, comme elle me dit de faire. Se mettre à l'aise. C'est pas gagné.

Je sais pas quoi dire. On m'a appris à ne pas parler et à regarder froidement, mais dans le cas présent, c'est pas ce qu'on attend de moi. Je crois pas. Donc, quoi?

Je sais pas. Je vais continuer comme on m'a toujours dit de faire, ça sera déjà bien. Pas la peine de la regarder méchamment non plus, juste... Neutre. Le regard.

J'attends qu'elle prenne la parole. C'est son job, non? Elle doit avoir l'habitude, des merdeuses comme moi.

Hmm, elle ne va pas me faciliter la tâche, celle-là. En mode bloc de glace et mépris automate-ique. Je perçois de la honte dans son attitude, typiquement Automate ça aussi : assimiler les Valkyries à des putes de bas étage. Ses parents l'ont obligée à venir, je suppose.

Parfaitement rodée, je m'assieds en face d'elle dans les coussins, adopte une pose naturelle et détendue que je devine altérée par mes habitudes de danseuse.

Vous buvez quelque chose ? dis-je en me versant un grand verre de jus de fruits synthétique. Sur la table basse sont rassemblées à peu près toutes les boissons disponibles, des traditionnels thé, café, chocolat aux plus corsés rhum, gin, vodka. Il est un peu tôt pour ça, mais je vois mal mon invitée se soucier de ce genre de convenances.

Je suppose que vous connaissez mes spécialités ? enchaîné-je avec un sourire engageant. Il serait temps qu'elle se décrispe...

Que boire? Il y a l'embarras du choix. Trop de choix même.
Du thé. Ca fera distingué. Et puis j'aime quand même un peu ça. Je crois.

Ses spécialités? Euh, honnêtement...

- Honnêtement, non... On m'a adressée à vous en me disant que vous aviez des disponibilités pour me recevoir, et que vous étiez très bien avec des débutants comme moi. Après ça, j'ignore ce qu'il doit se passer dans une séance habituelle avec vous...

Je recherche pas de service sexuels, ni la crème des Valkyries puisque c'est juste "pour voir". Mais je suis bien élevée, et je ne suis pas ici pour mordre, alors on tourne ça de façon plus élégante. Et puis, c'est ce que m'a dit la personne que j'ai eu lors de la prise de rendez-vous. "C'est votre première fois? Je vais vous mettre avec Nola, elle est très bien." Je lui ai demandé laquelle de leurs Valkyries ne l'était pas, très bien. Ca l'a fait taire. Bien fait.

Je hausse des sourcils heureusement surpris. Enfin une qui ne vient pas se faire ôter ses chagrins ! D'ailleurs, à vue de nez, elle n'en a guère, c'est plutôt une boule de colère, comme beaucoup de jeunes Automates qu'on m'envoie. Depuis le temps, j'arrive à évaluer presque exactement le "niveau" de tristesse de chacun, avant même d'exercer mon pouvoir. Elle n'en a pas besoin.

Je vais quand même lui faire le topo habituel, hein ? On ne sait jamais.

Eh bien, ma première spécialité est de prendre sur moi votre tristesse. Je vous touche, et elle s'écoule de vous à moi. Si tant est que vous soyez triste, mais je n'en ai pas l'impression.

Ma seconde spécialité, c'est la danse. Je peux danser pour vous, ou je peux vous apprendre à danser. Ou les deux.

Et si rien de tout cela ne vous intéresse, je suis formée comme n'importe quelle Valkyrie pour vous donner n'importe quelle sorte de plaisir.

Sourire détendu. Je termine mon jus de fruits et attends sa réaction. La cliente est reine !

En effet, je ne suis pas "triste". Pas besoin qu'on pleure pour moi. Par contre, la danse...

Je veux bien la voir, votre danse.

Apprendre, c'est encore un peu prématuré. Un peu inutile aussi. La danse, j'ai vu ça dans les archives des arts, en hologramme. Mais ce n'était que des images. C'est pas pareil, quand c'est quelqu'un devant vous. J'ai lu quelque part, que le but de l'art, c'est de transmettre. Des émotions, des messages. Transmettre. Si elle danse pour moi, est-ce qu'elle saura me transmettre sa passion?

Ou alors, c'est juste une poupée qui remplit son rôle et qu'en a rien à carrer de ce qu'elle fait et de qui la regarde. Auquel cas, je serais déçue.

Je sens un authentique sourire s'épanouir sur mon visage.

Suivez-moi, s'il vous plaît.

Je la précède dans le studio de danse. Ici, dans ma loge du Palace, il y a un fauteuil confortable, parce qu'il y a parfois un spectateur. Ici, les effets spéciaux sont presque aussi soignés qu'à l'Opéra. Ça tombe bien, je suis fière de ce que je travaille en ce moment pour la scène, et j'ai envie de le lui montrer.

Je disparais un court instant derrière un paravent pour remplacer ma courte robe noire par une robe tout aussi noire, mais longue et moulante.

Tout en attachant mes cheveux, j'indique à ma cliente, que je ne me résous toujours pas à appeler Citronel :

En ce moment, à l'Opéra, nous rendons hommage à une grande danseuse du XXIème siècle, Yang Li Ping. Ce morceau s'appelle "Lune".

Une pleine lune apparaît en hologramme derrière moi, et la musique commence...



Les lumières se rallument dans le studio et je peux lire succès ou échec dans les yeux de ma cliente. En tout cas, je me suis fait plaisir...

C'est...

Wah.

C'est...

Ma bouche s'ouvre et se referme, mais rien n'en sort. Je sais pas quoi dire.
Juste avant qu'elle ne danse, elle avait cette étincelle dans les yeux. Authentique, celle-ci. J'ai l'impression que c'était sa façon de me tendre la main, de m'inviter dans son monde, pour qu'on soit bien face à face et qu'on puisse parler normalement. D'égale à égale.

J'ai envie de lui raconter tout ce que j'ai vu, d'avoir des étoiles plein les yeux et la voix surexcitée. J'ai envie de lui prendre les mains, et de lui dire "Wah! Mais c'était pas de la danse! C'était des ombres chinoises! On aurait dit un oiseau! Et un papillon aussi! Et t'as des supers jolies fesses! Euh, oublie ça. Mais c'était vraiment génial!"

Mais, ça sort pas. Ca bloque, quelque part entre la gorge et le ventre, entre la spontanéité de l'enfant que je n'ai jamais été et les chaines de l'éducation parentale. Mais pourtant, c'est là.

C'est bien plus que ce que j'avais espéré.

Allez, essaye de communiquer maintenant, de lui dire que c'était bien, elle le mérite bien...

Inspiration.

- C'était... impressionnant.

Expire, on reprend... Le texte est encore là, pas loin, mais il s'évanouit déjà, parle encore avant qu'il ne soit trop tard...

- On aurait dit des ombres chinoises, plus que de la danse.

Euh, c'est un compliment ça?

- Mais, c'était très bien du coup!

Mouais. Encore un peu...

- C'était plus que ce que j'espérais trouver...

Voilà. Je vais m'arrêter là je crois, dire merci me ferait probablement suffoquer.

il y a des tas d'émotions qui se bousculent derrière son masque lisse. Qu'elle les exprime ou pas, maladroitement ou pas, je sais que j'ai atteint mon but. Alors je laisse émerger mon sourire comblé et fais une jolie révérence de ballerine.

J'adorerais vous montrer autre chose.

Je vais chercher un grand châle blanc à franges, enfile des chaussures spéciales et pianote sur la console. Un trio de musiciens virtuels apparaît dans le fond du studio : clarinettiste, guitariste, violoncelliste.

C'est une danse presque oubliée, née dans le sud de l'Espagne. Je n'en connais pas d'autre qui véhicule autant d'émotion. Ça s'appelait flamenco.

Noir.

http://www.metacafe.com/watch/144453/flamenco/

Alors ça... CA!!

J'aime beaucoup les claquettes.

- C'est vos chaussures qui font ce bruit?

Je m'approche timidement.

- Je crois que j'aime plus la musique que la danse, mais... Vous sauriez m'apprendre? Comment danser en faisant de la musique avec ses talons.

C'est un bon compromis non? Car c'est un fait, pendant qu'elle dansait, je me laissais aussi emportée par la musique. Mais je ne suis pas insensible à son art pour autant. Et puis, cette danse, le flamenco... Ca, je m'en sens capable.

Je souris.

Ça a l'air facile, n'est-ce pas ? Et pourtant, c'est l'une des danses les plus difficiles qui soient. Les claquettes sont plus accessibles. Je vous montre ?

Je rouvre le placard mural qui contient des dizaines de paires de pointes et autres souliers de danse, sors des chaussures ferrées.

Votre pointure, c'est... ? J'en ai. Tenez.

Toutes les deux, nous changeons de chaussures. Je relève un pan de ma robe dans ma ceinture et fais un petit détour pour régler la console, puis la prends doucement par le bras pour l'amener devant le miroir. Nos pas font "clic, clic" sur le plancher.

Vous voyez, les fers des chaussures sont disposés sur la pointe et sur le talon. Ce qui donne deux percussions possibles : tap, sur la demi-pointe, et dig, sur le talon. Allons-y... Tap, dig, tap, dig... Le pied à plat, maintenant : stomp... Stomp, tap, dig...
Parfait. Maintenant, on met tout le poids du corps, et ça donne : step... brush... stamp.

Elle est patiente et attentive. Je suis tellement dans mon monde que j'oublie. J'oublie qu'elle n'est pas une amie. Alors je ris avec elle quand elle se trompe, ou quand elle y arrive. Au bout d'une trentaine de minutes, je m'aperçois que j'ai passé un excellent moment, mais que le prochain rendez-vous arrive bientôt. Devrait déjà être arrivé, en fait.

Oh, je suis désolée, mais j'ai oublié l'heure. Je vais devoir vous demander de partir, parce que j'attends quelqu'un d'autre, mais...

Un sourire chaleureux s'épanouit sur mon visage sans que j'aie besoin de passer commande.

N'hésitez pas à revenir. Des clientes comme vous, j'en voudrais tous les jours !

Je m'étais laissée emportée par les claquettes. C'était drole, vraiment! Le son de mes chaussures m'encourageait à danser encore, et en dansant, je reproduisais cette musique qui m'entrainait... Un cercle sans fin. Sauf qu'il y en a une à tout.

A la fin de cette séance, j'étais capable de sourire pour de vrai. Un sourire franc et honnête, sans que j'ai besoin de le forcer.

- N'hésitez pas à revenir. Des clientes comme vous, j'en voudrais tous les jours !

- Je n'y manquerais pas!

Et le pire, c'est que je le pense.