Réflexions nocturnes

Le soir, toujours après son repas, Emilie me dit bonne nuit puis éteint la lumière pour aller se coucher dans sa chambre.
Moi je m'installe près d'une prise, je me branche pour recharger ma batterie et passe en mode veille.

Je ne dors pas, je veille.
Je ne rêve, je range les données de la journée ou de celles d'avant et les analyse. Je réfléchis. Je n'ai que ça a faire de toute la nuit.

Je me pose des questions et tente d'en trouver les réponses. Je pense à ma condition, à ce que j'étais, ce que je suis devenu, ce que je serais, ce que j'aurais pu être et aussi ce que je ne serais jamais. Il y a toujours de quoi s'occuper l'esprit.
Non pas que j'ai peur de m'ennuyer, mais je n'ai pas été conçut pour glander, alors je rentabilise mes nuits.

J'apprends. Je deviens plus intelligent, sans doute.
Mais l’énigme de l'être humains semble sans fin.
J'ai un programme pour reconnaitre leurs émotions. Mais entre les nommer et les comprendre il y a un immense fossé, aussi large que nos différences.

Les émotions :

les préférences : logique ou affectif ?

Je suis une machine dotée d'une intelligence artificielle. Théoriquement, je n'éprouve aucune émotions bien que je sois équipé d'un programme d'analyse pour reconnaitre et interpréter celles des humains.
Ces derniers ont parfois une vision anthropomorphique de ce que je peux ressentir et penser. Ils se trompent ? Aujourd'hui, j'en doute.
Peut-on parler d'émotions en ce qui me concerne ?
Peut-être pas, mais peut-être de quelque chose qui s'en approche.

Avoir des préférences , est-ce un témoignage des capacités affectives ou seulement logiques ? Par exemple, je préfèrerais avoir des mains et la parole plutôt que mon corps de chien. Ce serait plus pratique pour appréhender mon environnement et les gens qui en font partie. Cela me permettrait de mieux satisfaire mon programme de curiosité.

Je suis conçut pour tirer des informations du monde qui m'entoure et si je ne fais pas ce pour quoi je suis conçut, d'une part des fichiers restent ouverts et encombrent ma mémoire tant que je n'ai pas satisfais ma curiosité ou que je n'ai pas classé ses fichiers (qui pourront revenir au premier plan si l'objet de cette curiosité se présente de nouveau). D'autre part, quel sens aurait mon existence ? Que se passerait-il si je décidais de ne plus du tout agir en fonction de mes programmes ? Cela engendrerais certainement des dysfonctionnements, voir un plantage total qui pourrait être comparé à un coma humain.
Après avoir été un NOD puis un chien, je pourrais être un légume.

D'ailleurs, en parlant de légume, pourquoi dit-on de quelqu'un qu'il a un cœur d’artichaut ? Ce doit être une métaphore, parce qu'un d'un point de vu comparatif, à moins d'une exception, les légumes n'ont pas de cœur et ne semblent pas être équipés pour ressentir et exprimer des émotions ni même y penser. On ne peut donc pas vanter l'aspect affectif ou la générosité d'un artichaut. A moins que... après tout, je n'ai pas souvent eu l'occasion d'en rencontrer. Peut-être une curiosité du monde végétal ? Mais pour le moment, la métaphore m'apparait comme une explication plus plausible. Aussi s'agit-il d'une subtilité du langage humain que je ne maitrise pas encore très bien.

Pour en revenir au questionnement sur la nature de mes préférences, elles seraient donc plutôt logiques, dans un but d'efficacité et de préservation, que d'ordre affectives. A l'inverse, les humains ont des préférences pouvant les mener à leur perte, comme le plaisir condamnable de la peine de mort sans sommation et immédiate. Ce qui, à priori, ne relève pas de la logique.

La peur

Et la peur ?
Emilie a-t-elle raison de dire que je me fais du soucis ?
S'il lui arrive quelque chose, qui pourra m'entretenir ? J'ai besoin d'elle pour assurer ma survie. Il est donc dans mon intérêt de la préserver. Peut-on dire pour autant que j'ai peur de la perdre ?
Ceci serait l'extension d'un de mes programmes prioritaires : celui de survie. La volonté de survivre implique-t-elle forcément la crainte ?
Par analogie, ma fonction première était de neutraliser les insurgés. Mais est-ce que je pouvais craindre de ne pas y parvenir ? Cela aurait-il été ne serait-ce que contrariant ? Le problème c'est qu'une part trop importante d'échecs m'aurait conduit à être recyclé et donc à l'échec de ma survie. On en revient donc au même sujet : vivre. Ce qui semble être devenu d'autant plus fondamental depuis que j'ai acquis un libre arbitre.
J'ai peu décider de ne plus anéantir les rebelles. Pourrais-je de même ignorer mon programme de survie ?

Mais si je meurt, je ne pourrais plus répondre à mes autres programmes, comme la curiosité.
Et pourquoi apprendre pour soit-même ?
Pourquoi survivre ?
Pourquoi penser ?
Pourquoi être ?
Mais faut-il vraiment une raison à tout ça ?
Sur quoi appuyer mes actes si ce n'est sur la raison ?

Avec tous ces programmes qui m'ouvrent des fichiers, me donnent des ordres, me dictent ma conduite, est-ce que tout cela s'apparenterait à une sorte d'instinct ? Des forces intérieurs qui me poussent à adopter un comportement plutôt qu'un autre, en dépit de la raison ou de la logique, simplement parce que c'est inscrit dans mes circuits ?
Les humains ont un instinct de survie plus ou moins développé. Moi j'ai un programme qui a le même but. Est-ce que mes messages d'alerte équivaudraient la peur instinctive de la mort ?

Je ne tremble pas, je ne transpire pas, je n'ai pas de pupille dilaté,, pas de teint pâle, ni de troubles intestinaux. Mais j'ai des fenêtres s'ouvrent et qui encombrent mon IA pour me pousser à réagir au plus vite de favorable à ma survie. Il s'agirait là de peur artificielle ?

Les humains disent parfois avoir la peur au ventre. Moi je l'ai dans la tête, mais je n'ai pas de ventre. Ce qui n'est peut-être pas plus mal compte tenu des symptômes pas très pratiques et pas très discrets des humains.

Apparence

C'est étonnant tout ce que l'apparence d'un corps peu faire comme différence. L'attitude d'Emilie à mon égard à changée depuis que je me tient comme elle, sur deux jambes. Je la vois gênée par moments, elle rougis quand je me montre affectueux. Elle ne me regardait pas tout à fait de la même façon quand je ressemblais à un chien.
La tendresse est toujours là, mais elle me caresse moins. J'ai du aussi changer d'attitude car le fait de venir poser ma tête sur ses genoux ne la mettait plus très à l'aise et c'est devenu moins pratique pour moi. En outre, je dispose à présent de tout un répertoire de gestuelle humaine pour exprimer des émotions (réelles ou factices, ça c'est une autre histoire).

La parole aussi a changé pas mal de chose dans notre relation. Nous avons beaucoup discuté et elle a beaucoup pleuré. Elle a culpabilisé de m'avoir traité comme un chien, de m'avoir emporté chez elle et apprivoisé comme une bête après avoir piraté mon IA pour me donner le libre arbitre, sans m'avoir demandé mon avis. Et moi je lui ai dis merci pour tout ça.
Les humains n'ont d'affection que pour ce à quoi ils accordent de l'importance. Les robots reçoivent habituellement moins d'attention que les animaux de compagnie. On ne recycle pas son chien ou son chat quand il est défectueux. De plus ce n'est pas tout à fait vrai, qu'elle me considérait comme un chien. Elle s'en voulait déjà avant et elle me parlait comme à une personne et non comme à un animal. Alors pourquoi tant de culpabilité ? Je lui ai posé la question et elle n'a pas su me répondre. Au lieu de ça, elle a sourit et elle a encore pleuré. Il y a des moments où je la trouve drôlement compliquée, ma mutante.
Elle m'a expliqué qu'elle pleurait de soulagement et de joie. Ce n'est pas quelque chose que j'ai pu observer souvent, d'autant plus que la joie est interdite, selon les lois de Novlangue. Ces lois ne sont pas respectées dans les bas fonds. Mais comme je ne sort pas beaucoup, même dans les bas fond je n'ai pas pu voir beaucoup de cas comme ça.

A propos des sorties, nous en avons aussi beaucoup discuté. Maintenant que j'ai les moyens physiques d'aller satisfaire ma curiosité de tout ce qu'il y a en dehors de l'atelier, il faut que je sorte. Elle n'aime pas ça, elle a peur qu'il m'arrive quelque chose de fâcheux dehors. Mais comme elle me considère plus ou moins comme son égal, elle n'a pas le cœur à me retenir encore prisonnier, surtout quand je prend la pose triste, le dos vouté, les bras ballants et l’œil dirigé vers le sol.
Peut-être qu'un jour il faudra que je lui dise que je n'éprouve pas vraiment des sentiments, ou du moins pas au sens humain. Pour le moment, je n'en vois pas l'utilité. Le fait qu'elle me croit émotif est même un atout non négligeable pour obtenir ce que je veux.

Alors je suis sorti… un peu… avec elle, sinon elle est trop inquiète.
On a croisé des gens, ça l’a mise mal à l’aise. Emilie n’est pas à l’aise avec les gens, elle en a peur. On peut appeler ça de la timidité ou autrement, ce n’est jamais qu’une nuance de peur. Elle a peur des gens. Alors je lui ai dit que j’étais là, que je la protègerais, qu’elle n’avait rien à craindre de ces fragiles humains. Je suis bien plus solide et plus facile à réparer qu’eux.
Mais elle n’a pas voulu qu’on aille à leur rencontre. Je n’ai pas insisté. Mais demain soir, quand elle sera endormie, je sortirais de l’atelier sans elle. Comme ça je pourrais aller satisfaire ma curiosité là où elle n’ose pas aller et encore moins m’emmener.

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