Parlons affaires

Une belle journée s'annonçait pour Circé. Elle avait reçu un rapport d'Hawkins très encourageant sur les innovations en matière de champ de force qu'avait menées l'entreprise, et se frottait les mains par avance à l'idée de la suite des événements. Depuis qu'elle avait repris les rênes, la boîte prospérait mieux que jamais sous l'égide de son père, du fait d'une gestion éclairée, du charme de la jeune fille mais aussi de sa jeunesse qui laissait croire à une naïveté pourtant disparue depuis longtemps.

Après avoir discuté avec le gouvernement d'éventuels contrats, elle s'attaquait désormais aux corps armés. Le gouvernement n'était qu'un ramassis d'imbéciles encroûtés dans leur pouvoir illusoire et leur tour d'ivoire et les Automates se fichaient éperdument d'un quelconque conflit tant qu'il n'empiétait pas sur leurs affaires. Si elle voulait vendre, elle devait le faire auprès d'hommes de terrain. Des gens qui connaissaient la réalité et les atrocités des bas fonds. Et cette rumeur qui couraient, ces meurtres irrésolus... C'était parfait pour relancer son commerce ça. Les NOD et l'Ordre allaient devoir lancer une offensive de grande ampleur, et ils ne pouvaient le faire qu'une fois bien armés.

Elle avait fait renforcer sa garde personnelle tout de même. Plus sur la requête pressante d'Hawkins que par réelle conviction, mais puisque la menace frappait à tous les étages, il valait mieux ne pas prendre de risque. Les quatre gorilles qui l'accompagnaient désormais partout formaient donc une élégante parure pour cette dame de haut rang. Elle avait revêtu un tailleur strict mais laissé sa chevelure blonde tomber en grosses boucles autour de son visage pour atténuer la rigueur de sa tenue.

Sauf qu'elle commençait à être passablement agacée. Depuis qu'elle était parvenue au Temple pour discuter affaires avec les Mentalistes, elle voguait de bureau en bureau et de Mentaliste en crétin sans trouver personne qui accepte d'entrer en négociations. Tous avaient joué les donzelles effarouchées, la renvoyant vers un autre supérieur ou un faible gradé qui pourrait l'aiguiller... Et elle en avait assez de perdre son temps.

Ayant donc parcouru la moitié du temple et frappé à la moitié des portes du lieu, elle se trouvait désormais devant un nouveau bureau à la porte austère qu'un sous-fifre lui avait indiqué. Elle ignorait à qui elle aurait affaire, mais il allait en entendre parler celui là. S'il la renvoyait encore, c'était la goutte d'eau en trop, elle risquait de l'étrangler à mains nues. Avec l'aide de ses gorilles peut être, éventuellement...

Les armoires se placèrent donc de part et d'autre de la porte, près de celles déjà présents, ce qui fit hausser un sourcil intrigué à la jeune femme, qui toqua finalement à la porte. Elle allait vite être fixée de toute manière.

S'il croyait qu'elle allait prendre la peine d'ouvrir la porte elle-même, il se fourrait le doigt dans l'oeil jusqu'au coude. C'était une dame quand même, il en était assez d'être prise pour une imbécile. Lorsque l'occupant des lieux ouvrit la porte, elle eut un temps d'arrêt en voyant son étrange accoutrement, mais prit garde de ne rien en laisser transparaître, tentant de rester la plus impassible possible. Elle pénétra dans les lieux, suivie de deux de ses gorilles, et s'installa finalement sur le fauteuil désigné avec la grâce d'une reine. Du moins était-ce ainsi qu'elle se sentait...

Il se présenta comme étant le conseiller Mentaliste Styx. C'était le premier qui prenait la peine de se présenter. Déjà un bon point. De toute façon, elle allait repartir d'ici avec un contrat ou sa tête au bout d'une pique. Pas question qu'elle tourne encore dix-huit fois dans tout le Temple. Il en était assez.

Elle posa sa pochette sur ses genoux, ayant croisé les jambes pour être à l'aise, puis offrit son plus beau sourire à l'être en face d'elle. L'idée qu'elle ne puisse le jauger par ses traits l'agaça un peu, de même que sa voix synthétique, mais elle n'en montra rien, se lançant pour l’énième fois de trop dans son discours.

- Bonjour monsieur Styx. Je me nomme Circé Marlow, je suis la présidente de la société Marlow Cie spécialisée, comme vous le savez sans doute, dans l'armement et la technologie militaire de pointe. Je viens ici afin de discuter d'éventuels contrats et pourquoi pas d'un partenariat avec les Mentalistes. En cette période trouble, il me semble naturel d'envisager obtenir de quoi armer vos hommes.

Voilà, maintenant, là, s'il l'envoyait paître là, elle l'étranglait.

Mais quel connard ! Ok, celui là ne l'avait pas envoyé promener, mais il se moquait ouvertement d'elle, en allant même de son petit rire narquois. Ça ne faisait que l'agacer un peu plus. Une ombre passa sur son visage un instant, altérant la beauté de ses traits pour une demi seconde, avant qu'elle ne parvienne à reprendre le contrôle.

Elle se détendit, reprenant son petit sourire commercial, mais sa main posée sur ses genoux était désormais fermement serrée en un poing coléreux. Et l'envie de le lui balancer à la figure planait dans son esprit. S'il croyait qu'elle allait se laisser insulter ainsi, il faisait fausse route. Crétin de Mentaliste. Mal renseigné en plus, cela faisait quelques jours déjà que son père avait passé l'arme à gauche, et l'écho de sa nomination au poste de Présidente Directrice générale avait fait grand bruit. Dans les cercles Automates en tout cas.

Elle releva le menton et répliqua d'une voix égale :

- Mon regretté père nous a quittés il y a deux jours, en fin de journée. Étant sa fille unique, et parfaitement formée par mon père, j'ai été choisie pour le remplacer à la tête de l'entreprise. La moindre petite recherche devrait vous permettre de le trouver, les journaux n'ont pas manqué d'en parler. Faites donc si vous avez des doutes, je peux patienter quelques instants.

Son sourire s'étira, dédaigneux, alors qu'elle plongeait son regard à l'endroit où elle imaginait être le sien.

- Quant à l'organisation militaire... Ce n'est pas ce que j'ai cru comprendre pour les membres de l'Ordre. Ne sont-ils pas chargés eux-mêmes d'assurer la sécurité de la ville également, au même titre que les NOD, bien que d'une manière plus... spirituelle ? Et pour vos incroyables capacités mentales, n'avez-vous jamais peur qu'elles soient insuffisantes ? Vous n'avez pas tous des pouvoirs offensifs, bien loin de là... Tandis que l'acier, lui, ne trompe jamais. Inaltérable, indestructible, rien ne vaut son chant mélodieux pour vous tirer de toutes les mauvaises passes...

L'escorte n'est là que pour le prestige, monsieur Styx, vous devez savoir ce que c'est, le pouvoir, le luxe...

Elle se moquait de lui à son tour. Quelque chose pourtant l'agaçait. Les motifs sur la cape de l'hurluberlu évoquaient vaguement quelque chose à son esprit. Ça devait être important. Et pourtant... Pourtant impossible de mettre le doigt sur quoi.

Bon, on y était, les hostilités étaient définitivement lancées. Celui-là, tout enfoiré qu'il était, savait de quoi il parlait. Elle l'espérait en tout cas, elle souhaitait qu'il cache juste son jeu, et pas qu'il soit aussi stupide... Entuber les gens c'était pas très amusant s'il n'y avait pas de challenge.

Elle attira le dossier à elle afin de le parcourir. Tout en lisant, elle répond déjà :

- Oui, ça a été un coup dur pour nous, c'était un grand homme, et je l'aimais beaucoup... Mais les affaires ne peuvent attendre. Il m'avait bien formé, grâce lui en soit rendue.

Coup dur, bien sûr. C'était elle qui l'avait empoisonné. Son absence totale de tristesse devait clairement transparaître dans le ton de sa voix, mais elle s'en moquait éperdument. Il était temps de prouver à tout le monde qui elle était. Et que ce n'étaient pas les états d'âme qui l'étouffaient.

Toutefois, le dossier qu'elle avait sous les yeux n'était pas bon. Pas du tout. Vintorez, forcément, ces empêcheurs de tourner en rond avaient déjà une longueur d'avance sur eux. Elle avait pourtant dit à son père qu'il fallait se méfier d'eux et agir au plus vite, mais non, comme d'habitude, il ne l'avait pas écoutée. Ne t'occupe pas de ça ma chérie, va plutôt te faire belle pour le jeune Prince, c'est important.

Plus important que l'entreprise ? Vieux con.

Enfin, ce n'était plus le moment d'y songer. Tout en continuant à tourner les pages, elle se remit à parler pour meubler le silence qui s'installait.

- J'ai cru comprendre que la diplomatie ne donnait guère de bons résultats avec les insurgés. Ni avec les créatures qui rôdent actuellement dans la ville.

Puis elle termina enfin son tour rapide d'horizon. Ça ne lui avait pris que quelques minutes mais elle connaissait désormais le contenu de l'offre. Très alléchante du reste, difficile de proposer mieux en terme de prix sans se faire clairement enfler. Qu'importe, elle pouvait toujours vendre à bas prix et se rattraper sur les munitions qui suivraient. Et les avenants au contrat. Ainsi que les éventuelles clauses de pénalité, la reconduction automatique, et tout un tas d'autres légers petits détails à peine discernables qui gagneraient toute leur ampleur sur du long terme. Mais pour ça, il fallait ferrer le poisson. Et il n'avait pas l'air très disposé à l'être.

Elle se leva à son tour. Il était temps d'entrer en jeu pour de bon. Finies les petites piques gentillettes, c'était le moment de montrer ce que tu as dans le ventre ma petite.

Elle posa sa pochette sur le bureau, en sortant un contrat type de Marlow Cie, et se tourna finalement vers ses deux gorilles.

- Vous pouvez disposer messieurs, je vous remercie. Si vous m'entendez hurler, vous pourrez toujours intervenir.

Ils semblèrent ne pas apprécier le trait d'humour, jetèrent un regard noir vers le Mentaliste mais quittèrent finalement les lieux en silence. Elle se reconcentra sur son interlocuteur.

- Vintorez ne vous propose que des gadgets technologiques. Bien trop chers pour la réelle utilité qu'ils ont. Ce qu'il vous faut, c'est de l'efficacité. Les insurgés se moquent bien de la technologie, avec une balle entre les yeux, ils meurent aussi bien. Nous proposons les mêmes armes que Vintorez, dépouillées de tout le superflu anecdotique, à des prix défiant de très loin les leurs.

Elle s'assit sur le coin du bureau tout en poussant le contrat vers lui, un brin charmeuse maintenant. Ça faisait partie du jeu, la séduction. Même si elle n'était pas sûre de parvenir à quoi que ce soit avec un individu pareil.

- Qu'importe tout cet assistanat, toute cette informatisation des armes ? Vos hommes ont des yeux et des mains non ? Nous misons sur l'efficacité et la durabilité. Plus de portée, plus de munitions, une utilisation simple et intuitive. Ne vous laissez pas berner par des gadgets illusoires. Il vous faut de la qualité. Et j'ai tout ce qu'il vous faut pour ça.

Elle le regardait avec fougue désormais, emportée par son discours. C'était celui de son père, adaptée à ses propres talents. Elle repoussa distraitement une mèche de cheveux accrochée à ses lèvres, puis sourit.

Il allait céder. Il le fallait. Il allait céder, là tout de suite et... non pas du tout en réalité. Ils aiment bien les gadgets ? Loser en armure, c'est toi qui les aimes oui.

Son interlocuteur était venu s'assoir près d'elle et parcourait son contrat avec application pour autant qu'elle pouvait en juger. Et le verdict tomba. Brutal et sans appel, sans même aucune porte de sortie. Il la mettait dehors sans lui proposer aucune alternative. Elle se renfrogna un peu, mais demeura à ses côtés, jusqu'à ce qu'il lui tende enfin une épée. Arme de belle facture.

Elle l'attrapa avec précaution, observant la garde finement ouvragée, le fourreau, puis se leva pour la faire glisser hors de sa protection. Circé manipulait l'arme avec habileté, l'examinant d'un oeil critique et professionnel. Les armes blanches étaient loin d'être sa préférence, mais elle s'y connaissait un peu tout de même, obligations parentales obligent. Cette épée était parfaitement équilibrée, et semblait vibrer d'une quantité de technologie proprement effarante. Aucun besoin de se demander d'où elle venait. C'était du travail Vintorez, et du haut de gamme en prime.

Comment un homme pareil pouvait-il se payer une telle... Soudain, l'idée la frappa. Elle releva brusquement le regard vers lui, manquant faire tomber l'épée qu'elle rattrapa de justesse, s'ouvrant légèrement la paume au passage sur le tranchant de la lame. Et la colère ne fit qu'un tour dans ses veines. Mais bien sûr, quelle imbécile ! Ces symboles sur son vêtement... Enfoiré de Vintorez ! Comment n'avait-elle pas fait le rapprochement plus tôt ? Elle se maudit de tous les noms. Ces symboles, elle les avait bien sûr déjà vus. C'étaient ceux de la compagnie Vintorez.

Alors tout ceci était perdu d'avance de toute manière hein ? Il s'était bien moqué d'elle ce connard, depuis le début. Elle rengaina l'épée d'un geste rageur avant de la lui jeter dans les bras, lui faisant face de toute sa hauteur.

- Oh, je vois qu'allégeance est déjà faite, Monsieur Styx. Si vous êtes déjà vendu à la concurrence de toute manière...

Elle releva le menton, jetant un dernier regard dédaigneux sur lui, avant de lui cracher :

- Êtes-vous un fils bâtard ou bien vous ont-il acheté par je ne sais quelle promesse ?

Connard, connard, connard. Lui faire perdre son temps ainsi. Elle avait envie de l'étrangler pour de bon désormais.

Qu'est-ce que... ? Avant qu'elle n'ait le temps de comprendre, il était à son côté, ayant attrapé sa main d'autorité pour la désinfecter et la bander. Surprise, elle ne songea même pas à reculer, le regardant faire avec ébahissement. Il était plutôt doux avec elle, et s'activait avec une efficacité professionnelle telle qu'elle ne l'arrêta pas. Et puis ses gants produisaient une barrière suffisante entre leurs peaux pour qu'elle ne s'en sente pas agressée.

Lorsqu'il prit la parole, elle l'écouta sans vraiment comprendre où il voulait en venir, sentant sa colère s'éteindre peu à peu jusqu'à disparaître complètement pour laisser place à de la surprise. Et de l'horreur aussi, quelque part. Il était sérieux ? Vraiment sérieux ? Une quinzaine de bonnes raisons pour décliner l'invitation défilèrent dans son esprit, et elle s'apprêtait à le faire alors qu'il lui lâchait la main lorsque l'apocalypse se déclencha dans le bureau. Ou tout comme.

Une armée innombrable de minuscules êtres s'égailla soudain à leurs pieds, certains se cognant dans les talons hauts de Circé en se bousculant. Elle lâcha un cri de surprise, voulut bouger, ne trouva pas une seule zone libre où poser ses pieds et demeura donc figée sur place à regarder avec effroi ces petits êtres s'attaquer aux chaussures de son interlocuteur. Le temps qu'elle réagisse pour les dégager d'un bon coup d'escarpin, ils étaient déjà repartis, ayant laissé pour seul souvenir un trou béant dans la botte du mentaliste et un peu de sang qui s'en échappait.

Elle demeura bouche bée encore un moment, avant de se ressaisir.

- Tout va bien ?... Vous devriez désinfecter, je ne fais pas trop confiance à la propreté de ces... ces... C'était quoi ces trucs ? Non mais, c'était quoi ?!

Sa voix se perdit dans des aigus incontrôlables et elle se tut finalement avant de céder à l'hystérie. Ses gardes du corps n'avaient même pas réagi et demeuraient devant la porte d'entrée. L'idée qu'il puisse leur être arrivé quelque chose lui traversa l'esprit, mais elle la chassa aussi vite, se contentant de demeurer face à la porte désormais, s'étant rapproché de son interlocuteur. C'était son seul rempart en ces lieux, sa seule défense contre les créatures qui semblaient trainer ici. Bien loin toutes les autres considérations maintenant. Elle avait très envie de partir d'ici.

Elle le regarda faire avec ébahissement. Est-ce qu'il venait de se vider l'équivalent d'une bouteille de désinfectant dans la botte ?... Qu'est-ce que ... ? Elle demeura sans voix lorsque les protections de métal s'installèrent d'elles-mêmes sur ses pieds, et puis quand est-ce qu'il avait récupéré son épée et ... ? Elle interrompit rapidement le cours de ses pensées. Circé, ma fille, c'est pas le moment de t'enflammer, la tête froide en toutes circonstances.

Elle inspira un grand coup, et lui offrit son plus joli sourire lorsqu'il se tourna vers elle. Ce connard de Mentaliste savait se montrer plaisant quand il le voulait.

Elle s'empressa de le rassurer lorsqu'il l'interrogea.

- Non non, tout va bien. C'est après vous qu'ils en avaient, je le crains.

Elle ne le craignait pas du tout, elle en était ravie, mais ce n'était pas très politiquement correct. Non pas qu'elle en ait quoi que ce soit à faire étant donné qu'il l'avait bien roulée un peu plus tôt, mais qui sait... Il avait parlé de rediscuter du contrat à l'Opéra le lendemain. C'était étrange de revenir là-dessus, et cela la rendait curieuse. Et la curiosité était un défaut qu'elle n'avait jamais su faire taire.

Elle regarda de nouveau la porte, puis reprit contenance en ramassant sa pochette abandonnée sur la chaise. Il était plus que temps de se barrer d'ici. Pour de bon. Le Temple n'était décidément pas un endroit qui l'attirait, elle allait en garder de trop mauvais souvenirs. Entre le parcours labyrinthique un peu plus tôt, le double jeu de ce Mentaliste et l'agression des... mini bestioles, c'était trop pour une honnête femme rationnelle.

- Je vais rentrer, je crois que vous avez ici des légers détails dont vous avez à vous occuper... Et j'ai encore beaucoup de choses à régler. Je serai à l'Opéra demain soir à 19h pour la première représentation. Au revoir, Monsieur Styx.

Et elle se dirigea vers la porte avec hâte.