Kleo, cuisinière-pirate

Faire vite, en silence, sauter d'un îlot d'ombre à un recoin bétonné.
Resserrer le manteau noir autour de son corps pour empêcher que les pans ne dévoilent sa présence.
Un morceau de tissu qui se prend dans un angle, qui attrape une excroissance de métal et c'est fini, l'obscurité se fend, le feutre de la nuit se déchire, et l'escadron qui surveille le convoi qui s'achemine lentement vers le wagon-aéronef destiné à emmener une armada de caisses de métal à destination des quartiers des Automates, aura tôt fait de réduire la jeune femme en poussière.

Kleo serre son manteau autour d'elle à s'en faire mal aux côtes. Même sa respiration lui semble trop bruyante, malgré le fracas des engins de transport, les cris des Implantés qui régissent la bonne marche du convoi et les sirènes gutturales des robots de signalisation. Elle reporte son regard sur l'objet de sa présence. Ces caisses, plus petites, à la forme oblongue, qui pointent tout juste leur nez hors du hall béant, crachée sur la langue d'un tapis roulant. Ces caisses, elle en connaît le parcours, elle-même ayant régenté leur manœuvre, quand on l'avait incorporée aux rangs des apprentis N.O.D.

Elle avait alors pu avoir un aperçu de l'opulence, des privilèges auxquels les Automates et les Mentalistes pouvaient prétendre. Elle n'avait pris cela que comme une information supplémentaire à ajouter à son apprentissage. Elle avait intégré les premiers mois de formatage, sans broncher, comme on ingurgite patiemment, froidement, les déclinaisons grammaticales d'une langue étrangère. Enseignement martial, attitude, réflexes, son corps devait devenir le prolongement de sa pensée, pensée toute droite dédiée au parti. Pas de recoins ni de souplesse, nulle cavité où dissimuler un songe qui ne serve pas le discours de l'ordre et de la discipline. Elle devait devenir une lame, un chien de guerre, un corps et un esprit tout entier dédié au maintien de l'ordre, au service des Dirigeants.
Sauf que.
Un NOD est mis au rebut rapidement à l'échelle d'une vie.
Une NOD encore davantage.

Kleo crispe ses doigts sur son genou droit à s'en faire mal aux phalanges. A l'époque, il était si facile de pointer toute sa concentration sur la réalisation d'un objectif précis. L'effort qu'elle doit déployer à présent pour ne pas flancher lui était encore inconnu il y a quelques années. Se remobiliser. Ne pas penser, rester droite, dédiée à sa tâche.

Les caisses oblongues continuent leur lente procession vers le ventre de l'aéronef. Encore quelques pas chaloupés et elle atteindra le rail du tapis roulant, à l'endroit où, elle le sait, une faiblesse de conception lui permettra d'introduire une pince coupante et de sectionner un câble. Ce sera alors la partie la plus risquée. La détection d'une anomalie déclenchera une sirène d'une tonalité lugubre qui rompra l'impassibilité des gardiens. Ils s'élanceront, dans une méfiance toute mesurée, à la recherche de l'origine de la faille. Dans un premier temps, ils concentreront leur manœuvre vers l'entrée de l'aéronef avant qu'un binôme ne parte vérifier le système d'alimentation principal. Cela laissera le temps à Kleo de faire rouler l'une des caisses par dessus le tapis et de la basculer dans le fleuve. Avec le vacarme ambiant, personne n'entendra le bruit de sa chute dans l'eau noire. Accrochée à son tonneau, elle sait où elle patientera, immobile, avant de regagner, centimètre par centimètre, rivée à sa caisse comme une moule à son rocher, la cavité du quai se prolonge, à fleur de rivage, en un égout d'une largeur suffisante pour laisser passer deux hommes... ou une femme et une caisse de forme ovoïde.

Dans ces caisses, des vivres. Celles-là mêmes dont Kleo a assuré l'acheminement bien des années auparavant, pour nourrir l'ego du parti davantage que leur appétit.
NOD déserteuse, rebut d'un ordre qui l'a jugée inapte, piller leurs vivres est devenu son cheval de bataille.
Parce qu'il ne s'agit pas que d'aliments, mais d'un instrument de pouvoir.
Et qu'en nourrissant la résistance du pain des Dirigeants, elle veut leur donner, rien qu'une seconde, l'illusion d'une autre existence possible.


Kleo, la pince coupante bien en main, se glisse jusqu'au tapis roulant.
Respirer, ne pas penser.


Un bruit métallique dans la nuit noire, suivie d'une explosion de voix.
Nul n'entend le "plouf" sonore au milieu de ce vacarme, ni le clapotement d'une nage désordonnée, ni les battements d'un cœur bien vivant qui bat la chamade.

[Au cas où si ça joue encore... sinon c'est pas grave, ça m'aura fait un peu écrire
Je voyais bien Kleo en NOD à la formation inachevée, remerciée pour une raison que je connais pas encore, et donc devenue orthodoxe sans implant si j'ai bien suivi les descriptifs du BG. Maintenant elle fait la tambouille avec des denrées de contrebande, planquée dans une cuisine pirate, quelque part dans un quartier libre. ]