Mauvais endroit, mauvais moment...

Le réveil sonne.
Je me lève, laisse couler l'eau chaude et mets de l'eau à bouillir.
Je prends ma douche, laisse le thé infuser pendant que je m'habille, puis je le sirote doucement tout en grignotant des biscuits Nutripro "Des biscuits hautement recommandés par tous les nutritionnistes". Ils sont ni bons, ni mauvais. Tout comme ce thé favorisant la concentration.
Je fume une clope puis me lave les dents, enfile mon manteau et enfin tourne la clé dans la serrure.

La routine, un matin comme tous les autres.

Le tram, toujours le même silence, les mêmes rames insalubres, les mêmes personnes sans visages qui ne se regardent pas, se voient à peine. Je regarde dehors pour ne pas les voir non plus. Le soleil se lève, tout le monde s'en fout. Devant nos yeux, rien n'attire l'attention. Devant nous, y'a rien.
Je descends à l'arrêt "Bloc A", des usines à perte de vue, un peu de fumée qui s'échappe déjà de cheminée, je ne suis pas la seule en avance, et le ciel rouge et épais de la pollution des jours précédents. Le tram file derrière moi, les quelques personnes qui sont descendues sont déjà parties en direction du bloc A accomplir leur dure journée de labeur.
Je replace une mèche de cheveux derrière mon oreille, resserre la ceinture de mon manteau et soupire. J'ai le temps, la journée sera longue comme chaque jour.

Je travaille un peu plus loin que le bloc A, qui n'est d'ailleurs pas tellement proche de l'arrêt du tram, une petite imprimerie dans un petit bloc que je partage. Des distances qui me seront bénéfiques aujourd'hui.
J'ai à peine fait quelques pas qu'un bruit assommant retentit, sourd, puissant, inhabituel. Je suis soufflée à terre et recouverte de poussière. Je me relève péniblement, époussetant mes habits et toussant. De la fumée partout, j'en ai l'œil qui pleure, du feu au loin, vers le Bloc A, on ne voit plus grand chose, sauf ce drone qui arrive vers moi...
Je prends la poudre d'escampette entre deux usines, sans réfléchir, je cours, je ne sais pas où je vais, deux choses claires en tête : D'une c'était pas normal, de deux, ça ne m'apportera rien de bon que de rester dans le coin.
Je n'ai rien vu, je ne sais rien, je cours, je rejoins le tram un peu plus loin, je grimpe dedans et je passe la journée chez moi.

Je n'aime pas l'imprévu.

Je marche comme un soldat, au pas, raide comme un piquet, droit devant. Comme on m’a appris, je marche.
Les rues sont sales, plus que d’habitude. Le sol s’est recouvert d’une fine couche de poussière. On dirait de la neige, sauf que s’en est pas, sauf que c’est tout ce qui reste d’une usine. Dedans, y avait des gens. Tous crevés. Faut pas chercher sous les décombres, surtout pas… en dessous… y a des gens. Ecrasés, broyés, mélangés au gravas, à la poussière de béton, des ferrailles enfoncées dans la gorge.

J’ai encore la scène gravée dans la cervelle. Une main qui bouge sous un amas de pierre et de cendre. Juste une main. Si petite, fine, fragile, et qui bouge encore. Un peu, juste un peu. Un tout petit peu.
Comme un poisson jeté hors de l’eau, sans air. Elle remue, s’agite, et se calme. Les doigts se tendent, tremblants, fébriles, insupportables. Je ne vois pas son regard, mais sa main… ses doigts… pourquoi elle me tend la main… j’en n’ai rien à cirer. Qu’elle crève.
Ses ongles sont cassés. Ils ont du être beaux et bien faits. Propres avant d’être arrachés comme des écailles de poisson.
Je ne vois rien d’elle, seulement un tas de gravas, et… cette main qui bouge encore. Mais crève !
Elle crèvera de toute façon. Son corps est enterré, elle devrait être morte, sans air.

J’ai du resté un long moment à la regarder crever. J’ai oublié. Cette main. Parce qu’elle n’a pas de corps, c’est juste un tas de gravas, des pierres et de la cendre. Rien que des pierres et de la cendre. Et, je suis resté à observer, figé dans le temps, rivé à cette main qui vibrait encore.
Je voulais partir, décrocher, me tirer ailleurs et ne rien voir, ne plus voir, oublier, tout oublier, oublier avoir pris ce chemin, cette rue, et avant, le Bagdad. Je n’y étais pas. J’y ai jamais mis les pieds. Jamais.

Lentement, ses doigts s’affaissent. Lentement… comme un long cri extirpé de la chair, silencieux et pudique. Un dernier soupire, un soubresaut, c’est la fin. Je me retourne et poursuis mon chemin.
Deux pâtés de maison plus loin, je vomis sur le mur comme un chien pisse sur un lampadaire.
Ça soulage.

J’ai vu son visage. Le sien n’était pas enterré sous un tas de gravas. Elle a pris le tram. Je l’ai suivi. Instinct ou pas, je voulais quitter cet endroit de mort. Le limier fait son boulot.
Elle m’a conduite chez elle. Je l’ai supposé.
Ça fait maintenant une journée que j’attends sur le trottoir d’en face. Accroché à un mur, le nez planté dans une vitrine. Avec cette main qui veut pas crever.

Sans encombre, j'arrive à mon appartement.

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