What happened?!

Blanche tourna au croisement suivant. Le quartier avait changé.
Elle ne pouvait dire précisément si c'était ici qu'elle avait vécu ses dernières années. Enfin... Ces dernières années avant les cent qui lui étaient passées sous le nez sans qu'elle s'en rende compte. Cet endroit n'avait plus rien des lotissements gris et des maisons toutes identiques. Il n'y avait plus de trottoirs, plus de boîtes aux lettres, plus de voitures sagement garées devant les garages, plus de voisins planqués derrière les rideaux, plus de halo bleuté provenant des téléviseurs, plus de fenêtres, plus de poubelles, plus rien.
Les murs des immeubles étaient si hauts qu'on ne voyait plus le ciel. La brume s'accrochait au béton et à l'acier. Même à cette heure avancée de la nuit, la noirceur du ciel se voilait d'un film gris, glauque. On entendait quelque part, derrière, les turbines des usines qui continuaient de tourner à plein régime. La rue était déserte et pourtant le bruit était omniprésent. L'électricité semblait bourdonner dans l'air; les enseignes lumineuses des grandes artères, plus loin, vomissaient leurs flashs lumineux. Un lampadaire grillé clignotait désespérément. Et il faisait chaud. Une chaleur étouffante et poisseuse qui rendait la peau moite et les mouvements lents, et pas un souffle d'air.

Blanche ouvrit la bouche pour aspirer cet air encore inconnu.
Il lui fallait une clope. Un truc pour occuper ses mains. Un truc pour calmer ses nerfs. Machinalement, elle fouilla dans la poche gauche de son imperméable et en sortit un briquet et un paquet de cigarettes. Bientôt la fumée gagna ses poumons avec bonheur, puis, l'atmosphère, si épais soit-il. Les volutes souples s'estompaient au dessus de la tête encapuchonnée, et coincée entre le pouce et l'index, la nicotine faisait son effet.

Elle fit encore quelques pas. Ça devait être là, précisément à cet endroit. A quoi est-ce qu'elle le voyait? A la sensation bizarre qui lui tordait les entrailles. Elle avait passé quelques années ici. Elle y avait caché son passé, elle y avait construit un présent. De toute pièce. Elle avait bâti une façade, gommé les erreurs, comblé les vides. Ici. Alors, oui, elle était encore capable de savoir où elle avait vécu.
Qu'était devenu Monique? Gérard? Le géranium? Et ce qui se cachait dessous? Les robes soigneusement cousues? Et le service en porcelaine?
En cent ans... Monique et Gérard avait eu le temps de vivre deux fois. Le géranium devait avoir succombé à l'atmosphère empoisonnée. Les robes, le service en porcelaine? Légués? A qui? Jeté? Détruit? Revendu? Qui aurait cru qu'elle s'était attachée à des choses aussi... insignifiantes. Même pas elle.

Elle écrasa la cigarette avec le talon, en sortit une autre et la colla à nouveau au coin de ses lèvres.
Les gens qu'elle avait connu, les lieux qu'elle avait fréquenté, les ruelles dans lesquelles elle s'était perdue, tout ça n'existait plus, ou avait changé. Les magouilles d'autrefois, les dealers, le menu-fretin des voleurs à la tire, des putes bon marché et des vendeurs à la sauvette devaient s'être renouvelé, et l'ombre qu'elle avait su imposer parmi tous ceux là, avait du disparaître avec le temps. Tout était à refaire. Tout reconstruire à nouveau...

Elle attrapa une conduite qui passait au dessus de sa tête. Grimpée dessus, les jambes dans le vide, une clope à la main, la capuche tombée sur les épaules, Blanche fixait le mur de béton qui avait remplacé la maison soignée de Monique.
Il n'y avait plus de souvenirs, il n'y avait plus rien qui la raccrochait à rien.
Juste une liasse de billets. Une grosse liasse de billets, coincée au fond de sa botte, glissée dans sa chaussette. Des économies bien méritées qui lui offraient désormais un avenir un peu moins...

Elle se retourna brusquement, et bascula dans le vide!
La cigarette échappa à ses lèvres.
Ses bras battirent l'air, et instinctivement elle agrippa ce qui passait par là.
Une main. Une main avec un bras, une épaule, une tête. Quelqu'un.
Quelqu'un qui la retenait, alors que ses pieds flottaient à peine à quelques centimètres du sol.
Il suffisait qu'elle tende la jambe pour poser le pied à terre.

Le premier réflexe, fut de se libérer de ces bras. Blanche se sentait mal à l'aise d'avoir atterri dans les bras d'un type qu'elle ne connaissait pas et dans un monde qu'elle ne connaissait plus. Elle repoussa les bras, posa les pieds par terre, retrouva le contact avec le sol, se redressa, et recula de quelques pas. La distance lui rendit sa contenance.
Elle enfonça ses mains dans les poches de son imper et d'un coup d'oeil, disséqua le type qui venait de la rattraper.
C'était le premier sur qui elle s'attardait depuis qu'elle avait changé d'époque. Il avait pourtant pas l'air bien différent de ceux qu'elle croisait autrefois... Les hommes se ressemblent tous, faut croire.

" Ca va j'ai rien. "
Ça ressemblait plus à un grognement qu'à autre chose. Pas de merci, rien. Après tout, c'était de sa faute si elle avait basculé dans le vide. Alors qu'il l'ait rattrapé, c'était la moindre des choses!

Blanche n'aimait pas qu'on la dérange. Elle n'aimait pas qu'on lui parle, elle n'aimait pas la politesse, la gentillesse, le ton mielleux de ce type. Elle sortit une autre cigarette et la colla au coin de ses lèvres. L'odeur du tabac frais monta jusqu'à ses narines. Un tabac vieux de 100 ans, qui n'avait vraiment rien perdu de sa saveur... C'était étrange, mais comme à peu près tout ce qui lui arrivait en ce moment.
Elle jeta un coup d'oeil vers l'immeuble à sa gauche et poussa un soupir inaudible. Qu'est-ce qu'elle allait bien pouvoir faire maintenant? Trouver de quoi gagner son pain, mettre du beurre dans les épinards. Un endroit où loger, de quoi le meubler. Elle ne pouvait même plus compter sur Monique pour les vêtements... Il allait falloir qu'elle renouvelle sa garde-robe, parce qu'elle se voyait mal porter son imper gris et ses bottes indéfiniment.

Lorsqu'elle se retourna le type n'avait pas bougé. Pire, il la fixait.
Son regard croisa le sien, et elle détourna les yeux.

Une idée venait de la traverser. Après tout, ce type était là, il vivait là. Il semblait connaître l'endroit, et pas elle. Peut-être qu'elle pouvait espérer lui soutirer quelques informations sans rien débourser? Il avait pas l'air méchant. Et puis dans la pénombre, tous les chats sont gris. Elle, y compris.

" Dites? Je viens d'arriver ici... Vous sauriez pas où je pourrais dormir cette nuit? "

Inventez quelque chose...

" Je me suis fait voler ma valise. Y avait toutes mes fringues dedans. Vous sauriez pas non plus où je pourrais trouver de quoi m'habiller, pour pas cher? "

A une heure aussi avancée de la nuit, cette question paraissait certes saugrenue. Mais tant qu'elle avait un gentil bougre sous la main, autant en profiter!

A l'époque, elle lui aurait ri au nez. Elle lui aurait rétorqué que les chances de se faire agresser étaient nulles. La pègre savait qui elle était, jamais personne n'aurait oser. Mais cent ans ont passé. Elle ne connaissait plus la racaille des bas-fonds, et la racaille ne la connaissait plus non plus. Les mentalités n'avaient pas dû changer pour autant et de toute évidence, physiquement, elle avait tout de la proie idéale. Les hôtels bon marché étaient des traquenards. Les squats? Elle avait beau avoir l'air de rien, elle n'aimait pas se mélanger avec la foule des camés et des catins qui vivaient dans des piaules enfumées et humides. Non merci.

Le type la dévisagea. Comme s'il hésitait. Et puis il relança le truc, lui indiqua un centre commercial, des boutiques. Et de but en blanc lui proposa d'aller voler des fringues.
Elle aurait su comment faire; elle aurait sursauté. Il y a cent ans de cela, jamais personne ne se serait aventurer à parler comme ça à voix haute, en pleine rue, et de surcroît à une inconnue. Personne sauf peut-être un cinglé, ou un NOD qui aurait voulu coincer un imbécile de truand. Qui était ce type? Pour qui se prenait-il? Et surtout, à qui croyait-il avoir affaire?

" J'ai de quoi payer mes fringues. L'hôtel aussi. Mais si vous dites que rien n'est sûr ici... Vous avez mieux à proposer? Vous m'emmenez là où je peux passer une nuit sans me faire dépouiller, et je vous file une clope. Okay? "

C'était un peu sa dernière chance. Sinon elle serait obligée d'aller pioncer dans un hôtel haut de gamme, et franchement, les draps de soie, ça collait à la peau, et ça tenait pas chaud.
Cette fois-ci, elle n'évita pas le regard du type, elle le fixa feignant une mine résolue, carrément sûre d'elle. Ce qui au fond n'était pas du tout le cas. En même temps, comment rester stoïque devant tant d'impuissance. Blanche aimait pouvoir contrôler les évènements, elle aimait pouvoir dire non, elle aimait savoir où elle allait, elle aimait savoir l'heure qu'il était, l'endroit où elle se trouvait. Et ici, maintenant... Elle ne savait rien de cela. Cent ans d'absence, le flou total! Elle avait fait un pas de cent ans, à un moment quelque part, il s'était produit quelque chose, et elle ne s'en était même pas rendu compte.
Alors, oui, pour une fois, elle ne savait plus vraiment quoi faire. Ce serait la troisième fois qu'elle devrait reconstruire sa vie de A à Z. Et ça commençait sérieusement à la gonfler.

Elle tira sur sa clope. Il faisait trop chaud. L'imperméable lui collait à la peau. Tant pis...
Elle coinça la clope entre ses lèvres, et retira l'imper. En près de trois ans chez Monique et Gérard, jamais personne ne l'avait vu autrement qu'avec cet imper bleu délavé sur le dos. Cent ans plus tard, il allait falloir changer les habitudes.
Elle le coinça sous son bras, et tira un peu sur le pull gris qui forcément laissait deviner sa personne un peu plus qu'un manteau flasque et trop grand.

" Bon? Vous la voulez votre clope ou quoi? "

Elle aurait du se douter que ce type était un insurgé. Ils étaient les seuls à être assez stupides pour parler aussi librement en pleine rue et à n'importe qui.
Il y avait toujours eu chez eux, quelque chose que Blanche n'avait jamais pu supporter. La fierté qui suintait au travers de leur moindre faits et gestes, peut-être. Cet espèce de condescendance qu'ils exprimaient, parfois malgré eux, vis à vis des implantés. Eux, se rebellaient. Eux, luttaient contre l'asservissement. Eux, posaient des bombes, volaient, trichaient, usurpaient. Mais c'était toujours pour la bonne cause. Pour la liberté. Qu'importaient finalement les dommages collatéraux, qu'importaient les répercussions sur la population orthodoxe. Une "guerre" ne se faisait pas sans pertes.
Pauvres fous... Une guerre? Mais quelle guerre? Celle qu'ils avaient déjà perdue? Celle qu'ils perdaient chaque jour un peu plus? Une guerre, mais pourquoi faire? Qu'espéraient-ils sincèrement de la liberté? Croyaient-ils vraiment que l'homme était fait pour la liberté. L'Histoire prouvait le contraire. De tout temps, les masses s'étaient rebellées; de tout temps, elles avaient souhaitées leur liberté... Et toujours, elles étaient retombées dans les bras de tyrans, de dictateurs, trop heureuses de trouver à nouveau quelqu'un pour leur montrer la voie.

Blanche esquissa un sourire. Avait-elle le choix, pouvait-elle se permettre de dire non? Pas vraiment, les insurgés avaient beau être des imbéciles, ils savaient défendre leurs quartiers, et elle pouvait être sûre de passer une nuit en toute sécurité. Sans débourser quoique ce soit d'autres qu'une simple clope... Fallait-il que le tabac soit devenu si cher à cette époque pour qu'une cigarette suffise à payer une nuit... Mais qu'importe.

" Je préférerais ne pas fermer les yeux. Jusqu'à preuve du contraire, mieux vaut se méfier de tout le monde, ici, même des insurgés... "

Elle écrasa le filtre de sa cigarette sur le sol, et s'avança vers l'inconnu. Elle commençait à fatiguer un peu: les émotions de la journée avaient été un peu trop nombreuses, et demain ne serait pas de tout repos non plus. Elle était pressée de trouver un endroit où s'allonger et dormir.

" J'vous suis. Je connais pas cette ville encore... Mais pas d'entourloupes hein!? "

Blanche tourna la tête. Elle avait cru entendre quelqu'un courir. Les immeubles gris et mornes amplifiaient les sons facilement. Mais manifestement, l'endroit était désert. Sans doute était-ce son esprit qui lui jouait des tours. La fatigue, le dépaysement, ou les deux à la fois.

Sa réponse semblait embarrassé l'inconnu. Visiblement, il aurait préféré qu'elle ferme les yeux sur le fait qu'il était un insurgé. Mais "fermer les yeux" sur quoi que ce soit, n'était pas du goût de Blanche. Elle dardait toujours un regard acerbe sur ce monde au dehors qui lui paraissait si étrange et dangereux à la fois. L'expérience lui avait montré à de nombreuses reprises qu'on était jamais trop méfiant. Alors pour elle, quiconque s'approchait un peu trop était un danger potentiel. Quiconque riait un peu trop fort, parlait en chuchotant à l'oreille de son voisin...

... Apparaissait soudainement de derrière un mur était une menace.

Il avait les cheveux blancs, les lèvres étirées en un sourire pantois et un bandeau sur les yeux. A première vue, cela n'avait rien à voir avec l'attirail classique du type dangereux. On aurait plutôt dit un... pov' type en fin de compte. Hilarant. Ou presque. Malgré tout, la jeune femme restait sceptique. Qu'est-ce qu'il avait foutu caché derrière un mur à les écouter? Et pourquoi est-ce qu'il restait planté là à les regarder, un sourire béat accroché aux lèvres?
Elle n'avait plus qu'une envie: se barrer.

Parce qu'en plus l'autre zozo s'en mêlait!
Et vas-y que j'te donne du monsieur. Pourquoi pas du monseigneur tant qu'on y est! "J'peux vous aider?" Pourquoi faire? Crétin! Si ce mec planque ses yeux derrière un bout de chiffon c'est déjà qu'il est pas net. Les aveugles aussi ça s'assume! Mais vas-y fous-lui une raclée et qu'on se casse d'ici. Ça me fatigue...

Blanche, toute glacée et frigide qu'elle soit, bouillait littéralement sur place. On crevait de chaud ici, et elle ne comptait pas y passer toute la nuit. Surtout que le nouvel arrivant avait l'air d'un idiot fini, à mettre des "oh!" et des "ah!" et des "oui!" et des "bien!" à toutes ces phrases... Beurk!

" Tu t'es trompé mon gars. Y a pas de lieu de "liberté" à Novlangue. Ni ici, ni ailleurs. Retourne à la cour de récré, jouer avec tes éléphants roses et tes barba-papas, et fiche nous la paix, tu veux.

Dites vous, l'insurgé, on y va? C'est pas que j'fatigue mais un peu quand même. Et puis rappelez-vous si vous la voulez votre clope, faut que je pionce moi! "

Blanche poussa un soupir mais se retint de répondre quoique ce soit. Elle n'avait pas envie de rentrer dans des considérations philosophiques avec un type sorti de nulle part qu'elle ne connaissait ni d’Ève, ni d'Adam. Qu'il croit ce qu'il veuille, après tout, elle ne souhaitait pas devenir son amie, elle voulait se reposer. Si possible réfléchir à son futur très égoïstement, et laisser de côté l'air hautin et méprisant de rigueur pour se réfugier avec plaisir dans les bras de Morphée.
Il était peut-être aveugle et à la recherche de liberté, mais chacun sa merde après tout. Jamais personne ne l'avait aidé, alors pourquoi le ferait elle pour les autres. Donnant, donnant, c'était comme ça qu'elle voyait les choses, un point c'est tout.

La jeune femme emboîta le pas de l'insurgé lorsqu'il se mit en route. Sans un merci.
Elle ne chercha pas plus à entendre ce que l'autre lui murmurait à l'oreille. Cela ne l'intéressait pas. Elle marchait en retrait, les mains dans les poches, l'imperméable sous le bras, les yeux rivés sur le sol. Regarder autour d'elle, lui donnait envie de fuir, tout avait bien trop changé. Le sol lui avait quelque chose d'un peu rassurant. Le sol restait le sol, elle continuait de poser les pieds dessus, même cent ans plus tard...

L'insurgé et son nouveau compagnon aurait pu complètement l'embobiné, lui tendre un piège, l'emmener n'importe où, contrairement à ses habitudes, Blanche ne contrôlait absolument plus rien. Elle suivait, sagement et simplement. Elle était en colère, contre elle même, contre le monde entier, contre ce connard qui lui avait fait zappé cent ans d'un coup. Parce que forcément, il y avait quelqu'un là dessous, forcément...
Un haut placé certainement, un automate, ou pire...
Quoiqu'il en soit c'était un connard, et Blanche ne changerait pas d'avis de si tôt!