I need a friend...

Je lui en ai pris trop d'un coup. Ça m'arrive régulièrement, un côté cœur d'artichaut qui me perdra. Qu'est-ce que ça peut faire, qu'ils se suicident ? Ils vivent pour quoi ? Pour bosser, pour consommer, pour faire tourner la machine, rien d'autre. Ils s'en rendent parfaitement compte, et ça les tue à petit feu. Pas grave, d'autres les remplacent dès qu'ils tombent.

Alors pourquoi j'absorbe leur tristesse jusqu'à être sûre qu'ils ne vont pas se foutre en l'air en sortant de chez moi ? Pourquoi je me fais ça ? Penser à déménager au rez-de-chaussée, la fenêtre me fait les yeux doux.

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit angoissé en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle,
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits...

Non, Nola, pas Baudelaire, merde. Je vais finir par croire que j'aime ça, les pensées drapées de noir, le poids sur la poitrine, les entrailles nouées et les sanglots hystériques.
Ça fait trois heures que je danse sans une seule pause. J'ai mal partout, je ne peux plus remuer un doigt, et la tristesse est toujours là.

Quand la Terre est changée en un cachot humide,
Où l'Espérance, comme une chauve-souris
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris...

Stop ! Stop ! Vite, un poème joyeux. Un poème joyeux... Pfff... Ça doit bien exister, non ?

Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux...

Je voudrais qu'ils arrêtent de me demander de faire ça. Quel pouvoir pourri. Première danseuse à l'Opéra, ça leur suffit pas, non, il faut quand même qu'ils rentabilisent leur foutu pouvoir. Je les hais. J'en peux plus. J'en ai marre. Pourquoi j'ai pas eu le pouvoir de Deidre ?

Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

Deidre...
Elle n'y peut rien, la pauvre puce, si elle est devenue pour moi la parfaite amie, la confidente idéale. Pour moi comme pour beaucoup d'autres. Au fond, il n'est pas si enviable que ça, son pouvoir. Je vois d'ici la meute d'amoureux éperdus, de meilleures amies délaissées, de parents orphelins de leurs bouts de chou, la harceler, la supplier de leur accorder de l'attention, sinon de l'amour. Et gratuitement, bien sûr... Je me mets sur les rangs ?

- Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

Besoin d'une séance. Besoin de Deidre. Tant pis pour elle...

Je fonce vers la console com, sans prendre le temps de laver mon corps trempé de sueur ou d'essuyer mes joues noires de rimmel. Ça ne peut pas faire de mal, en l'occurrence, d'avoir l'air totalement pathétique. Il y a un cœur qui bat sous les jolis seins des Valkyries. Parfois.

Elle apparaît sur l'écran, aussi rayonnante que je suis abattue. Déjà, son sourire me fait du bien.

Deidre ? Je peux passer ? Ça ne va vraiment pas...

J'entre chez elle, et je ne peux pas m'en empêcher : je lui tombe dans les bras pour y sangloter une bonne quinzaine de minutes. Je déteste faire ça. Et en même temps, ces sanglots-là font du bien, contrairement à ceux qui m'ont secouée dans ma solitude de trois heures : on dirait qu'à chaque larme, une goutte de désespoir s'en va. C'est quand même bien, les amies. Même les malgré-elles.

D'ailleurs, si j'étais vraiment un boulet, est-ce qu'elle s'occuperait aussi bien de moi, Deidre ? A me faire avaler un café puis un rhum, à me pousser dans sa douche aux senteurs de violette, à écouter mes lamentations ? Eh non. Et ça fait un bien fou.

Je porte un peignoir à elle, qui m'arrive au milieu des cuisses. La conversation languit dans son canapé, sous les assauts du rhum. Assez remise pour oser risquer d'en reprendre une dose, je feins un geste d'affection pour poser la main dans sa nuque.

Je ne m'attendais pas à trouver grand-chose, "rayonnante" étant le mot parfait pour la décrire, mais à ce point-là, c'est du jamais vu. A peine une vague angoisse du lendemain, et il a fallu la chercher sous des couches et des couches de félicité. Je souris.

Tu as changé de crème de jour ? Il faudra que tu me donnes la marque, elle a l'air efficace.

Bleus ? Elle a dit bleus ? Je dois être soûle. Ça me rappelle une très vieille chanson, une bluette, justement.

Pendant que je fredonne "Je lui dirai les mots bleus, les mots qu'on dit avec les yeux", en gloussant, elle se lève. Elle a bu autant que moi, j'en ai peur. Enfin, elle arrive à trouver sa salle de bain sans se cogner partout, on a de la marge.

- Allez ma belle. On passe au massage, parce que danser 3 heures non stop, ce n'est pas sérieux. Et comme ça... Tu me raconteras pourquoi il t'a autant heurtée, ce client. Parce que ce n'est pas seulement le désespoir d'un autre, que j'ai senti, là.

Hein ? Mais... non ! Enfin, pour le massage, c'est pas de refus, mais je t'assure, c'est juste...

C'est juste quoi, hm ?

Oui, bon, d'accord.

Je soupire et me tire la langue dans un miroir en face de moi. Sont pénibles, ces Valkyries, avec leur intuition.

Ce n'est pas le genre de Leith de porter une montre, alors toutes les 30 secondes, il va vérifier l'écoulement du temps sur la console.

Elle est toujours rentrée avant la nuit, d'habitude... Et avec tous ces terroristes qui rôdent dans les rues, en ce moment... Leith glousse nerveusement et se décide à appeler à la Ruche. Tant pis s'il la dérange au milieu d'une séance. S'il ne se rassure pas, il n'aura bientôt plus de cheveux, à force de tirer dessus, et elle le quittera parce qu'en plus d'être farfelu, il sera chauve, et...

Stop. Appelle.

Il a la présence d'esprit de changer de tee-shirt avant. Au lieu d'un "Hasta la victoria siempre" agrémenté de la photo d'un révolutionnaire oublié du XXème siècle, il choisit l'effigie d'un dragon chinois. C'est ce qu'il doit avoir de plus neutre, sauf à chiper un top à Deidre...

Elle répond ! Elle est là-bas ! Elle est vivante ! Extatique, il tend une main pour caresser l'hologramme de la joue de sa rousse.

Mon cœur, je commençais à m'inquiéter, alors je... Je ne vous dérange pas trop ?

Je souris bêtement, je n'ai aucun doute là dessus. Pensez : il a même pensé à mettre un TShirt discret !

- Non, pas... trop. J'ai une amie qui est passée... Je m'écarte pour qu'il aperçoive Nola étendue sur mon canapé. Et elle a un besoin urgent d'un remontant. Donc on a bu, elle s'est douchée, on a rebu, pris un café, bu à nouveau... Et je m'apprétais à lui faire un massage, parce qu'elle a dansé des heures et que sinon elle ne va pas pouvoir bouger demain et...

J'ai une peitite grimace contrite.

- Il est vraiment si tard ?

J'allais opter pour la lampe qui fait des couleurs -- intrigant, ça -- quand Deidre prend un appel.

Mon cœur, je commençais à m'inquiéter, alors je... Je ne vous dérange pas trop ?

Hoho ! Mister Mots Bleus en personne ? Je me redresse, curieuse, pour inspecter l'engin. Oulààà ! Elle a vraiment des goûts bizarres, Deidre. Entre les cheveux de savant fou et les yeux jaunes, le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il a... une gueule.

J'adresse un salut crispé à l'escogriffe quand elle se pousse pour me faire entrer dans le champ. C'est drôle, je pensais connaître au moins de vue tous les Valkyries, mais celui-là, non.

Trop soulagé pour faire son jaloux, Leith agite une main désinvolte.

Pas du tout ! Dans les 22h30, à peine. Bon, alors je vous laisse avec votre amie pour le massage... Comme je l'envie.

Et heu... Vous rentrez, cette nuit ?

Je glousse bêtement. Ça a du bon, le rhum, et la bonne humeur est sûrement contagieuse.

Nous disions : comment tu l'as rencontré ? C'est qui ? Et pourquoi vous vous vou...

Fou rire, juste pour une triple syllabe. Je vais peut-être arrêter le rhum, somme toute.

Mais... Que c'est bon ! Qu'elle est douée ! Oh, oui, encore sur le petit muscle là sous le pied... Si je me mets à pousser des cris orgasmiques, elle va mal le prendre, vous croyez ?

Re-gloussement à l'explication sur le vouvoiement.

Hmmmm, je crois que je vois... Il faudra que AAAaah j'essaie. C'est quoi son HHhhhhmmm pouvoir ?

Hé, mine de rien, on ne parle plus de moi, là. Merci, mister Vous-vous-vous !

Voilà que je reglousse.

- Son pouvoir ? Mmmmh... Il donne aux gens envie de donner le meilleur d'eux. Mais c'est du long terme.

Soupir. Y en a qui ont de la chance, dans la loterie des pouvoirs. Hé, on avait dit qu'on laissait tomber l'auto-apitoiement, Nola.

- Ma chérie... Je te raconterai les super pouvoirs de mon amoureux plus tard, mmh ? Quand tu m'auras expliqué les raisons de ton coup de cafard version surmultipliée.

Rhaa... Ces Valkyries, je te jure. Pas moyen d'esquiver. Et si en plus elle se met à s'occuper des muscles de ma cuisse, je suis totalement sans défense.

Eh bien, hmmmm... Tout ce que je t'ai raconté est vrai, ce type était vraiment... OoOOooh... au désespoir. Ce que je t'ai pas dit c'est... Aaaaah... qu'il était mignon. Mais très, très.

Eh ben voilà, c'est sorti ! C'était pas si compliqué ! J'ai les joues qui brûlent, ça doit être le massage. Ou alors, je suis aussi nouille que quand j'avais douze ans. Ou les deux.

Elle rougit. Si je pouvais croire que c'était les effets de mon massage, ça me rassurerait, franchement.

Je manque m'en arrêter net.

Seuls l'habitude et le fait de savoir que continuer à la masser contribuera à la rendre plus... disons réceptive à mes questions m'empêchent de marquer une pause.

- "Il était très très mignon" ? ... Bon, je comprends mieux pourquoi tu lui as tellement pris de tristesse, s'il te plaisait, d'accord. Mais... En quoi est-ce une circonstance aggravante ?

Je m'attaque à un noeud particulièrement vilain avec détermination : hors de question que des courbatures attaquent ce joli corps, il en va de mon honneur de Valkyrie !!!

...

J'ai vraiment pensé ça ? Oh putain. Tentons de rester concentrée.

- Vous avez concrétisé, au moins, ou tu étais trop déprimée pour ça ?

Ouais, parce que Nola, c'est une sentimentale. Heureusement que je connais Hilde, sinon, je penserais que les Valkyries sont toutes idiotes : dans notre monde, avec nos jobs, on ne peut pas se permettre d'avoir vraiment un coeur.

Re-soupir. Entre les voluptés du massage et les larmes sournoises qui ne demandent qu'à revenir, j'ai vraiment l'impression d'être assise entre un four et un frigo.

Il était trop déprimé pour ça. Non mais tu te rends compte que je lui ai proposé ? Moi ! D'habitude, je dis aux clients que "je ne fais pas dans les services sexuels", et la plupart me croient. Comme si les Valks choisissaient. Enfin bref...

Puce désactivée, il a dit non, il a dit "qu'il avait pas la tête à ça". Je te raconte pas la claque à l'amour-propre, déjà.

Je me rends compte que je n'ai pas poussé un seul cri de plaisir depuis un moment. Elle s'est déconcentrée, ou c'est moi ?

On parle d'autre chose ?

- Bah, tu sais les mâles... Faut pas croire. C'est un peu comme nous : un coup de blues et plus rien ne marche "au-dessous-du-nombril-au-dessus-des-genoux". Quand tu es arrivée, je pense pas qu'une partie de jambes en l'air t'aurait franchement emballée, donc s'il était dans cet état... Le prend pas pour toi.

Oh, je sais bien, mais... Bah, il me plaisait bien, c'est tout. Je me suis fait des films et j'ai reçu une bonne douche froide. Vas-y, tu peux le dire, que je suis trop sentimentale. Je t'entends penser !

- Et tu aurais envie de quoi, pour te remonter le moral ?

Gloups. Avec ses mains comme ça, là, à mi-chemin entre genoux et bassin, j'ai comme une idée assez précise de ce qui me remonterait le moral. Le sexe est le meilleur antidépresseur, on nous le répétait 50 fois par jour en formation...
Mais il manquerait plus que je tombe amoureuse de Deidre ! Avec son fichu pouvoir, ça serait vite fait. Et d'abord, je préfère les hommes ! Enfin, je crois. Là, je sais plus.

Heu...

Très pertinent. Bravo, Nola.

Il te reste du rhum ?

J'ai entendu pire, comme réponse dilatoire. Mais bien mieux, aussi.

Zut ! Ça doit se voir, que j'ai des frissons partout à chaque fois qu'elle me touche.

Je m'accroche à mon verre. Il me vient des envies de fumer, ce que je n'ai jamais fait de ma vie, mais ce soir je comprends pourquoi certains le font : ça occupe les mains et ça donne une contenance.

Prends-en de la graine, Nola : ça, c'est une vraie Valkyrie ! Le genre à qui on ne peut pas résister, contrairement à certaines. Si elle passe ses mains devant, tant pis, je lui saute dessus.

Il me faudrait mon monsieur Mots Bleus à moi, je crois...

Je ris, parce que ma voix est dramatiquement étranglée dans les aigus.

Le lendemain matin, Nola :