Mutation avérée

Après ce Carnaval, où elle avait eu l’occasion de revoir Lester, Drew avait, sans savoir réellement comment, retrouvé son chemin jusqu’à la colonie. Elle s’était rendu jusqu’à son nouvel appartement, qu’elle trouva tout aussi facilement. Elle s’était assise sur le canapé, pour au final se rendre compte qu’elle était censée être perdue.

La première idée qui lui était venue fut qu’elle avait rêvé toute cette soirée. Idée qu’elle abandonna rapidement en se rendant compte qu’elle était à moitié éméchée. Elle avait donc mis sa rentrée sur le compte de l’instinct féminin. Puis elle était allée se coucher, oubliant cette histoire.

Les jours suivant, elle a pu observer de nombreuses modifications physiques chez elle. Ses ongles – pieds compris – avaient fini par tous tomber, et aucun n’avait daigné repousser. De plus, de terribles picotements avaient envahi le bout de ses doigts et de ses orteils. Sa gencive supérieure lui faisait mal. Ses cheveux et ses poils pubiens tombaient par poignées. Ses yeux prenaient lentement une teinte étrange. Non qu’ils viraient à une autre couleur, ils restaient verts, mais verts tigrés. Ses cristallins avaient fini par s’allonger. Mais ce qui la faisait le plus souffrir était le bas de son dos. Une légère bosse était apparue juste au dessus de la raie.

Tant de problème qui avaient fini par la rendre complètement folle. Pendant plus d’un mois elle était restée enfermée dans son appartement, faisant les cents pas, tournant en rond comme un animal en cage, envoyant valser quelque chose de temps en temps, et hurlant à la mort. Un voisin avait fini par se peindre mais il ne gagna que des cris, des grognements et un jolie cocard. Elle en arriva à un stade ou même ses vêtements, elle ne les supportait plus.

A court de nourriture et d’objet à casser, nue comme un verre, démunie de toute pilosité, à bout de force et tout le corps endolorie, elle décida enfin de quitter son appartement pour se changer les idées. Elle avait enfilé à contre cœur un vieux jeans et un sweet-shirt dont elle mit la capuche, et était sortie le cœur bâtant à se rompre.

Devant la porte de sortie, elle avait un peu attendue. Elle craignait fortement de faire un pas dehors, mais elle réussit tout de même après de longues minutes d’hésitation. Elle avait pris une grande inspiration, fermé les yeux, et franchi la porte.

Enfin à l’extérieur, elle ne savait où aller. Il faisait plus que jour et les gens affluaient de partout. Ses chances de se perdre étaient très fortes. Elle prit tout de même le risque de s’engouffrer dans une longue rue. Elle marchait la tête penchée pour que personne n’aperçussent ses yeux. De temps en temps elle remettait sa capuche en place pour dissimuler son crâne chauve.

Sa première idée fut de chercher un médecin et de lui demander ce qu’elle avait, mais elle avait finalement abandonné. Elle ne voulait pas qu’il lui annonçât qu’elle avait une maladie très rare et incurable. Elle avait eu sa dose de malheur depuis son arrivé en 2140, elle ne souhaitait pas une mauvaise nouvelle supplémentaire. Alors elle choisit de chercher un endroit où manger et un endroit où méditer. Et ce fût les deux en même temps qu’elle trouva. Un stand de nourriture typique de Novlangue dans un parc. Que demander de plus ?

Elle commanda rapidement et alla s’accroupir sur un banc libre. Elle avala sa nourriture à base de poisson tout en songeant à ces derniers jours. En fait, en dépit de toutes ces douleurs dans tout son corps, elle ne s’était jamais sentit aussi zen. Oui elle avait crié et tout cassé, mais à l’intérieur elle était très calme et posée. La rage qu’elle avait ressentit en partant de cette fête, la tristesse qui l’avait envahit pendant quelques jours, la peur du renouveau, tout ça avait disparut sans qu’elle s’en rendît compte. Au fil de jour, elle avait acquis une profonde sagesse, ou au contraire, elle avait recouvré toutes les valeurs de l’enfance. Elle avait étrangement envie de jouer et de courir partout même si elle était plus qu’épuisée.

Son repas fini, elle alla un peu plus loin et s’assit en tailleur sur le gazon et se vida l’esprit. Elle calma sa respiration. Elle écouta son environnement, le ressentit, s’en imprégna. Elle en arriva à ne plus penser. Elle tria les sons, les odeurs et les sensations pour n’en garder que les positifs. El rejeta les bruits de moteur, de klaxon, les voix, la pollution. Puis elle lava son cœur. Tous les mauvais souvenirs, toutes les déceptions, toute sa vie partie dans un coup de vent. Seuls restaient le néant absolu.

Lorsqu’elle rouvrit enfin les yeux, la nuit tombait sur Novlangue. Les gens se pressaient de rentrer. Drew se leva, épousseta son pantalon, et constata avec satisfaction que tous les maux avaient été atténués. Seule celui dans le bas du dos persistait, mais ne la faisait plus souffrir autant qu’avant.

Elle quitta les lieux, le cœur léger, l’âme dégourdie. Elle avait le sourire aux lèvres. On ne pouvait pas dire qu’elle était heureuse, mais le contentement l’avait gagné. Malheureusement, tout le travail de cette après-midi se perdit en l’espace d’une seconde. Alors qu’elle marchait tranquillement vers chez elle, suivant son instant comme le soir de la fête, elle se rendit compte qu’on la suivait. Pour en être certaine, elle avança plus vite. Les pas derrière elle accélérèrent de même. Son cœur se remis à battre. Elle se retourna discrètement et vit avec effroi ses deux poursuivant et les reconnu de suite. A droite se trouvait le scientifique de son souvenir, et à gauche le NOD. Et elle comprit. Il était temps pour elle d’être « jetée » avec les autres.

Elle se mit à courir de plus belle, imitée rapidement par les deux hommes. Elle prit à gauche, puis à droite, et encore à gauche et fini par se retrouver dans le parc. Rien à faire, elle n’arrivait pas à les semer. Cependant elle tenait la distance entre eux, elle avait même l’impression d’en gagner. Elle entendait de là où elle était leur respiration forte : ils étaient épuisés, alors qu’elle était en pleine forme. Elle accéléra alors, courut encore et encore jusqu’à rentrer de plein fouet dans cette personne…

Drew était paniquée. Si ces hommes la rattrapaient, elle finirait qui sait où avec qui sait qui. Le terme « jeter » qu’ils avaient employé ne présageait rien de bon. Peut-être que par cela, ils voulaient dire qu’ils allaient l’euthanasier et la balancer dans un coin où elle moisirait au milieu d’autre cadavres. Après tout, depuis son arrivé en 2140, elle avait constaté que ce monde n’était plus le même qu’en 2140, et de ce qu’elle avait pu en voir, elle avait apprit qu’il était bien plus horrible qu’on pouvait le croire. Dans les rues, partout, les gens vivaient comme on peut vivre, et par derrière, le gouvernement agissait de manière inhumaine.

Drew avait beaucoup de mal à avancer avec cette sangsue accroché à son bras. Sans cet intru, elle serait déjà bien loin. Mais là, elle n’avait pas fait dix pas qu’elle tomba nez à nez avec une autre personne. Une jeune femme à l’apparence assez aisée. Une automate ? En même temps, rien de surprenant, vu qu’elle était dans leur quartier. Elle avait l’air inoffensive et plutôt sympa, mais ce n’était pas une raison de s’attarder et de se taper la discute. Si elle restait là, les deux hommes la prendraient, qu’importe qu’il y ait d’autres personnes avec elle.

Elle s’apprêta à repartir, quand la jeune femme l’interpela. Elle hésita à partir tout de même, mais elle préféra rester. Que pouvait bien lui vouloir une automate ? La curiosité triomphait toujours.

- Vos ... vos yeux ! Qu'est-ce que ... ?

Drew fut un peu surprise de la question. D’un côté ce pot de colle qui lui demandait si elle était un chat, de l’autre cette inconnue qui l’interrogeait sur ses yeux. Les symptômes qui étaient apparues au fur et à mesure que les jours passaient étaient donc d’une telle envergure ? La seule chose qu’elle avait remarquée, c’est qu’elle n’avait plus un poil et plus un ongle. Mais elle n’avait pas fait attention à ses yeux. Elle n’avait pas pu voir les modifications troublantes qu’ils avaient subies.

Elle pencha légèrement la tête sur le côté – allez savoir pourquoi – et répondit :

- Mes yeux ? Qu’ont-ils ? J’avoue que j’ai du mal à les voir comme ça. Je ne vois pas ce qu’ils ont de… spécial. A vrai dire je n’ai plus de miroir…

En effet, durant ce moi difficile, elle avait cassé tout ce qu’elle pouvait, en premier son miroir. Elle ne supportait plus de voir son reflet si effrayant – et pourtant il ne l’était pas autant qu’à cet instant au moment où elle l’avait brisé. Ses yeux n’avaient pas encore commencé à changer à cet instant là.

Drew remarqua la surprise de son interlocutrice lorsqu’elle lui annonça qu’elle ne savait pas l’état de ses yeux. D’ailleurs elle ne voyait pas ce qu’il y avait de surprenant, car, si elle n’avait plus de miroir, elle ne pouvait plus se voir, et, jamais, depuis bien des jours, il ne lui était venu à l’idée de se regarder. Elle n’avait plus envie de voir à quel point elle était amochée ; plus de cheveux, plus de cil, plus un brin de pilosité. Une peau entièrement nue…

- Attendez ...

Sur ce mot, l’inconnue s’éloigna vers un banc pour fouiller dans son sac. Drew hésita un instant à s’enfuir, mais finalement, elle choisit de rester. Si elle partait maintenant, qui sait si celui qui était accroché à son bras la libèrerait enfin, ou bien choisirait de rester agrippé à elle. Dans ce cas, elle serait sans doute bien ralentie et ne tiendrait pas bien longtemps. Il serait donc facile de la rattraper. Elle resta donc là, sans bouger, à regarder l’autre femme chercher dans son sac. Chacun de ses muscles étaient crispés, elle était prête à bondir au moindre geste suspect.

L’inconnue trouva enfin ce qu’elle convoitait. Connor ne devina pas tout de suite ce dont il s’agissait. Ce ne fut que lorsqu’elle lui tendit, ce qui l’effraya et lui provoqua un mouvement de recule, qu’elle reconnu un petit miroir de poche comme on en trouve dans n’importe quel sac à main de femme. Elle y vit alors ce qu’elle n’avait plus pu apercevoir depuis un long moment : un visage nu, des trait humain et pourtant différent, des pupilles verticales…

Drew détourna son regard du miroir. Elle ne voulait plus faire face à cette horrible créature qui imitait tous ses gestes. Un frisson glacé parcouru tout son corps. Elle ne voulait pas admettre que cette chose était elle, et qu’elle était cette chose. Elle ne pouvait tout simplement pas accepter cela. Durant une fraction de seconde, elle eut même envie de s’ôter la vie lorsqu’elle se serait débarrassée de ces deux individus, mais rapidement elle écarta cette folie de ses pensées. Elle survivrait à cette épreuve, elle finirait par assumer cette nouvelle apparence, cette nouvelle vie qui s’annonçait. Il fallait juste du temps. Du temps et de la volonté.

La bête prit une grande inspiration et regarda son interlocutrice. Elle crut déceler dans son regard une part d’excitation. Qu’y avait-il d’excitant dans ce qu’elle voyait ? Elle aurait plutôt dû être répugnée, choquée, effrayée. Mais en aucun cas elle n’aurait du être heureuse de ce qui lui faisait face.

Mais soudain, l’attitude de la jeune femme changea. Elle prit un air bien plus sérieux et se mit à questionner Drew. Cela lui parut assez étrange et cachait probablement quelque chose de pas très net.

- Vous venez de 2040 n'est-ce pas ? demanda-t-elle. Et n'avez vous pas remarqué d'autres... changements ?

Connor resta quelques secondes sans voix. Soit elle avait mal compris, soit cette femme lui demandait si elle avait constaté d’autres modifications. Elle crut d’abord qu’il s’agissait d’une plaisanterie, mais face au sérieux de l’inconnue, elle comprit qu’elle ne blaguait pas.

- Eh bien… Ca ne se voit peut être pas beaucoup, mais j’ai plus de pilosité, ironisa-t-elle. Ah ! Et… – elle souleva une de ses mains et agita ses doigts – j’ai plus d’ongle.

Elle omit de parler de cette étrange bosse qui grandissait de jour en jour au niveau du coccyx. Elle n’avait surtout pas envie que cette inconnue ait le soudain besoin de palper la bosse pour comprendre ce que c’est.