C'est ici...

C’est ici ? Drôle de question. Mais, je me la pose, on sait jamais. Parfois j’ai la réponse.
Hmm, toute réflexion… ce n’est pas ici.
Ou peut-être que…

Je suis perdu. C’est malin. A force d’user le temps et mes chaussures, j’ai marché sans savoir où aller, et d’une rue à l’autre, il y a ici. Ici… c’est quoi ici ?

Je ne reconnais rien.
Les gens ont l’air étrange.
Pas les mêmes traits que sur mon visage.
Je touche mes yeux.
C’est sur, on ne doit pas sortir du même tube à essai.

C’est joli. Très coloré. Les gens sont libres ici ?
Qui pourrait me répondre. Il faudrait que je hausse le ton. Je le fais ?
Au risque de passer pour un fou ?

Pourquoi je suis venu à pieds ?
J’aurai du voler dans un taxi. Mais, je préfère avec des ailes.
Je n’ai pas d’aile. Mes créateurs auraient du y penser. Aux ailes.
Vue d’en haut, le bas doit être bien. Mieux que d’en bas.
Le bas vu d’en bas, c’est un peu court. Il me semble.

Tout ça ne me dit pas où je suis et si je dois parler à voix haute. D’en bas, j’ai peu de chance que ça porte loin, ma voix. C’est un échec assuré. Autant se rouler par terre.

J’ai faim.
C’est une idée.
La nourriture a l’air intéressant.

C’est amusant ces restaurants dans la rue. Un comptoir, on s’assoit en rang d’oignon sur des tabourets accolés.
Je ne suis pas un oignon, je ne me découpe pas en rondelle.
Ma logique est étrange.
Mais, j’ai faim.
Je m’assois et je souris.
Je sais faire que ça, sourire.
J’ai du oublier de demander à manger parce que tout le monde m’ignore.
Tant pis, j’ai du temps à perdre.
Je suis patient.

Je regarde devant moi
Je souris
Émerveillé.

D'un porche non loin, s'échappe une bouffée de fumée qui s'en va jouer dans l'air avec les reflets de néons.
Une main brune envoie voler d'une pichenette un petit cylindre brun, dont le bout incandescent trace une jolie parabole avant d'achever sa course dans une flaque, d'agoniser dans un chuintement.

Kim se décolle du mur avec un soupir. Encore pas ce soir qu'il viendra, le "contact", pour échanger elle ne sait même pas quelles "données sensibles". T'en foutrais. Des gosses qui jouent aux espions. Tu parles d'une bande de bras cassés.

Les épaules rentrées dans le col de sa vareuse, les poings dans les poches, les yeux flippants sous les sourcils froncés, Kim rentre chez elle.

Tiens... Elle ralentit le pas devant le boui-boui. Bizarre autant qu'étrange, ce type de la haute avec son sourire de ravi de la crèche. Défoncé ? Probable...

Ni une ni deux, Kim se coule sur le tabouret juste à côté de lui et lui balance un demi-sourire aguicheur digne d'une gagneuse de trente ans d'expérience. Sa voix feulante lui coule dans l'oreille :

Alors beau gosse, on s'est perdu ?

Je jouais avec la nourriture. Parce que le serveur aux yeux pincés avait fini par poser un plat devant moi. J’avais bien regardé à droite et puis à gauche au cas où il ne m’était pas destiné. Je n’avais pas commandé. Alors, je trouvais ça mal poli. Etant donné que je n’avais rien demandé, ce n’était pas à moi. Mais, rien n’était dit, rien interdit. Alors, je jouais avec ces drôles de biscuits. Sans les gouter. Ce n’était pas pour moi.

Évidemment, j’ai senti sa présence. Je ne suis pas dans le bon quartier, mais pas non plus stupide. Mais, j’ai rien dit, pas tout de suite. Ces drôles de petits biscuits étaient suffisamment distrayants pour l’instant.
Et puis… Je me suis lassé.

J’ai tourné la tête vers elle.
J’ai vu ses yeux. De près.
Et son crane sans cheveu, ou presque pas.

Ensuite ?

J’ai dit bonjour.
Je suis poli.

Bonjour !

Et comme une parole en entraine une autre, je me suis dit qu’il fallait passer au présent.
Je suis au présent. Voila.

A mon tour, je me penche vers elle, pour lui dire un mot à l’oreille.
A l’abri des indiscrétions.

Vous avez perdu quelque chose dans mon oreille ?

Je crois que j’ai un sourire banane. Quand je recule le visage.
Mais, il est sincère.

Est-ce que je peux toucher ?

Avec le doigt, comme les mal polis, Tant pis, je désigne son crane sans cheveu.
Il m’intrigue.
Je n’en avais encore jamais vu. Comme ça. Sans cheveu.

Kim laisse un sourire franchement amusé s'épanouir sur ses lèvres pleines. Ah, ouais ! Défoncé jusqu'aux yeux, même !

Elle baisse la tête pour laisser le doigt inquisiteur assouvir sa curiosité. Les minuscules tortillons de cheveux, vestiges d'une tignasse crépue, comme un tapis de paille de fer en moins rude peut-être, s'offrent à l'investigation. Et voilà que l'esprit de Kim, lui aussi, bat la campagne. C'est contagieux, finalement.

Elle revoit l'invraisemblable déchaînement de mèches qui coiffait sa petite tête de rebelle avant ses seize ans... Du temps où... Eh merde, du temps où elle était une femme, pas comme ce soir où elle joue à en être une, pour tirer d'improbables renseignements de cet improbable drogué des hautes sphères.

Spoiler:

Le regard qui se relève porte une tristesse qui contraste avec l'amusement qu'elle affichait quelques secondes auparavant.

Autre chose que vous auriez envie de toucher, bwana ?

Le badinage dans la voix sourde n'est qu'une façade. Il n'en a jamais été autrement, au fond, mais là, ça s'entend...

Elle penche la tête, et j’avance la main. Je la pose doucement, surement trop délicatement. Je fais toujours ça, être délicat avec ce qu’on m’offre.
La sensation est surprenante, inhabituelle. Ce n’est pas doux comme les cheveux fins, et ce n’est pas rêche non plus. Ça ne pique pas le bout de mes doigts, alors j’y pose la main entière sans lâcher mon sourire idiot.
Mais déjà elle recule, trop vite, trop tôt. Je n’ai que la sensation sous la paume qui reste, et j’aime.
Je vais me raser la tête. Je me demande de quoi j’aurai l’air.

Bwana ?

Je penche la tête sur le coté. Je fais toujours ça quand je ne comprends pas.
Peut-être parce que mon cerveau devient trop lourd avec les questions.

Je n’ai pas fini de toucher vos cheveux.
Chaque chose en son temps.

Je désigne à nouveau ma main restée suspendue devant son visage. Mes yeux la désignent. Mon sourire reste intact.

Puis-je encore ?
S’il vous plait.

J’observe son visage, ses yeux, sa peau qui me rappelle quelqu’un que j’ai oublié.
J’aimais sa peau. Je vais aimer la sienne. Sa couleur.
Je ne la connais pas encore, ça doit se voir sur mon visage.
Je ne parle pas aux inconnues d’habitude, mais elle, si. C’est elle qui a commencé.
Je lui parle parce qu’elle à l’air de ce qu’elle n’est pas. C’est ce que j’aime, gratter les masques. Personne ne s’en rend vraiment compte, parce que j’ai l’air idiot, je crois.
C’est ce qu’on voit en premier. Je suppose.

Avant qu’elle ne me laisse la toucher encore, je me rappelle que j’ai faim. Ça tombe comme ça, la faim. Sans prévenir.

Je ne sais pas ce qu’on mange ici. Vous voulez bien commander quelque chose ?
J’ai faim. Vous aussi ?
Et soif.

Merci…

Je l'ai dit tout bas, mais c'est un vrai qui ment pas.

Je n’ai pas fini de toucher vos cheveux.
Chaque chose en son temps.

Le rire de Kim s'égrène, sur trois notes ascendantes. Aussitôt, l'envie de lui casser la gueule monte, déborde presque... Un instant, elle le voit très nettement, les mains autour de son nez en sang, en train de contempler ses incisives coiffant les biscuits dans l'assiette. Et elle s'éloignant comme une princesse.
Ou bien elle repose son crâne contre la paume, là. Juste là, proposée. Une petite pause dans son film d'espionnage. Elle arrêterait, rien qu'un moment, de jouer la vierge de fer qui joue les putes. Juste une main sur son crâne.

Merde, Kim, pauvre gourde !
Sa main farfouille dans sa poche, en tire un cigarillo. Doigts qui tremblent. Merde, merde. La première bouffée de fumée enfin la masque.

Bwana : patron, réussit-elle à expliquer d'une voix à peu près posée. Pour la première fois, elle le regarde vraiment, ce type étrange, pendant qu'il l'examine tout aussi attentivement. Le sourire collé aux lèvres, oui. Le regard brumeux, pour sûr. Probablement très malin, du coup. Un génie qui joue au con en train de parler à une petite fille terrifiée qui fait semblant d'être une guerrière qui fait semblant d'être une séductrice. Le jeu de masques la fait sourire. Rien de tel qu'un attirail de costumes digne du magasin d'un théâtre pour qu'il se passe tout à coup quelque chose de vrai, sans raison et au dépourvu.

Puis-je encore ?
S’il vous plait.

Le coude posé sur le comptoir, le menton dans la main, bien protégée derrière son écran de fumée, elle a le temps de laisser passer l'envie, une dernière fois. Il est déjà passé à autre chose. Mais finalement, il est vraiment con, alors ? Elle ne sait plus.

Bao, envoie deux verres de huangjiu, s'te plaît.

Le serveur hoche la tête et pose sur le comptoir deux petits verres pleins d'un liquide jaune.

Entre deux doigts, elle saisit un des biscuits non sans décocher un clin d'œil à Bao, l'approche de la bouche toujours souriante.

Plat du jour, plat unique, patron. Tu aimes la viande de rat ? C'est plein de bonnes protéines.

J’aime son crane et ses cheveux courts, mais elle s’en va se cacher derrière la fumée d’un cigare, dommage.
Je n’ai jamais fumé. Je me demande ce que ça fait.
Elle ne tousse pas. C’est pourtant ce qu’on montre aux gens.

Je suis un peu déçu. J’aime le contact de son crane. J’aurais pu le découvrir des heures entières. Je suis curieux, et patient. Et… C’est… troublant ? J’ai du fermer les yeux. Je n’ai rien dit, j’ai oublié, ma main reste seule et vide. Je chasse le trouble, comme ça, comme fait le magicien avec son chapeau et sa cape. Pouf.

Elle a l’air contrarié, troublée ? C’est un peu ma faute, je fais un drôle d’effet aux gens qui ne me connaissent pas. Et personne ne me connaît.

Patron ?
C’est idiot.
J’ai cet air ? Celui d’un patron ?
Je n’ai pas d’entreprise. Et je ne sais pas donner d’ordre.
Vous savez, vous ? Alors, montrez-moi.

Je suis vexé. je le montre, tant pis, c'est sans vouloir blesser. Juste vexé.
Mais, c'est pas important, alors ça s'envole comme un jet de papillons.

J’aime vos yeux. Vous me les prêtez ?
Non, ça ne se fait pas.
Mais, ils sont beaux, je pourrais les toucher peut-être si nous étions des âmes sœurs, ou des… rien, non. C’est… fort non ? L’alcool. Je n’ai pas l’habitude de boire vous savez.

Je voudrais…
Non, plus tard.

Toucher son crane et sa peau.

Ah ! Voilà Kim en terrain connu. Enfin ! Ses épaules se décrispent et son sourire narquois lui vient tout naturellement.

Elle prend délicatement entre index et majeur le col de chemise immaculé du doux rêveur, tire un peu, pour lui montrer.

Oui patron, tu as l'air d'un patron.

Quand est-ce qu'elle s'est mise à le tutoyer, au fait ? Elle ne s'en souvient plus. Pratiquement nez contre nez, elle le foudroie de son regard qu'elle sait impressionnant. Prête à se lancer dans une fougueuse tirade où il y aurait des mots de guerre, comme lutte des classes, exploitation.

Mais il s'en contrefout ! Ses yeux, maintenant, il veut. Un début de commencement d'explication se fait jour en elle. Il serait pas un peu comme un enfant, le type étrange ?

Elle lâche son col, tire une bouffée, boit une gorgée. Il manque s'étouffer sur son alcool de riz.

Pas l'habitude ? Oui, j'imagine qu'on n'a pas les mêmes pl...

Vraiment tabou, ce mot.

Occupations. Bao, envoie deux verres de baijiu, s'te plaît.

Un autre alcool, blanc, cette fois, atterrit devant eux.

Ça, c'est fort. Allez, bois, patron. Cul sec. Après tu me diras si ça vaut ta Valkyrie préférée.

Bon, tu as un nom, à part patron, patron ?

Sourire carnassier.

Patron ? Pourquoi pas, après tout. Je ne suis pas contrariant. Elle a de si jolis yeux. Je les fixe surement un peu trop. Je ne fais pas de détour, je n’ai pas vraiment de manières, rien n’appris pour jouer un rôle comme chacun.

Je recale mon col exactement comme il l’était avant. Non pas que le désordre me dérange, mais j’ai envie de bien présenter devant elle. Le col rangé et le sourire qui ne dit jamais non, je bois. Pas cul-sec. Du bout de lèvres comme on découvre la lune. Je m’étouffe, c’est nouveau, fort et intéressant. Brulant juste après. Insupportable quand ça dégouline dans la gorge. Je pourrais refaire le chemin à l’envers tant cette chose brule. Au fond de l’estomac c’est la même chose en plus concentré.

Je dois être rouge. J’ai chaud.

Je voudrais un extincteur. S’il vous plait.

Ça finit par devenir agréable. Même si je me demande comment on éteint un incendie dans le ventre.
C’est agréable une fois qu’on a compris que la combustion spontanée n’existe pas.

C’est interdit n’est-ce pas ?

Il fallait que je lui dise. J’ai penché la tête en avant, vers elle et près de son oreille. Pour qu’elle seule entende.

Je ne le répéterai pas. Juré.

Sur le coup, ça m’amuse de lui faire croire que je pourrais la dénoncer. Je ne sais pas qui fait ça : dénoncer.
Je ne suis pas contrariant, je l’ai dit, déjà. J’ai bien vu qu’elle pense que je suis comme les autres, ceux qui m’ont créé. Juste un chien obéissant…

Ouaf.

Oups. Je l’ai dit sans le vouloir. Vilain Jude, tu joues à perdre des sons.

On se tutoie ?
Je n’ai jamais fait ça.
J’aime bien « vous ».
Je reste avec mon « vous » et vous avec votre « tu ».

Jude !

Et vous ?

Je vois un peu trouble et j’ai le cerveau qui bouillonne. Je crois que c’est ça être ivre.

Est-ce que je suis ivre ?

Je ne vous vois pas si différente de tout à l’heure, mais avez l’air moins inquiétante. Plus douce et… vous êtes sucrée !
C’est pour ça que j’ai envie de vous gouter.

Je peux ?

Kim s'amuse. Comme une petite folle. Son rire encore, sur trois notes, devant les joues écarlates, les yeux qui pleurent.

Et de nouveau aux questions naïves.

Bien sûr que c'est interdit. C'est ce qui lui donne son petit goût de revenez-y.

Répète, patron, à qui tu veux. On boit de l'alcool et on se tape des putes sans licence à Chinatown, même les NODs savent ça.

Elle termine son baijiu, hilare. Ouaf ? Haha, il est vraiment dingue. Entre elle qui a envie de se faire flatter la tête comme un bon toutou et lui qui aboie, pas de doute, ils font la paire.

Tu te fournis chez qui, beau gosse ? Ça a l'air d'être de la bonne...

Question rhétorique, visiblement. A part le tabac de synthèse, l'alcool frelaté et la délicieuse sensation de la chair qui s'écrase sous le poing, la demoiselle n'a pas d'addictions.

Elle fait rouler le prénom sur sa langue, le goûte.

Jude...
Moi ? Ça dépend. Comment tu as envie de m'appeler ? Tu peux même me siffler, cabot Jude.

Goûter... Tu vas voir si je suis sucrée, connard.

Elle l'empoigne par le col, toute trace de délicatesse envolée cette fois, et l'embrasse comme elle lui casserait la gueule. Plus tard, peut-être, elle lui mettra son poing sur le nez comme un doux baiser.

Vous parlez beaucoup. On vous l’a déjà dit ?
Je le dis. Je dis toujours ce que je pense. Alors, je vous le dis, vous êtes réellement bavarde.

L’alcool fait ça ? Rendre bavard.

Pourquoi vous êtes énervée ? Cet endroit est reposant, je trouve. Je n’ai rien sur moi qui pourrait vous inquiéter. Je ne suis pas un danger.
Et je suis ivre. Ce qui me laisse peu de chance de faire de vous ce que vous imaginez.

Vous êtes toujours ainsi ? Sur la défensive ?
Et vous montrez des dents ?

Arrêtez, s’il vous plait, je vais vous demander de m’épouser.

Ça doit être son baisé. Ou cet alcool ?
Les deux alors.
Le premier me laisse… débraillé.

Cela n’avait aucune saveur.
Si c’est un baisé, alors ce n’est pas intéressant.

J’ai connu mieux.
Mais, elle n’est plus là. Partie.
On change de sujet ?
S’il vous plait.

Je voudrais gouter des pastèques.
Vous connaissez leur gout ?
Moi non. Quelqu’un m’avait promis, et puis… c’est là. Qu’on change de sujet.

Vous me ferez gouter ?

Et je vous embrasserai.
Mieux que vous.
Vous ne savez pas ce que c’est.
Vous faite semblant.
Vous n’embrassez pas, vous mordez.

Pourquoi ?

Et je vous gouterez. Ensuite, je vous épouserai. Ou l’inverse. C’est si important le sens ?

Cette fois, vous devriez parler, mais pas pour ne rien dire. L’air est précieux vous savez, inutile de le brasser pour rien. Ceux qui mènent la danse, la haut, au plafond du dôme, n’aiment pas qu’on le gaspille.
Je ne suis pas comme eux, j’aime vous regarder.

Vous savez être gentille ? Je vous apprendrai.

Je peux…

Je désigne une nouvelle fois son crane…

Au début, elle a essayé de répondre. De temps en temps, un Mais je... ou un Tu... arrive à franchir ses lèvres, avant qu'il reprenne. Jamais davantage. Alors elle repose son coude sur le comptoir, son menton dans sa main, et écoute. Un mouvement circulaire de l'index, et deux nouveaux petits verres remplacent les anciens.

Tiens, lui aussi ? Oui, au fond, ça expliquerait bien des choses. L'amour comme un petit tas de cendres froides au fond de la poitrine. Point commun, affinités ? Eh, gourdasse, tu t'es crue seule au monde à pleurer quelqu'un qui n'est plus là ?

Pastèque. Voyons. Une vague image de livre d'enfant : vert à l'extérieur, rose à l'intérieur, pépins noirs. Envie de savoir quel goût ça a ? Non, même pas. Jude si. Il veut qu'elle tienne les promesses d'une autre ? Flatteur.

Elle, sortir du Dôme. C'était ça, la promesse. Montagnes, arbres, rivières. Jamais elle ne sortira du Dôme, pas sans lui. Plus envie.

Tu vas pas pleurer quand même, gourdasse ? Pas au deuxième verre, à peine ? Ah si. Tant pis, pleure, t'es trop conne.

Elle pose son front sur l'épaule du rêveur. Doux et frais, le tissu. Peau blanche, le cou. Je mords ou je hume ? Je hume. Épicé, un peu. Parfum de luxe ou odeur naturelle ? Va savoir. C'est pas tous les jours qu'elle flaire du bourgeois, après tout.

Gouttes salées sur le beau tissu.

Je m’interromps un instant. Court. Le temps de soulever un sourcil. Le temps de terminer d’être bavard à mon tour. Le temps qu’elle m’offre son crane.
Non, je suis idiot. Elle offre plus que ça. Bien au delà d’un crane rasé.
Des larmes.

Cette fois, je me tais.
Je les apprécie, juste elles. Jusque là, je n’ai connu que les siennes. On change de sujet.
Surpris.
J’ai perdu mon latin. Les mots et les phrases. Tout ce qui se construit. Tout ce qui s’érige.
Coi.
Ce sont des larmes qui mouillent mon col ? J’ai les mêmes. Je peux faire pareil ? J’ai jamais appris.

Je fais comme si je n’avais rien vu. Je ne bouge pas. Pas un geste. Pas un doigt qui ne dépasse l’autre. Je reste aligné, soigné, arrangé comme les boites de conserves sur une étagère. Figé, coincé, serré, dans ma chemise bien tombée.
Il n’y a plus que mes yeux qui bougent.

Si je bouge, elle va s’en aller. Ce n’est pas ce que je veux. Je veux l’épouser.
J’ai oublié si je lui ai dit.
Je l’ai dit, c’est sur.
Et les pastèques ?
Oui, je lui ai dit aussi.
Et…

J’ai du trouver quelque chose au fond de ma cervelle. Un ressort pas cassé. Juste de quoi décoller le bras de mon corps, soulever une main et la poser sur son crane rasé.
Après ? Je n’ai plus bougé. Étagère, boites de conserve, étalées, serrées, rangées.
Juste une main, comme ça, posée là, sur son crane.
Pour pas qu’elle pleure plus. Parce qu’on dit toujours aux gens qui pleurent, qu’ils doivent arrêter. C’est idiot. Alors, je ne lui dis pas. Elle pleure, oui, c’est bien. Je serai un peu mouillé à la fin.

Je peux faire pareil, vous croyez ?

C’est ce que mes lèvres ont pu dire. Parce que plus haut, au dessus, la longueur d’un nez, j’ai les yeux qui piquent. Qui mouillent. Je me demande pourquoi. Je n’avais pas prévu ça aujourd’hui.
Je soulève le nez comme pour chasser une mouche. Ça ne change rien. Ça pique encore.
C’est mouillé, pas beaucoup. Je n’ai pas appris.

Vous m’apprendrez ?

Je crois que je ne suis pas très doué.

J’ai l’air d’un piquet. Raid. Coincé, boites de conserves. Une main chaude sur son crane.

Kim !

Ta gueule, merde, je suis occupée.

Kim !

Fait chier...

Kim !

QUOI, BORDEL ?

Elle est debout, toutes griffes dehors. Le gêneur est fringué un peu comme elle : cuir, kaki, bleu délavé. Il a beaucoup plus de cheveux, et ça lui tombe dans les yeux. Un genre assez reconnaissable, somme toute, comme un uniforme.

En trois enjambées elle le rejoint, l'attrape par le bras et l'emmène hors de portée d'oreille. Des éclats de la conversation ne tardent pas à voler dans toutes les directions, pourtant. Il n'y a qu'elle qui gueule, dressée sur ses ergots.

... poireauté TROIS PUTAINS D'HEURES... ton contact A LA CON ! ... où tu peux te les FOUTRE tes données ? MERDE !

Elle lui tourne le dos pour revenir. Mortifié, l'autre lui lance :

C'est ça, retourne te faire sauter...

Fallait pas. Re-demi-tour, coup de boule. Encore un qui crache ses dents dans le caniveau, merci qui ? Merci Kim.

Elle se plante devant le doux dingue. Encore un peu de colère à évacuer ? Plus qu'un peu.

Et toi de toute façon t'es qui, toi, putain ? Tu peux rien faire comme tout l'monde ? J'te drague, tu veux baiser, on va dans une ruelle et j'te casse la gueule. C'est comme ça que ça se passe d'habitude, ça fait pas un pli ! Alors tu sors d'où toi, tu m'expliques ?

Reniflement. Passage de manche rageur sur des joues encore humides. Elle se laisse tomber sur son tabouret et fixe le sol d'un air si terrible qu'on s'étonne de ne pas voir le béton se fendiller de trouille.

Jude, seulement Jude.

…

Je me ravise. Ce n’est pas ce qu’elle veut, savoir.

Jude… tiret Z.

Chef, oui Chef !

Résidu de laboratoire. Série Z.
Expérience abandonnée. Caduc, obsolète. Trop de paramètres incontrôlés.
Echec sur toute la ligne.

- Lui, on le garde. Il plait au chef. Il l’appelle son fils.
- C’est pas son fils, juste un échec. Un assemblage. Un arrangement spécial. Un tas de cellules gaspillées.
Qu’il apprenne avec les autres séries. S’il réussit le programme éducatif, il ira dans l’Ordre.
Sinon, démantèlement, éradication, purification.

Chef, oui Chef !

J’ai bien appris. Je sais tout. Livres, Musiques, les Arts, techniques, technologies, physiques de toutes les couleurs, les règles, les codes, la génétique, les Sciences... Je sais. Tout.
Mieux que vous. Mieux que lui - il désigne le barman, Bao – Et lui, celui que vous avez assommé.

Je sais tout.
J’ai appris, tout.
J’ai appris…
Tout.

Sauf...

La vie…
Les sensations
Les émotions
Aimer
Et…

Je ne sais pas pleurer !

Chef, oui Chef !

Droit, garde à vous, les bras le long du corps, raide comme un cul-serré, je regarde droit devant, même pas elle, devant, le vide, rien. C’est là qu’ils voulaient que j’aille, c’est là où ils voulaient que je regarde.

Elle voulait savoir.

Jude… Tiret Z.

Et vous êtes grossière.

La mâchoire de Kim pend sur ses gonds. Ses yeux sont écarquillés. Allégorie : la stupéfaction.

Le silence traîne ses guêtres un moment dans les parages.

Puis, d'une voix étranglée :
Oh merde.

Commentaire raffiné et constructif, s'il en est, qui n'aura que l'excuse de la spontanéité.

Elle se penche, tente de capter le regard fixé au loin. Rien à faire. Tant pis.

Je te trouve très réussi comme expérience.

Tandis qu'un rebelle tout abîmé se relève en titubant et s'éloigne, elle dépose sur la joue roide un bécot d'une douceur jusqu'ici inédite.

Tu leur diras. Faut pas qu'ils te tuent. Leurs ennemies, tu les fais pleurer, tu leur mets de la guimauve dans les idées. Ils auraient tort de se passer de toi.

Jude-seulement-Jude.

Elle sourit, tristement.

Mais tout ça c’était hier.

Bonjour, qui êtes vous ?
Je ne connais pas votre nom.

Souriez, vous avez l’air triste !

Je ne suis pas un robot, je pense. Je ressens, et j’ai envie de connaître le gout des pastèques.
Et le vôtre.

Je devais vous gouter, vous n’avez pas oublié ?

J’ai la joue chaude. Et rouge encore. Cette fois, ce n’est pas l’alcool. Une jolie sensation qui me paralyse. Je l’ai connu, j’ai failli l’oublier. Je change de sujet.
Mais, j'ai les jambes molle coton.

Je lui tends la main, tout sourire.

On y va ?

Baiser, c’est pas un joli mot. Il faut le changer. Ou alors, on devient laid.

Vous trainez !

Vous avez oublié ? Les pastèques !
Faut en trouver.

Et après, je vous épouse.

Un instant d'hésitation, elle saisit la main offerte. Sourire timide. Attendez, timide, elle ? Si, si.

Kimberley Deale. Tout le monde dit Kim, mais tu n'es pas tout le monde.

Tu as raison. "Goûter", c'est beaucoup plus joli.

Ils s'éloignent, en quête de pastèques, ou d'un prêtre, ou d'un officier d'état civil, ou des trois, ou d'autre chose.

Au fait, tu prendras pas peur ? J'ai un œil dans le nombril.



La suite