... ou Ici

Arrivant d'ICI

Mais… c’est vous le guide. Moi, je ne sais rien. Je sais tout, oui, mais je ne sais rien.
Ce sont vos quartiers, et moi une erreur, une tache sur la vitre. Vous avez oublié ? Je suis perdu.

Mais, je peux vous conduire au hasard.

On est partis, comme ça, au hasard. En chemin, j’ai du être bavard. Je lui ai parlé de la lune. Un jour j’ai voulu lui dessiner un sourire, alors je lui ai raconté. Et j’ai changé de sujet.

J’aime bien sa main. Elle est petite. Plus petite que la mienne. Alors, ça s’emboite bien. J’ai l’impression d’être grand quand je lui tiens la main. Pourtant, c’est elle la grande, elle qui frappe quand on parle trop fort, ou parce qu’elle est de mauvaise humeur. Je le sais pas, je le devine.
Elle est grande et… j’allais dire rassurante, mais je ne suis pas très sur. C’est pas si important. J’aime son crane et ses cheveux trop courts.

Et puis, je suis plus haut qu’elle. Je vois au dessus, c’est sur, juste au dessus de ses cheveux courts. Et son front doit être aussi bas que mon menton. Je n’ai pas fait attention. Je n’ai pas osé. D’habitude, je ne parle pas aux inconnues…

Kim ? C’est court, mais c’est un joli prénom.

Voila, on n’est plus des inconnus, maintenant, je peux.

Je passe devant elle, pour arrêter sa route. La mienne aussi. Et je la regarde en souriant. Pas le grand sourire que je voulais dessiner sur la lune, mais un plus discret, plus fin, amusé et curieux. Et tendre.
J’avance un pas pour coller son visage contre le mien, en face l’un de l’autre.

Chut !
Je mesure.

...

Je vois au dessus. C’est une bonne taille. On aura des enfants ?

Je fais demi-tour sans attendre. Je reprends sa main et droit devant, je regarde la bas, je ne sais pas où. Mais… là bas, c’est là qu’on va.

Troublé
C’est une manie
Elle aussi alors
Je croyais que plus jamais. Mais, je change de sujet.
Pourtant… sa peau, ses yeux, sa main.

Vous me le montrerez n’est-ce pas ?

Je le dis sans la regarder. Je suis déjà assez rouge comme ça. Timide et le cœur qui bat plus vite que nos pas. Ça fait beaucoup.
Je ne connais pas encore son œil caché, mais je l’aime déjà.

Ensuite ? On a marché, marché… des heures… en tout cas, ça aurait pu durer des heures. J’étais bien dans sa main. Je n’avais pas envie d’arrêter. Alors, j’ai oublié les pastèques. Juste un peu.
Jusqu’à plus tard.

Suivez le guide s'il vous plaît. Devant vos yeux ébaubis, l'un des quartiers les plus moches de cette ville singulièrement laide. A votre droite, une cage à lapins des années 2070, très authentique, jamais restaurée. A votre gauche, Cassie alias Kitty, 47 ans, jamais restaurée elle non plus. Ne ratez pas le moment où elle enlève son dentier. Non, tu as raison, Jude. C'est toi qui vas non-guider.

Une éternité que Kim n'avait pas levé le nez vers le dôme, sinon pour guetter les patrouilles de NODs. C'est vrai qu'on voit la lune. Brouillée, un peu. Faudrait passer un coup de chiffon sur le plafond. Ou dessiner un sourire ? Bien meilleure idée.

La faune du secteur reconnaît sa silhouette de petite frappe et passe au large. Elle se sent bêtement fière de lui offrir cette sécurité, dans un endroit pareil. Est-ce qu'il aurait survécu deux minutes tout seul ? En fait, très probablement, oui. Il transforme les furies en amies, il les retourne comme des crêpes, elle est bien placée pour le savoir.

Elle le regarde quand il ne la regarde pas. Elle regarde devant elle quand il la regarde. Puis, son menton à lui contre son front à elle. On s'embrasse ? Non, on mesure. Et puis on repart. Elle sourit. Pourvu qu'il ne devienne jamais prévisible.

Ça donnerait quoi, des minijudes et des minikims ? La peau café au lait, des cheveux clairs et crépus à la fois. Oui mais... Pas de mais, pas de questions, fais comme lui : change de sujet.

Elle tire sur la main qu'elle tient pour le ramener vers elle, infléchir le parcours chaotique vers... une pause. Un porche. Pas chez elle, non. Chez elle, c'est en bas, et c'est indigne.

Jude... Viens là. Que je te regarde.

Ça va être difficile, avec les yeux fermés. Et pourtant, après avoir passé une main ferme autour de sa taille pour ne pas qu'il s'envole, elle ferme les yeux. De l'autre main, remonte son tee-shirt. Sur son ventre plat, trop musclé pour une fille, au lieu d'un creux, se niche comme un grain de raisin, brun sur brun. Ça ne ressemble pas à un œil. Du moins, jusqu'à ce que les paupières s'ouvrent.
L'iris est du même vert que les deux autres, ceux d'en haut. Il roule, s'immobilise. L’œil regarde Jude dans les yeux.

Elle se sent un peu nouille, avec une écharpe autour du ventre. Pas grave, on a bien ri.

On y va.

Où, aucune idée, mais ça non plus, c'est pas grave. La pastèque, cette fois ? Ou juste là-bas, un peu plus loin, comme le reste de la nuit ?

Kim se frotte les yeux d'en haut. Fatiguée. Pas envie de dormir. Elle se rapproche, passe un bras autour de la taille de Jude -- toujours très en forme, lui -- et se sert de son épaule comme d'un oreiller. C'est moins pratique pour avancer, certes, mais c'est mieux parce que... Parce que.

Elle range l'autre main dans sa poche et ses doigts tombent sur sa boîte de cigarillos. Tiens, pas fumé depuis des heures. Anormal, ça. Comme tout le reste ce soir.

Alors c'est pas grave non plus.

J’ai eu la même idée, enfoncer ma main dans sa poche. Comme ça, on se croise dans son dos. C’est un peu à l’étroit pour deux mains. Et c’est bien mieux comme ça.
Et marcher avec sa tête sur mon épaule, ça équilibre. Pratique pour marcher lentement.
J’aime bien marcher avec un bout d’elle autour de ma taille.
C’est doux.
J’ai moins peur d’être trop petit pour elle.

Vous savez que je suis petit ?
J’ai du oublier de vous le dire.
Je vous le dirai tout à l’heure, alors.

J’oublie toujours de le dire. Un jour, il faudra que je me décide à grandir. Mais, devenir un grand, je me demande si c’est raisonnable. On oublie beaucoup de chose. Surtout l’essentiel.

Elle m’en voudra si je reste pas grand ? J’ose pas la déranger pour lui demander. Elle dort presque sur mon épaule. Je ne savais pas si c’était possible, maintenant, je n’aurais plus à me poser la question.

J’ai froid, elle aussi ? Il est tard ? Il faut dormir ?
Je suppose que oui.

Je ne dis rien, mais je bifurque discrètement sur la droite. Ou bien c’est la gauche. Il fait nuit, je vois rien.
C’est pas le grand luxe. Quelques caisses dans le fond d’une rue, sous une espèce de porche. A peine de quoi éviter les regards. Ce sera confortable parce que... Elle a ma main dans sa poche. On se tient chaud du bout des doigts.

S’asseoir c’est plus compliqué. Avec ma main dans sa poche. Et je ne veux pas l’enlever.
Tant pis. Je retire ma main sans lâcher la sienne. Je ne voulais pas la réveiller.
Je m’assois. J’ai sa main prisonnière. Elle suit, elle s’assoit.

Evidemment, je n’ose plus bouger. Je suis timide. Si petit.
Le ciel est plein d’étoiles. Je penche la tête en arrière, appuyée contre le mur.
Ce n’est pas un spectacle qu’il faut rater.

J’ai ouvert ma veste en grand pour l’enfermer à l’intérieur. Pour pas qu’elle ait froid.

Là, c’est la grande ours. La seule que je connais. Tout le reste, c’est de l’astronomie. J’ai raté tous les cours. Je savais pas que les étoiles c’était si beau. Apres, j’ai appris à les regarder, mais pas comme un scientifique, à compter leur nombre par constellations et le nombre de constellation à l’infini. Einstein aussi ne devait pas aimer les compter, sinon, il n’aurait pas écrit la théorie de l’expansion de l’univers.
De toute façon, les étoiles, il faut pas les compter, parce qu’il y en a tellement qu’on en oublierait.

Kim… Il faut pas oublier d’étoiles, d’accord ?
Elles portent toutes un nom, et si on n’oublie de compter la vôtre, celle qui porte votre nom… Je serais triste.

C’est beau les étoiles et les noms

C’est dommage, on voit pas les étoiles. Le dôme les cache.

Elle a fermé les yeux sur son oreiller de chair. Pratique, cette épaule. Pour pleurer, pour dormir. Et c'est vrai qu'il a juste la bonne taille.

Eh mais non, justement, pas petit. Il veut dire enfant ?

J'avais remarqué. Tu es bien comme ça.

S'asseoir, quelle bonne idée. Du coup, on peut se musser dans son cou, poser les cuisses sur ses jambes et se pelotonner sous sa veste. Plus froid du tout.

Elle entrouvre les paupières pour vérifier : les étoiles dont il lui parle ne sont pas là-haut. On ne voit même plus la lune. Pas intéressant. Refermer les yeux.

Tu les a déjà vues en vrai, les étoiles ?

Sa tête a glissé, un peu. Sous son oreille, le cœur bat. Elle pose sa main à côté.

Au début, je n’osais pas bouger. Sa présence, elle presque allongée, à moitié, beaucoup. Sur moi. Je ne connais pas. Je ne savais pas qu’on pouvait se sentir aussi petit et grand aussi.
Les deux. Petit et grand dans mon corps et ma tête de Jude. C’est là, que j’ai oublié le – Z

Petit, parce que je suis incapable de comprendre ce qui se passe réellement. J’y vois des bonbons acidulés, des boules de gommes comme sur les images dans les très vieux livres.
Et grand, parce que je suis ému, parce que c’est doux et chaud, et que mon cœur devrait exploser d’ici un quart de seconde. J’y vois un autre monde que celui des bonbons et des boules de gommes. Dans ce monde, je crois que je vais recommencer à vouloir peindre le ciel. Et à dessiner des sourires sur la lune.

Et les étoiles, je vais toutes leur donner le même nom, en trois lettres. Pas une de plus, pas une de moins. L’exactement trois lettres.

J’ose toujours pas bouger. Je fais semblant de ne rien voir, et surtout ne rien sentir. Sinon, je crois que ma tête aurait vu trop d’étincelles et de couleurs. Je ne suis pas sur que le cerveau soit fait pour autant de belles choses.
J’ai un peu peur d’un coup. Comme si je devais faire attention à la vie, et sa fin. D’un coup, c’est devenu important. Et la sienne, c’est devenu ce qu’il faut faire, attention à elle.

Vous ne devriez arrêter de taper sur tout le monde, c’est… dangereux.
Pour vous.

Je l’ai dit sans le dire, juste un peu sur les lèvres pour que ça se voit pas. Mais, qu’elle entende quand même. Sinon, ça à rien de le dire.

C’est là, enfin, que je me suis décidé à desserrer un bras, et à l’entourer avec.
Je l’ai retenu pour pas qu’il la serre trop fort. C’est compliqué ce qu’on ne connaît pas. Et qu’on ressent trop fort. Et c’est lourd un bras.
Et moi, je ne connais rien. J’ai presque connu. Je change de sujet. Là, aussi.

Je les ai vu dans les livres, les étoiles. Quand je me suis mis à rattraper mes leçons.
Mais, c’est pas comme là haut.
Là haut, c’est dans ma tête. Elles y sont toutes.
Je vous aurais bien proposé de les compter. Mais, il ne faut pas compter les étoiles.

Mais, c’est pas comme en vrai.

Fermez les yeux et imaginez…
Non, rien.

On devrait aller les voir.

Demain, quand vous serez reposée. Et que vous m’aurez promis de ne plus démolir tout ce qui s’approche.

Promis, vous cracherez ?

Il faudrait s'endormir. C'est ce qu'on doit faire quand on est épuisé, non ? D'ailleurs, impossible d'ouvrir les paupières. La preuve. Kim essaie avec celles du bas. Son œil du nombril a l'air moins fatigué, mais il a une écharpe en champ de vision.

Il faudrait s'endormir mais le sommeil est l'ennemi, maintenant, là. On ne s'endort pas au moment le plus intéressant du film. Non m'sieur.

D'abord le tambour sous son oreille. Il bat une mesure frénétique, emballée. Un peu comme le sien, en fait. Silence les cœurs, du calme ! Il faudrait s'endormir et vous croyez qu'on va y arriver dans un boucan pareil ?

Ensuite, c'est comme si quelqu'un la chatouillait avec une plume électrique. Sur toute la peau. La même personne, sûrement mal intentionnée, a pris dans son poing les tripes de Kim et serre, serre et tord.

Et puis, sa tête qui entre dans la danse délirante. Mets ça sur le compte de la fatigue et de l'alcool si tu veux, coquine Kim, mais dans ta tête il faudrait faire le ménage. Allô, police de la pensée ? Dans sa tête à la ptite rebelle là, ils se font des trucs ! Je vous jure ! Scandaleux.

Elle pousse un gros soupir. Pas bouger surtout. Si elle commence, elle risque de ne pas pouvoir s'arrêter, et il va finir sauvagement violé au fond d'une impasse sordide, sur un tas de caisses. Arrête d'imaginer, Kim ! Allô, police ?

Vous devriez arrêter de taper sur tout le monde, c’est… dangereux.
Pour vous.

Elle sourit sans ouvrir les yeux.

Je ne tape pas sur tout le monde. Tiens regarde : toi, je t'ai juste un peu mordu, c'est tout.

Sans lui demander la permission, sa main s'envole jusqu'aux lèvres de Jude, le bout des doigts vérifie. Non, ça va, elle ne l'a pas mordu au sang. Reviens là, main. Sage.

Son bras à lui l'entoure, léger léger, sans se poser. La main rebelle de la rebelle resserre le bras autour d'elle, jusqu'à ce que la paume soit nichée juste au-dessus de son troisième œil. Main, tu commences à pousser le bouchon ! J'ai dit pas bouger.

Il parle des étoiles. Parle, Jude, et je me concentrerai sur tes paroles, du moins j'essaierai. Pas sur mes idées sans-papiers.

Je promets si tu promets de me dire tu. Je ne suis pas plusieurs. D'accord, j'ai un œil en plus, mais c'est moi aussi. Ça me va pas, le vous.

Et comment elle s'est retrouvée redressée, le nez à un quart de millimètre du sien, les yeux bien ouverts ? Et qu'est-ce qu'elle fait sa main, là, dans les cheveux clairs ? On avait dit pas bouger !

Tu ? Je n’ai encore jamais essayé.
Je ne sais pas si je pourrais.

Je vous promets d’essayer, mais c’est plus facile de peindre le ciel

Et puis tu, c’est un peu familier, je ne vous ai pas encore épousé.

… c’est doux… c’est… je suis aveugle ? Je vois des étoiles mais c’est pas celles du ciel au plafond dans ma tête. Elles pétillent et s’envolent un peu partout en vrac, comme ça et comme là, et elles cognent dans ma cervelle. C’est du champagne sur mes lèvres ? Je ne sais plus rien, je vois plus. J’ai jamais bu de champagne. Ça fait bulles, plop. Je crois.

Je vais ouvrir les yeux. Je ne sais pas pourquoi ils sont fermés. Ils n’obéissent plus, j’ai la cervelle assommée feutres et chocolat. Du nougat sur les lèvres. Je peux mordre ? Non, c’est parti, c’est… il reste le souvenir marker, la soif, la faim, encore, un peu… c’était un peu d’elle.
J’en veux encore.

Jude au pays des lilliputiens. C’est ma taille. Pas plus.

Vous n’allez pas partir ? N’est-ce pas ?
Et disparaître.
Parce que…

Vous ne ferez pas ça ?
C’est un peu cassé après.

Pourquoi…
Pourquoi vous me décoiffer ? J’ai l’air si mal soigné ?
Pourquoi vous êtes si près ? Vous sentez bon.
Pourquoi je me sens devenir encore plus petit ? Je rapetisse, c’est normal ?
Pourquoi j’ai envie de dire au soleil d’oublier de se lever ? Apres demain aussi.
Pourquoi les enfants naissent dans les choux ? Parce que c’est là qu’ils naissent pas vrai ?
Pourquoi le ciel est bleu ? Et des fois gris, et noir.
Pourquoi je vais m’évanouir ? Pourtant, j’ai pas mangé de glace. J’aime la vanille, vous aussi ? Elle aussi, on change de sujet.
Pourquoi les papillons bleus ont perdu leur nord ? Ils ne pourront pas livrer leur message. C’est triste, leur vie est si courte.
Pourquoi les fleurs ont des piquants ? On devrait inventer des fleurs qui ne piquent jamais, qui ne fanent pas, mais c’est beau quand même les fleurs. C’est merveilleux même.
Pourquoi, parce que ? Parce que.

Je n’ai que des pourquoi, et pas de réponse. Je me sens petit et pas grand chose, si petit que je pourrais rivaliser à la course en sac avec les cafards qui courent la bas au bas du mur. Si petit… tout petit… petit Jude… je suis un peu perdu.
J’ai vu le port. Des voiliers et des mats. La nuit, et la lune et des tas d’étoiles. Des vertes et des pas mures. J’entends la mer, le ressac, la mousse sur les rochers, le bruit des cordages, le chant du vent dans les voiles, la mer et les houles, le port, elle…. une autre ? Je n’ai pas appris à nager. Je suis une imperfection. C’est pour ça qu’elle s’en va. Qu’elle n’est pas revenue. Tiret Z… Jude apprenti matelot.

Je veux voler sur les vagues, injuste vague à l’âme, et chevaucher la mer et les voiles dans le vent, ses cheveux dans le visage qui balayent le mien pendu perché contre sa joue. Au bout là bas, loin dans le fond, au bout du bout de l‘étendue, là où rien ne s’arrête, où tout commence et commence, et encore, encore, un peu. D’elle.

Vous avez une bouée ?
Je ne sais pas nager

Ça doit se voir. J’ai un peu peur.

Chut...

Elle attire la tête de Jude contre son épaule, l'entoure de ses bras. Elle parle à voix basse, sans vraiment se soucier d'être entendue. L'important, c'est la musique. Berceuse. D'ailleurs, elle le berce entre ses bras.

Moi aussi, je croyais que c'était tout cassé. Et puis non, finalement non. Je ne vais pas disparaître, mais toi, peut-être que si, parce que tu es trop beau pour être vrai. Peut-être que tu vas, pouf, t'évanouir comme un rêve. Si tu as peur que je m'en aille, tu peux m'attacher. Je suis déjà ligotée menottée, mais tu peux encore ajouter des cordes et des cordes. Si tu veux.

Je ne te décoiffe pas, je te caresse les cheveux. Bon, ça décoiffe un peu, d'accord. Je t'ai laissé toucher mon crâne, ça a commencé comme ça.

Les enfants ne naissent pas dans les choux. C'est la cigogne qui les apporte. Je ne sais pas ce que c'est, une cigogne. Sûrement un agent du centre de reproduction. Tu as remarqué qu'ils m'ont faite peau noire, yeux verts ? Des fois, ils ont des fantaisies bizarres, dans les labos.

En bas, au Mirail, il y a des gens qui ont poussé dans le ventre de leur mère. Qu'ils disent.

Des fleurs qui ne piqueraient pas, et qui ne faneraient pas, elles seraient sûrement moins intéressantes. On s'en lasserait.

Il y avait plein d'autres pourquoi, mais j'ai oublié, ou alors je connais pas la réponse. C'est pas grave, Jude. De ne pas avoir les réponses.

Si tu veux, je pourrais être ta mère ? On ferait comme si tu avais poussé dans mon ventre. Non, je serai plutôt ton chien, celui qui mord tout le monde sauf toi, et vient se faire caresser la tête. Et plus tard, quand tu seras grand, si tu veux, je serai ta femme.

Et tu me diras tu.

Spoiler:

Elle est gentille, mais tout le temps. Sans changer de la seconde à l’autre, et encore virer de bord à la troisième. Je n’ai plus l’habitude. Celle d’être seul oui, c’est un arc boutant tiret Z. Mais moins, là, maintenant. Devant elle.

Il fait nuit, je ferme les yeux sur son épaule terre d’accueil, et j’y vois du soleil. C’est éblouissant ce soleil là, dans la nuit des yeux fermés.
Des mots en couleurs et qui font pas mal. Ça aussi, je n’ai plus l’habitude. Ça change et c’est bien, et je rougie. Mais, il fait nuit dehors. Alors, personne ne peut voir mes joues.

Oh non, je ne pars pas. J’ai failli. J’ai vu l’eau, le port, la mer dans l’eau et les voiliers dans le port. Le port dans la mer. Et loin par dessus l’épaule d’une jetée. J’étais tenté. Partir au sans retour, le voyage par excellence.
Je mens. J’ai voulu jeter l’ancre et rester avec la ligne de flottaison. Comme une bouée abandonnée inutile et abimée, qu’on a usée sans le voir. Les poissons auraient ri dans l’eau et moi aussi, à force de picorer mes orteils.

Jude sauvé des eaux. Merci.
J’ai failli rater vos yeux.

Ils m’ont fabriqué blanc et petit. Je suis né grand, et je n’ai pas de parents, ou bien ils ressemblent à des cuves en métal avec des inscriptions sur ma structure génétique. On peut y lire ma température, c’est indiscret quand même.
Vous voyez, on se ressemble.

On fera des bébés dans votre ventre. C’est comme ça dans les livres. Comme ça qu’on les faisait, avant. Je le sais, j’ai appris, je sais tout. Sauf l’essentiel. Et j’ai menti. Je sais que les enfants ne naissent pas dans les choux. Mais, je n’ai jamais fait de bébé. Et je n’ai jamais gouté personne, j’ai failli.
Vous m’apprendrez ?

J’étais bon élève. J’apprends vite. Je serai doux toujours.

J’ai envie de grandir.

Maintenant.

Mais, vous ne serez jamais mon chien. Ou alors, je deviendrai un chien, moi aussi.

Tu veux bien m’épouser ?

Je l’avais dit, mais je ne l’avais pas demandé. Et j'ai dit tu, parce que.

Je vais rester là encore un peu. Sur son épaule et ses bras qui me tiennent. Parce que j’ai quand même un peu peur. La dernière fois qu’on m’a dit ça, le lendemain, elle n’était plus là.
Alors, je ferme les yeux déjà fermé sur ces histoires de gens qui partent. Pour imaginer ceux qui restent.

Kim aussi a refermé les yeux. Ses joues brûlent. Peut-être que ça ne se voit pas, sous sa peau sombre. Et peut-être que si. Le ciel commence à s'éclaircir.

J'ai déjà dit oui. Non, j'ai dit « si tu veux ». Alors maintenant, je dis oui.

Du pouce, elle dessine le trajet entre la pommette de Jude et le coin de sa bouche. Elle se penche, et pose le bout du bout des lèvres sur l'autre coin. Fragile Jude, Jude en sucre, Jude sucré. Pianissimo, elle goûte sa peau, lèvre supérieure puis lèvres inférieure puis joues et menton.

S'il ne réagit pas, tant pis. Elle mettra son désir dans sa poche, avec sa boîte de cigarillos, et elle attendra. Il a dit qu'il voulait grandir, pas qu'il était prêt. Et c'est très mal d'embrasser les enfants.

Il réagit. Parce qu’il est homme avant d’être pensée, imagination, rêve et envole comme un papillon céleste.
Il réagit. Parce qu’elle est femme. Pas seulement. Parce qu’elle est elle, et nulle autre. Parce que nulle autre l’a blessé si profondément qu’il ne pouvait le croire.

Croire… que c’était possible ?
Qu’il existe une autre. Elle, c’est l’autre. Tout aussi belle, et douce et fleur, jasmin et vanille, une autre méditerranée au vent Sirocco, couleur chocolat, café, et lui au teint de lait. Deux, eux deux. Un, deux.
Croire… qu’elle puisse être réelle ?

Qu’il existe une seconde merveille et qu’il la rencontre. C’était improbable, statistiquement impossible. Perdu d’avance, les dès pipés. Les statistiques annonçaient perdant. Aucune chance, fin de l’espoir. Jude serait seul. Et petit. Plus petit qu’avant elle, l’autre. Celle qui lui a fait mal. Frappée si fort dans son cœur d’enfant, après lui avoir fait croire qu’il pouvait grandir. Maltraitée promesses et paroles jetées en l’air, trop faciles, trop facilement. Voleuse, la pie des rêves étincelants.

Qu’il existe quelqu’un d’autre capable de le faire rougir dans la nuit des yeux fermés. Alors, que lui, ne voyait plus que par terre, le bitume usé par les cent pas. Des ça et là sans intérêt.
Elle, qui fait sourire ses lèvres serrées depuis l’autre, la pie qui fait semblant, qui triche et s’enfuit, s’envole, fuit sans se retourner, sans états d’âme, sans faire attention à l’enfant. Si petit. Sans l’abimer. Sans pardon, sans dire merci, sans rien qui n’en vaille la peine.

Qu’il existe quelqu’un qui mette du coton sur son front, de la soie sur ses lèvres. Un doigt de fée sur un coin de lèvre déchirée. Ça ne se voit pas. Jude reste Jude, déchiré quelque part à l’intérieur, là où ça ne soit pas. Ce doigt là, qui restera longtemps comme un souvenir beau et sincère, un pansement qui a touché l’essentiel.
Sans rien voler ni reprocher.
Sans pardon, ni merci.

Etes-vous réelle ?

Alors, Jude petit, grandit un peu. Mais pas trop. Chat échaudé.
Il reprend ses mains à ses bras sans force, et les poses sur le visage des trois lettres.
Juste enveloppant les joues roses sombres sans épines. Comme ça, sans rien alourdir, sans effrayer, sans le poids du mal du reste du monde pour salir la peau fragile de son visage.
Ses mains justes apposées, légères et sucrées.
Ses mains posées si douces qu’elle ne pouvait avoir peur. Il est si maladroit dans son corps d’homme, l’enfant petit.
Si empoté, qu’il ose y approcher sa bouche et ses lèvres. Sans avoir l’air de rien. Sans tricher, mentir avec les émotions.
Si petit, qu’il a du se hausser sur la pointe des pouces pour atteindre la hauteur d’un simple baisé.
Juste comme ça… comme ça… et puis là.
Sur le coin, la commissure des lèvres acquises.

Il recule menton, bouche et lèvres. Mais, pas le regard qui s’ouvre sur le sien, ses yeux à elle qui lui dise la vérité.

Il sourit. Et dit « merci ».

Ses yeux à elle disent...
Je vais me réveiller.
Ils disent : c'est un rêve étrange, un peu effrayant mais si doux. Je ne veux pas me réveiller.

Ils disent : plus de guerrière, plus de séductrice. Les deux armures ont volé en éclats, la saveur des jours anciens remonte, petite fille idéaliste et têtue. Ils disent, tant mieux, mon âge adulte n'allait pas avec ton enfance...

Ils disent : j'avais muré des pans entiers de moi-même. Je ne sais pas ce que sont devenus les murs. Je retrouve ce qui était derrière comme les souvenirs d'une autre.

Ils disent : c'était rassurant, les murs. Je me sens nue.

Ils disent : tu es sûr d'aimer ce que tu vois, Jude ?

Elle dit :

Je suis réelle.

Elle dit :

J'aime ton sourire.

Elle dit :

Je

Elle ne finit pas. A la place, elle approche ses lèvres tout près de l'oreille de Jude et chuchote :

Emmène-moi chez toi.

J’ai un peu peur,
Un peu perdu.

J’ai pas de chez moi,
Ou j’ai oublié.
Mon chez moi, sera dans un pays libre
Parce que je veux voler dans le ciel et jouer à être un oiseau
Et pour voler,
Il faut de la place, et des nuages, et du coton, plein de coton parce que parfois, les oiseaux sont fatigués, et ils tombent du ciel sur les nuages.
C’est triste un oiseau tombé.

C’est triste comme votre regard qui pleure sans le dire, comme ces choses qui se cachent encore un peu au coin des yeux, là, juste là, et puis là, et encore là.

J’ai posé le doigt sans faire peur ni mal ni appuyer fort, au coin des yeux, là, juste là, et puis là, et encore là.

Je crois qu’elle a froid, si froid qu’elle doit trembler et ne pas le dire. Ça se devine. La pudeur retrouvée. Il faut juste regarder un peu. Et entendre sans dire qu’on a écouté.

J’ai enlevé ma veste pour l’entourer sur ses épaules. Délicatement comme un souffle pour ne pas qu’elle ait peur, nue sous un tissu inconnu. Un petit oiseau tombé du nid qui tremble au fond d’une main sans odeur, sans celle de sa mère.

Voila, c’est mieux, vous pouvez trembler dans ma veste
Elle ne s’en plaindra pas, et ne le répétera pas
Elle sait garder les secrets des enfants.

Si tu es réelle,
Alors…
Viens !

Je dois trouver chez moi,
Et vous devez trouver chez nous.

Il y a une sortie, une faille dans le mur, un petit trou.
Vous voulez jouer à la souris ?

Kim s'est enveloppée dans la veste, non sans adresser à Jude un regard reconnaissant.

Elle a même remonté le col. Elle a si froid que ça ? Non... Elle est en train de humer son odeur sur le tissu, comme un drogué snifferait sa colle.

Un sourire s'épanouit lentement sur son visage, des lèvres aux yeux, qui se mettent à pétiller. Sur un ton incrédule, elle chuchote :

Non... Le Safe Point ?

Elle se lève, toute fatigue envolée, saute sur place d'impatience. Son rire résonne, non pas sur trois notes mais sur cinq, dix.

Elle tend une main à Jude, un demi-sourire au lèvres.

Pressons ! l'imite-t-elle.

Puis, brusquement, elle s'agenouille pour revenir à sa hauteur, et sans préambule, lui donne un vrai baiser. Avec la langue, avec ardeur, avec une joie communicative.

Toi, toi... mais t'es pas vrai, toi !

Allez, viens !

On sort de ce putain de Dôme. Scuse mon langage, m'sieur !

Elle rit. Elle l'entraîne.

C’était…

Un baiser… Le deuxième.

Je pourrais m’amuser à les comparer. Deux, c’est facile. C’est précis. Deux baisers, deux souvenirs. Je peux analyser les salives, le gout des lèvres de l’une et de l’autre. Je peux, j’ai appris. Je serais comme mes pères, et je regarderais elle et l’autre comme des rats de laboratoire. Ce serait moche.
Pourquoi, je pense comme ça, tout de travers ?
C’est doux, agréable, surprenant et je n’y connais rien. Je suis ému. Je trouve qu’on devrait m’embrasser plus souvent.

Faut-il une raison ? Oui, bien sur. Aimer.
Sans aimer, c’est bien aussi ?

KIM,
Vous m’aimez ?

Elle s’en va déjà, elle m’enlève,
Au secours, je veux encore des chamallows dans ma bouche.

Elle saute partout comme avant de s’endormir, tous les moutons que je compte quand la lune est pleine. Ou qu’elle trotte dans ma tête, celle qui ne tient pas ses promesses. Je change de sujet ? Oui, elle est partie, c’est sa faute.

Le chemin sera long. Elle m’entraine et maintenant, c’est moi qui l’entraine. Je sais pas pourquoi. Je ne connais pas ce quartier et de toute évidence les autres non plus. Mais, je l’entraine parce que j’ai l’impression de l’impressionner. C’est idiot et probablement faux. Je suis un enfant.
Et c’est une femme. Elle embrasse bien. Mais, je n’y connais rien. Elle m’aime ? J’ai envie d’entendre sa réponse, et je n’ai pas envie.
Ça fait peur. C’est ça la réalité ? Ou c’est aimer, encore ?
J’ai trop de questions.

On arrête.

C’était… ce qu’il fallait faire. Gouter. Encore. Et savoir.
J’ai arrêté sa course et la mienne avant.

Devant elle, j’enfonce mes mains dans les poches. Je regarde mes chaussures le menton enfoncé dans les épaules. Tien, elles ne sont plus mouillées, mes chaussures.
Il manque un caillou. J’aurais pu shooter dedans.
J’ai l’air d’un gosse qui n’ose pas. Je le sais. Je suis pas idiot.

Encore…

Evidemment, j’ai avalé tous mes mots. Il y en avait peu. J’aurais pu m’étouffer avec lui.

J’ai mal aux pieds.
Mes chaussures ont séché.

Embrassez-moi…

Vous savez conduire ?
Moi, je n’ai pas appris.

Mes chaussures ont rétréci en séchant.
On prend ça ?

Je désigne avec le nez un engin garé au fond là bas. Je sais plus. Je suis un petit garçon.

Spoiler:

J’atteins l’adolescence, j’ai des boutons sur le nez.
Je ne suis pas très à l’aise. Intimidé. J’ai un rendez-vous, mon premier depuis.
Mes pieds pèsent une tonne. Je vais me noyer dans le bitume.

Embrassez-moi…
S’il vous plait.

KIM,
Vous m’aimez ?

À ton avis ?

Elle se retourne vers lui, sourire moqueur, regard tendre, et continue à le tirer par la main dans la direction de la faille légendaire.

Il s'arrête. Il boude. Il est trop mignon ! Nononon Kim, on ne lui saute pas dessus sauvagement.
C'est que ça fait froid, d'un coup, de ne plus avoir aucun contact physique avec lui.

Comme d'habitude, elle a un peu de mal à suivre. C'est quoi, la priorité ? La voiture ou le baiser ? Il y a aussi une histoire de chaussures mouillées dans le lot, mais là, elle s'avoue battue. Un sourcil froncé, l'autre arqué, elle s'efforce d'avoir l'air moins larguée qu'elle n'est.

Embrassez-moi…
S’il vous plait.

Mais comment donc ! Surtout, ne pas lui laisser le temps de changer d'avis. Elle se pend à son cou, se hisse sur la pointe des rangers, et en avant pour un baiser sauvage.

Quoique : sauvage, pas tout le temps. Des fois c'est tendre, des fois c'est timide, parfois même franchement maladroit. En tout cas, ça dure et ça dure. Il faut croire qu'elle n'a pas du tout envie de passer à une autre occupation. Qu'elle trouve celle-là tout à fait passionnante.

Au bout de quelques... minutes ? heures ? secondes ? jours ? elle finit quand même par relâcher sa proie, avant qu'il ne tombe victime d'un claquage de la langue ou d'un déboîtement de la mâchoire.

Elle reprend son souffle.

Voilà, m'sieur.

Son regard se pose sur le véhicule dont il était question plusieurs siècles plus tôt. Elle affiche une désinvolture très mal jouée.

J'ai appris quand j'étais ortho. Mais j'ai pas la clé de celui-là.

Justement, le conducteur en sort, verrouille les portières, s'éloigne d'un air éteint. Ça et les fringues grisâtres, ça vous situe un bonhomme.

Je reviens.

Elle sort un de ses cigarillos, le plante entre ses dents et s'approche du chauffeur en le hélant poliment. Elle mime un pouce sur la molette d'un briquet. Il secoue la tête. Pas le genre à fumer, en effet.
Elle profite de la galopade d'un rat en travers de la rue pour s'agripper à lui, paniquée. S'excuse abondamment. Souhaite une bonne journée. Revient vers Jude.

Un petit sourire autosatisfait aux lèvres, elle range son cigarillo dans sa poche. Quand elle ressort sa main, un trousseau de clés magnétiques pend au bout de son index.

J't'emmène faire un tour dans mon bolide, bébé ?

Assis au bord du trottoir, je regarde Kim aller vers le chauffeur du véhicule. Je suis l’image sage. Je ne sais pas conduire, et je ne parle pas aux inconnus.
J’ai les lèvres moites. Je les serre, je les goute pour faire durer. Les yeux humides et surement l’air idiot.
Je m’y ferai.
Je la regarde, plus petite que moi d’un front. Juste au dessus où je vois derrière elle. Comme ça, je surveillerai ses arrières. Tout le temps.
Je souris en dessinant machinalement des dessins invisibles sur la boue séchée amassée le long du caniveau.

Je la regarde de dos. Son derrière et ses bras qui balancent au même rythme. Un métronome petit homme qui vole le chauffeur. Ni vu ni connu. D’un balancier à l’autre. Une petite femme qui fait oublier. Un batteur du temps qui ma défrisé avec un baiser chamallow.
J’en ai encore plein la bouche et les yeux. Je pétille comme un verre de champagne. Ça fait des plop dans ma tête.
Je suis ivre et je n’ai rien bu. Je vois des miracles. J’oublie hier et elle, l’autre qui ment. Qui tient pas ses paroles. Qui reviendra pas.
Pour regarder celle qui ne ment pas, qui reste et vole un trousseau et revient.

Au bout du monde
Ce sera un bon début.

Je me redresse et tends la main et agrippe la sienne. Parce que c’est comme ça. Une extension de l’un à l’autre. Un bout de chaque coté.

Quelqu’un l’avait écrit ?
Que nous nous rencontrerions.

Nous devrions le faire. Ça nous éviterait d’être surpris.
La prochaine fois.

Je veux voler, je vous l’ai dit ?
J’apprendrai. J’apprends vite, tout.
La série Z est faite pour apprendre.
C’est bête d’être un marceau de série. Une séquence.
Ça fait quoi, d’être né ?

Je…

Avoir des parents,
C’est comment ?

Devant le véhicule, j’ai fait comme je l’ai vu faire dans les très vieux films. Un saut adroit par-dessus la portière. Je suis Jude, mais pas maladroit. Juste avec les mots et mon regard qui fait des siennes. Il est timide.
J’étais fier ? Non, pourquoi le serais-je ? Amusé, oui. Parce que c’est amusant. Et ça change le sujet.
Je voulais changer le sujet. Ne pas que ça se voit dans mes yeux. Elle a de bons yeux, elle aurait deviné. Un peu de triste, juste là, dans un coin de mes yeux qui ne sourit plus tout à fait. Qui a oublié qu’on s’en va vers chez nous. Là bas, quelque part. Où on vole et qu’on met du coton dans les nuages.

Juste par esprit de contradiction, elle ouvre la porte, côté conducteur, et s'installe posément.

Elle aimerait, à ce moment précis, porter des escarpins et une chevelure de pin-up. Pour le contraste.

La voiture ronronne, s'élève sans heurt. Une fois à mi-hauteur des plus hautes tours, elle s'élance, dans une accélération qui plaque conductrice et passager contre leur siège.

Comme on pouvait s'y attendre, Kim conduit vite et sans prudence, quoiqu'avec une certaine souplesse. Tandis que leur véhicule d'emprunt joue à frôle-gratte-ciels, elle hausse les épaules.

Je ne sais pas, Jude.
Je sais ce que c'est d'avoir été un bébé. Là, tu peux me demander. Encore que je m'en souviens plus très bien.
Mes parents étaient des implantés, ils s'occupaient de moi parce que c'est ce qu'on leur avait dit de faire. C'était pas...
C'était très pro. Tu vois ?
Je les ai jamais revus du jour où on m'a mis la puce. Ils s'en foutaient, et moi aussi.
J'avais une famille, mais c'était pas eux.

Elle lance un regard de côté, vers le profil de Jude, puis se lance dans un piqué spectaculaire, suivi d'un rétablissement de dernière seconde, pour que la terreur, à défaut d'autre chose, efface la tristesse dans ses yeux.

Alors on se ressemble.

Maman était toujours assise derrière une paillasse. Elle portait d’étranges lunettes. Un gros microscope. Elle regardait au travers comme moi je regardais par la fenêtre.
Elle fouillait le sang qu’elle prélevait sur les spécimens de le série Z. elle piquait mon doigt avec une aiguille et appliquait une lamelle de verre sur la goutte qui perlait.
Elle souriait tendrement quand elle enfonçait l’aiguille. Et puis, elle soufflait sur la plaie d’aiguille.
Ensuite, elle m’observait sous toutes les coutures.
Nous avions une relation proche. Elle connaissait mon sang sur le bout de mon doigt. J’aimais ses « ton taux de plaquettes est parfait Jude » et parfois, elle se laissait aller à plus de gentillesse, alors elle me disait que mon hémoglobine était vraiment belle. Elle aimait sa couleur. J’aimais qu’elle me le dise.

Papa, lui n’était pas très bavard. Il s’occupait des cuves. La mienne était la N°9. C’était l’utérus de maman. Parce qu’elle ne pouvait avoir d’enfant. C’est ce qu’il me disait, papa. Moi, je restais assis devant son ventre, la cuve N°9. Quand j’avais mal au cou à force de le regarder, je tournais la tête vers la fenêtre, et je regardais dehors, les oiseaux dans un nid. Et les oisillons sous les ailes de leurs parents.

Vous volez trop vite

Avant, j’aurai trouvé ça intéressant. Une expérience à vivre, du nouveau sous le dôme de Novlangue. Depuis elle, je sais qu’on peut disparaître. Et perdre ce qu’on aime. Je n’avais jamais aimé. Une fois. Je change de sujet. La musique, j’ai aimé, mais je n’ai pas eu peur qu’elle ne joue plus. J’aurais trouvé ça dommage. Mais, il y a tant de belles choses.
Elle, est unique. Je ne veux pas changer de disque. Perdre la musique. Pas celle là qui fait du Mozart dans mon cerveau.

C’est presque beau vu d’ici, en bas
Les lumières surtout
Les gens ressemblent à des fourmis pressées

On arrive bientôt ?

Je bascule d'une pensée à l'autre, d'une humeur à l'autre, au rythme de la conduite de Kim.
Maintenant, je ressemble à un enfant impatient. Je suis un enfant. C’est mon premier voyage. Je suis une puce sauteuse. Je ne tiens pas en place. J’attends la fin du voyage, et je ne veux rien rater. Je veux voir le bout du chemin, et je compte les bandes blanches sur la chaussée.
Je suis petit.
Un jour, je grandirai.
C’est juré.

En attendant, j’ai envie de vomir.

Jude tourne au verdâtre, et Kim se dépêche de revenir à une allure horizontale et modérée, avant de lancer :

Les passagers sont priés de dégueuler par-dessus la portière.
Et attends qu'on passe au-dessus d'un NOD, s'te plaît !

Elle aussi regarde en bas : des fourmis, oui. A cette heure matinale, il n'y a que des orthos dans les rues. Autant que Jude ne leur dégobille pas dessus, finalement.

Elle lève la tête : l'aurore est rose sale.

On arrive bientôt ?

Attends, juste... un truc à faire avant.

On voit encore la lune, grignotée sur son côté droit et brouillée par la crasse du plafond. Elle s'en approche, jusqu'à pouvoir toucher la grande paroi dont la transparence n'est qu'un lointain souvenir. Le véhicule bourdonne sur place.

Sans quitter la lune des yeux, du bout du doigt elle lui dessine un sourire dans la poussière. Une jolie banane.

Elle sourit à son tour, puis dirige le nez de l'engin vers un point au bord du Dôme.