Purple encounter

Un drôle de bonhomme dégingandé arpente la galerie, dévorant du regard les plafonds transparents, les panneaux en (vrai ?) bois des murs, les gens qui promènent leur élégance nonchalante comme si c'était naturel.

Lui, en plus d'avoir les cheveux dressés sur la tête comme après une rencontre imprévue avec une prise électrique, porte un vieux pantalon kaki plein de poches bourrées à craquer, un tee-shirt imprimé dont, heureusement pour lui, le sujet n'est pas très lisible de loin, et... des chaussons. De vieilles charentaises élimées et faites à la forme de ses pieds.

Pour compléter l'impression d'ensemble, il gesticule, parle tout seul, s'esclaffe sans raison apparente. Chaque nouveau détail du décor semble lui arracher un cri d'extase. Bon, au moins, il n'a pas l'air très dangereux.

Tout d'un coup, il fonce sur une jeune femme attablée à une terrasse, s'arrête pile devant elle, ouvre les bras dans une pose christique et déclame :

Mademoiselle, j'ai longtemps cherché la couleur de vos cheveux sans la trouver.

Laissez-moi m'en emplir les yeux, je vous en supplie.

Et pof, il tombe à genoux, les bras toujours en croix, ses pupilles champagne écarquillées dans une expression de transe artistique qui le fait ressembler, plus que jamais, à un échappé de l'asile.

Je pianote sur mon ordinateur de poche. C'est confirmé, mon après-midi est libre. Annulation de dernière minute.

J'ai horreur de ça. J'ai besoin de me préparer, avant les séances. Cela prend du temps, de me... conditionner en fonction du prochain patient, et...


Mademoiselle, j'ai longtemps cherché la couleur de vos cheveux sans la trouver.
Laissez-moi m'en emplir les yeux, je vous en supplie.

Je lève des yeux écarquillés pour les plonger dans ceux d'un jeune homme agenouillé à mes pieds, qui regarde mes cheveux avec l'air pétrifié d'un saint en pleine extase mystique.

- ...

Mais qui c'est ? Un collègue un peu timbré ? .... Non, son visage ne me dit trop rien, et la sécurité rapplique. Il devrait être mis dehors... Enfin presque... dans quelques instants.

Le responsable s'incline devant moi, très près de l'escogriffe, prêt à l'empoigner.

- Cet... individu vous importune, mademoiselle Fairfax ?

- ....

Je le regarde. Son air délicatement hébété mais confiant, ses yeux couleur alcool fête.

- Non. Je l'attendais. Merci.

J'attends le départ du gorille, rasséréné après une petite impulsion de plaisir dans son implant, pour regarder à nouveau mon invité.

- Regardez tant que vous voudrez. ... Voulez vous que nous marchions un peu ? ... Qui êtes-vous ?

Qu'êtes-vous ?

Il est douteux que le drôle de type ait remarqué l'intervention du cerbère. En tout cas, il n'en a pas donné le moindre signe. Quand la quintessence de la rousseur a levé les yeux, il a brusquement porté les mains à son cœur et poussé un "Ah !" presque agonisant.

Vos yeux... Ce vert va me tuer, ce vert est LE vert. Fermez les yeux, mademoiselle, ou je vais mourir de vos couleurs.

... Votre voix est rose. On vous l'a déjà dit ?

Des questions ont été posées, oui, c'est possible... Il fronce un sourcil en imaginant des points d'interrogation flotter dans l'air entre eux, se concentre sur le sens des mots, réussit à tirer un fil.

Je suis Leith, votre serviteur jusqu'à la fin de ma vie. Et vous ? Les déesses portent des noms ?

Il a fermé les yeux, paupières frémissantes, quand le bout des doigts de la dame rose s'est posé sur sa peau.

La douceur de vos gestes est... impressionniste.

- Je suis Deidre. ... Venez.

Deidre...
Votre nom m'évoque des landes battues par les vents, des brumes et des fées. Un peu maléfiques, mais pas trop. Etes-vous maléfique ?

Constatant qu'elle s'est levée, il lui court après pour marcher à son côté, ponctuant ses paroles de grands gestes expressifs.

Savez-vous que je vous ai peinte des milliers de fois ? Je vous montrerai, vous êtes sur tous les murs de ma chambre.
Et là, aussi, évidemment.

Il extirpe d'une de ses poches de pantalon un carnet de croquis un peu corné, en tourne quelques pages, et en effet : vaguement esquissées ou rendues dans le moindre détail, une cinquantaine de rousses aux yeux verts parsèment le papier, dardant toutes sur le spectateur leur doux regard, leur sourire à la fois aguicheur et tendre.

Bon, évidemment, je ne vous ai pas rendu justice dans ces gribouillages. Mais c'est parce que je ne vous avais pas encore rencontrée.

- Si on considère que je puis être ce que vous désirez... puis vous le faire disparaître, miroiter pour vous l'enlever à nouveau... Le tout parfois sur ordre... Un peu, au moins. Obéir à ce pour quoi on est formaté, ce n'est pas une excuse, hein ?

Il s'arrête pile au milieu de la galerie, se tourne vers elle, l'observe attentivement.

Il y a du bleu polaire dans ce sourire-là. C'est beau mais ça donne froid.

Il lève la main, la laisse flotter un moment, hésitante, au-dessus de la joue, puis la fait glisser sous la chevelure si rousse pour poser son doigt dans la nuque, exactement là où elle l'a touché un peu avant.

Quelque chose là dans votre tête est programmé pour exploser si vous désobéissez. Il n'y a pas de meilleure excuse.

Il repart aussi sec, puis s'arrête de nouveau pile.

Mes autres dessins ? Oh. C'est embarrassant. Ma petite chambrette n'est pas du tout convenable pour y inviter une dame. Surtout vous.

Mais j'ai une autre idée. Je vous ferai un portrait de vous, rien que pour vous !

De... de moi ? Mais pourquoi faire ?

Il se gratte la tête, aggravant encore un peu le style hérisson de sa coupe de cheveux.

Vous êtes un sujet autrement plus passionnant. Je le sais, je vous dessine depuis toujours.

Les plus beaux yeux du monde savent-ils regarder ?

Il écarte les bras comme pour mieux se montrer. Sur son tee-shirt usé, on arrive à reconnaître une inscription, mais elle est si écaillée qu'il faut un moment pour la déchiffrer.

Spoiler:

Avez-vous lu 1984 ? J'imagine que non. En haut, les livres sont interdits, n'est-ce pas ? On m'a dit ça.

Je souris devant son air abasourdi, devant son look qui vient de passer de "je viens de me réveiller" à "je viens de me réveiller et il faut vraiment que je me recouche".

- Pour garder un peu de vous...

.... Parce que je ne sais pas combien de temps nous allons pouvoir passer ensemble.

Il veut que je décrypte son Tee-Shirt, je crois. Je saisis le bas de celui ci, tire un peu dessus, pour le tendre et arriver à mieux lire.

- ...

Instinctivement, je me déplace entre lui et l'oeil vigilant de la caméra de surveillance.

- Pas interdits. Réglementés. ... Et effectivement, je ne connais pas ce lui-ci.

Et maintenant ? Où être à peu près sûrs qu'il sera moins repérable ? ... Un instant. Sans lâcher son vêtement, je l'attire vers une alcôve abritant plusieurs tableaux, déserte et à ma connaissance dépourvue de caméras. Mi-voix.

- Comment avez vous fait pour arriver ici ? C'est dangereux, pour vous. Très. ... Comment rentrez vous chez vous ? Je peux vous déposer.

Je ne veux pas qu'il devienne tout gris. Mais suis-je vraiment prête à prendre des risques pour ça ?

- Pour garder un peu de vous...

Oh ! Je... Je crois que je vais rougir.

Il se touche la joue.

Je suis rose comme votre voix, non ? Arrêtez de me dire des gentillesses, vous...

Elle l'entraîne dans une alcôve. Quelle furie, quel tempérament ! Quel... Quelle déception. Pas de baiser fougueux, juste de l'inquiétude.

Il regarde autour de lui, avise les tableaux au mur.

Croûte. Croûte. Et croûte. Quel scandale de gaspiller le sens du plaisir, quand on l'a ! Le mauvais goût devrait être interdit.

D'une de ses poches, il extirpe une bombe de peinture d'un rose flashy, la secoue vigoureusement.

Je m'en vais repeindre tout ça à vos couleurs !

Hm, pardon, vous disiez ? ajoute-t-il en commençant à recouvrir une première toile. Comment je suis arrivé ici ? A pied, il me semble. J'ai semé mes gorilles.

Il sourit, tout fier.

Rentrer chez moi ? Oh, non, non, non. On vient à peine de se rencontrer.

Elle a mis sa main douce comme un Bonnard sur la sienne ! Il se sent tout en coton, du coup.

Je... Je peux m'évanouir ?

Tiens, il y a moins de lumière, dans l'alcôve. Ça doit être la vision qui se rétrécit avant la pâmoison... Ah non, c'est un type qui bloque l'entrée. La déesse automnale lui parle de sa voix si rose.

Mais... Mais qu'est-ce qu'elle dit ?

Chez vous ? Oh... C'est... Une idée brillante. Je suis un homme heureux.

En la suivant, il passe devant le type, et sur le ton de la confidence, murmure :

Je vais chez elle !

Quelques pas plus tard :

Et je ferai votre portrait. Ne lâchez pas ma main, surtout, ça me tuerait.

Il se laisse entraîner, grisé.

Novlangue est beau, quand vous êtes là. C'est comme s'il y avait du soleil. Vos couleurs déteignent sur le reste.

Vous êtes une fée. J'ai droit à un voeu ?

Hé, mais c'est très intime, ce que vous faites avec nos doigts. Si je m'évanouis, vous me ferez du bouche-à-bouche ?

Je vous ai dit, déjà, que... Quoi ? Mes amis ? Ce ne sont pas mes amis, ce sont mes... Gardes du corps ?

Il s'arrête, donne un coup de pied dans un caillou, met sa main libre au fond d'une poche, boude un peu.

Soi-disant que je ne fais pas attention à ma sécurité quand je sors. Pfeuh. Vous leur direz, vous, que je me débrouille très bien ?

Mais de toute façon, on ne va pas les rencontrer, parce que je les ai bien semés ! Haha !

C'est par là, chez vous ? Je suis sûr que chez vous est aussi beau que vous.

Moi, je serais inquiète, si je vous perdais.

Si vous continuez à me dire des choses gentilles, je vais...

Il reste figé sous le bisou.

Je... Je... Qu'est-ce que je disais ? Je sais plus.

Il se laisse entraîner un moment, l'air de quelqu'un qui vient de recevoir une enclume sur la tête.

Ah, oui ! Je me rappelle.

Nouvelle pause sur le chemin de l'appartement.

Si vous continuez, je vous embrasse ! Et attention, sur la bouche ! Et si vous n'êtes pas sage, je mettrai même la langue !

Son air menaçant est tout à fait terrifiant. Si, si.

Un phénomène intéressant se produit sous l'action conjuguée du regard par en-dessous, du sourire enjôleur et du badinage.

Les yeux champagne de Leith se mettent à étinceler comme si une lampe s'était allumée derrière, la peau de ses joues prend une jolie teinte brique et on jurerait que de la fumée va lui sortir par les oreilles.

Au dernier moment, il se précipite, lutte un moment avec la porte de métal qui tente de se refermer sur lui, sort vainqueur de l'épique combat et se retrouve haletant, en face de sa dulcinée.

Il tend une main pour la glisser sous la chevelure flamboyante, enveloppe la nuque de ses doigts et se penche pour un tout léger effleurement de lèvres.

Je peux m'évanouir, maintenant ?