Je crois que je les ai enfin semé, peu de temps après avoir atteint les bas fonds. J'ai quand même continué un moment sans freiner, pour être sûre.
Il était temps, la voiture fait un bruit bizarre. J'ai peur qu'elle ne tombe en panne. Et "tomber", c'est le mot juste quand on conduis à cette altitude.
Il faut que je me pose.

Je m'arrête dans une rue du Val Fourée et coupe le moteur.
D'un coup, toute la tentions redescendant. Je n'arrive pas à croire ce qu'il vient de se passer, ce que j'ai fais...
Je me sent mal, la tête qui tourne...

Newt n'est plus là... ma vue se trouble... je ne vois plus et me sent partir.
Qu'est-ce que j'ai fais...

Emilie s'évanouie dans la voiture trouée de multiples impactes de balles, la carrosserie défoncée, portière arrachée.
Ses mains tombent du volant, la droite et la deuxième gauche qu'elle avait sorti de son grand manteau pour remplacer l'autre bras gauche blessé. Du sang coule de sa manche.
Elle l'a échappé belle.

Clac, clac. Quelle connerie. Les sens démultipliés, mais bien sûr !

Pourtant je continue, que puis je faire d’autre ? Il faut que je trouve quelqu’un. Un médecin. Un qui voudra bien abréger mes jours. J’ai peur de me cogner, si bien que je déambule les bras croisés devant mon visage pour protéger ma tête. Mon ouïe n’est pas devenue extraordinaire, contrairement au mythe de l'aveugle, et les claquements de langue ne me permettent pas plus de me situer dans cet espace inconnu. Je traîne les pieds, espérant trouver un potentiel appui. Oh, on dirait...un morceau de bois, un peu trop petit mais cela fera l’affaire.

Apparemment, en plus d’être trop petit, il n’était pas bien solide. Chrik, voilà que ma canne improvisée se fend et que je bascule vers l’avant, ayant juste le temps de me recroqueviller.

Aie. Ça devait arriver. Me voilà les quatre fers en l’air. J’ai l’air fine. Mais il n’y a personne. Quand bien même cela eût arrangé quelqu’un de me laisser me ridiculiser, il se serait forcément trahi par un rire, non ? Je me sens comme une taupe, prise au piège par un jardinier. Un jour, on m’a montré un hologramme de ce curieux animal, à l’école. Franchement, ça m’aurait terrifiée de voir en vrai une chose si inutile. Alors, en être une…
A tatons, je découvre l’obstacle. Du métal. Un truc caoutchouteux. Ah, on dirait une issue. Oh, un pied. Et ça, c’est circulaire. Une bouée. Ou peut-être…

UN PIED ?


Mon sang ne fait qu’un tour. Il y a quelqu’un qui me voyait, quelqu’un qui se plaît à ce que je rampe à ses pieds, quelqu’un qui a la perversité d’attendre que je me jette dans ses griffes. J’enrage. Il faut que je cours, loin… Mais à quoi sert de fuir ?

-Tue moi si tu veux !
Pas de réaction visible.

- Eh ho, je ne suis pas muette !

Bon, c’est rassurant, il y a des jambes reliées au pied que j’ai touché par inadvertance (si les humains étaient toujours constitués comme dans mes souvenirs) . Mais c’est peut être une poupée géante ? Un cadavre ? Bon. Je lui donne un coup de poing dans le mollet, et si ce truc ne réagit pas, c’est un jouet de vieux dégueulasse des bas fonds, ou un mort. Brr, ça me donne froid dans le dos. Oh. J’espère qu’il y a un distributeur anti bactérien pas loin…

- Es tu un être vivant ? Dis je tout en abattant le coup dans le bas de sa jambe?

Je me réveille en sursaut. Quelque chose m'a frappé.
Je dormais ? Non, j'ai perdu connaissance, je crois. Je ne me rappelle pas avoir...
Aïe, j'ai maaaaal !
Je sert ma main sur mon bras. Je sent quelque chose de mouillé et chaud qui coule entre mes doigts. Du sang. Je suis blessée.

Je suis toujours dans la voiture. Elle est dans un état... Newt...

-Newt ?

Je tourne la tête et regarde le siège d'à côté. Vide ! Il n'est plus là.
C'est pas vrai... il est pas vraiment tombé... Je cherche devant, sur la banquette arrière, dehors... je ne le vois nulle part.

-NEWTON !!

Il n'est pas là.
Je sort de la voiture pour le chercher dans la rue.
Il y a quelqu'un par terre devant moi. J'ai faille lui marcher dessus.
C'est qui ? Qu'est-ce qu'elle fait là ? Ça fait longtemps ? Combien de temps je suis restée inconsciente ? OÙ EST NEWTON ?!
Peut-être qu'elle l'a aperçut...

du calme... respire 'milie, respire calmement.
Pas de panique, pas de panique... il doit bien être quelque part...
Et ce bras qui saigne et qui me fait mal... je me sent pas bien.

-euh... excusez-moi... vous n'auriez pas vu Newton ? c'est... un robot. Il est à peu près grand comme ça et il ressemble à un...

Elle me regarde bizarrement... ou pas... il y a quelque chose de très bizarre dans son regard.
Et qu'est-ce qu'elle fait par-terre ?

Qu'est-ce que... de quoi elle parle ?
Une est cinglée ? Une illuminée ?
Ses mots et... sa posture... ya comme un malaise là tout d'un coup. Qui c'est cette folle qui me récite un livre en étant allongée sur le bitume ?

Je reste un moment éberluée.
On est sensé faire quoi devant quelqu'un qui délire ?
Ou bien c'est moi qui ne comprend rien ? Je suis peut-être en état de choc... ouais, ça doit être ça...
Elle m'a posé une question là ? J'ai du mal à capter ses mots. Ce quel a dit m'a parut tellement insensé... pourquoi elle me dit ça ?

-euh... oui ? ... non... je sais pas...

Est-ce que je souffre ?
Ben oui, je viens de perdre mon Newton et j'ai un trou de balle dans le bras... enfin un trou... un trou de bras... pas le trou de balle pour... j'ai la balle qui est entrée par le trou... on m'a fait un trou de balle en me tirant... dessus... un trou qui saigne... avec une balle... enfin... voilà

Ohlala... ça va pas du tout, moi. Déjà que je suis une mutante à 3 bras, si en plus je lui dit que j'ai un deuxième trou de balle... mais elle a peut-être compris correctement dès le départ et c'est moi qui ai des idées tordues...
Je me sent stupide.

-euh...

Et maintenant je fais quoi ?
Je vais chercher Newton ? ... ouais... mais elle, je la laisse là ? comme ça ? Elle me fait un peu peur. Elle est peut-être malade...

-euh... et vous ? Ça va ?

- Oh là là !

L'intonation enfantine semble totalement déplacée dans cette atmosphère tendue digne d'un film de science-fiction avec Tom Cruise.

Mais il y a pourtant une Valkyrie, plus précisément une sous-Valkyrie, un de ces tout nouveaux androïdes très coûteux servant maintenant de jouets sexuels à la place des autres Valkyries, qui patauge dans la fange vers les deux fuyardes.

Sky, les mains dans le dos, un grand sourire en travers de la figure (le n°45) avance doucement vers elles et jette un coup d'oeil intéressé à la blessure. Puis il relève la tête vers la femme à trois bras avec des yeux désolés (regard n°16, "à employer lorsque vous voulez que le client vous pardonne une maladresse") :

- Désolé, je n'ai pas eu la formation pour guérir les coups et blessures.

Puis, après réflexion :

- Mais je peux vous faire un massage sensuel, c'est dans mon programme.

Enfin, après un nouveau regard dans le vague, il se met à pouffer :

- Skaï, l'un de mes collègues, peut vous infliger des coups et blessures si c'est dans vos goûts. Comme on dit au Palace, tous les goûts sont dans la nature, même lorsqu'ils sont contre-nature ! Au fait, c'est quoi, le Palace ?

L'androïde avait le même effet sur une conversation que la mélasse sur les pédales d'un cyclomoteur. Un don qu'il conjuguait avec une concentration voisinant à peine les trois secondes.

J'ai sursauté. La voix semblait inhumaine, aïgue. Qu'est ce que cette chose ? Non, décidément, entre l'autre qui mourait et qui allait sûrement me contaminer et me condamner à une longue agonie, et cet espèce d'idiot qui se plaisait à faire peur à une aveugle et une blessée par balle, j'allais devenir timbrée.
Je m'énervai pour la première fois depuis cette étrange aventure

- Non mais elle est en train de crever et vous nous faites du démarchage? Du plaisir, on sait s'en donner par nous même !

J'en ai trop dit. Si c'était un Nod (mais vu son QI apparent d'après la confusion ambiante j'en doute), ou cas plus probable une fouine malveillante, elle aurait vite fait de dénoncer leur position.

Où est donc passé ta politesse, Tyrésias ? Après cette injonction à moi même je me repris d'une voix mielleuse.

- Excusez moi, je suis sur les nerfs. Pourriez vous nous aider ? Elle cherche un dénommé Newton, l'auriez vous croisé ?

Sky, face à l'énervement de Tirésias, était comme un cosmonaute avec une carte météo : C'est là, c'est visible, mais on ne sait pas trop quoi en faire. Il décida de se présenter comme seuls les robots savent le faire, avec fort peu d'à-propos et plein de bonne volonté.

- Moi, je suis Sky, expliqua-t-il de sa voix artificielle qui grésillait comme le son d'un vieux téléviseur, je suis une Valkyrie, nous sommes douze modèles et je suis le numéro six. Je ne connais pas de Newton mais vous devriez vous adresser à l'accueil pour plus d'informations, poursuivit-il machinalement.

Un curieux instinct de conservation fit faire un virage de 90° à sa mémoire vive pour enfin produire, par miracle, une réflexion pratique.

- On devrait porter...

Il regarda ses petits bras de poupées, et ceux de l'aveugle.

- ...On devrait traîner votre amie jusqu'à l'une de ces chambres. Cela vous laissera le temps de vous rafraîchir, tout ça.

Il porta un regard plein d'enthousiasme sur les innommables squats environnants.

Une Valkyrie...

J'en avais déjà croisé une, je crois, avec sesregards aguicheurs et ses clients à ses pieds comme des bulots à un rocher. Le jour où je suis entrée dans ce bar. Maeva m'avait défendue d'y aller, et je ne saurais pourquoi, cette interdiction m'avait tellement intriguée que j'ai attendu qu'elle ait le dos tourné pour y pénétrer. Mais c'était décevant, et je m'étais fait éjectée rapidement, dans mes souvenirs. Et Mae m'avait confisqué Calliope, la poisse! Je remarquai qu'instinctivement, à cette pensée j'avais serré l'étui contenant mon violon et mon archet contre ma poitrine.

Une intonation étrange dans la voix de mon interlocuteur. Mais il faudrait faire avec. L'inconnue était muette, peut être s'était elle évanouie une nouvelle fois. L'aide de Sky, si tel était son nom, était primordiale. Ne retenant que les paroles compréhensible du Numéro Six, je décidai de lui accorder ma confiance.

- Sky, Nouez le foulard contre sa plaie s'il vous plaît. Assez fort.

Me tournant vers la blessée

- Vous pouvez marcher avec notre aide, ou il faut qu'on vous porte?
Madame !

Cessant les bonnes manières, je me redressai pour atteindre le visage de la femme. Mais il me faut tâtonner pour trouver ses joues, quelle gêne ! Je les tapotai doucement afin qu'elle revienne un peu à elle, masquant mon dégoût des gouttes de sa sueur qui me souillaient désormais les mains. Décidément, je détestai les contacts physiques.

Fort heureusement, Sky n'affichait pas la même répugnance. À vrai dire, même si cela n'avait pas été inscrit dans son programme, il aurait été difficile de conserver de la pudeur après avoir exercé la brouette japonaise, la marmite à tourniquet, le tournedos béarnaise ou le derviche à grand baquet dans son travail.
Il fit un joli ruban façon "cadeau de noël" autour de la blessure, puis il analysa les données.

- Je suis plutôt un modèle distribuant des câlins, des bisous, tous les jours (je suis comme ça), pas vraiment un expert de l'asphixophilie ou de ce genre de trucs. Mais je crois pouvoir dire que la madame ne devrait pas tarder à reprendre conscience, juste un peu de patience.

Il ajouta, guilleret, les mots fatidiques :

- Et puis, ça pourrait être pire, il pourrait pleuvoir !

Je crois que j'ai été un peu... déconnectée.

C'est quoi ça ?! Il est joli.
J'ai du rester un peu trop longtemps à le regarder sans cligner des yeux, parce que je crois qu'ils se sont inquiétés. Mais je vais bien... presque bien.

Enfin après, c'était moins bien quand la folle ma attrapé les joues. J'ai rien dis. J'ai pas su quoi dire, mais j'ai fais la grimace et j'ai eu envie de m'enfuir en courant, mais j'ai pas osé non plus.

Et puis il m'a touché...
J'ai eu chaud tout d'un coup, le cœur à cent à l'heure et je suis restée raide comme un piqué. J'ai hésité à le repousser, mais pourquoi j'aurais fais ça, alors qu'il voulait juste me soigner ?
J'ai même pas eu mal, ou si peu... je sais pas, je me suis pas rendu compte. Il dit des trucs bizarres...
C'est joli ce qu'il a fait.

-'rci

Je ne savais pas qu'il y avait des cyborg-valkyries. C'est pas humain comme voix, mais... j'aime bien...
Bien imité quand même, ce cyborg... cyborg... robot... Newton ! Il faut absolument que je le retrouve !

-je... je vais bien... à peu près En fait ça me fait toujours un mal de chien, mais... il faut que je retrouve Newton.

Je dois aller le chercher, mais par où commencer ?
J'avance dans un direction un peu au pif, puis je m'arrête, j'hésite, je fais demi-tour et parle d'une traite :

-C'est un robot de la taille d'un gros chien avec 4 pattes et un canon sur le dos il a qu'un œil au milieu de la tête et et... prévenez-moi si vous le voyez !

Je suis devenue rouge comme une tomate avant de partir à toute vitesse.
Mince ! J'ai pas dit au revoir. Zut, tant pis. Je veux pas faire demi-tour sinon... sinon je ne sais pas si j'oserais repartir et je ne sais pas ce que je leur dirais.
Et merde ! à quoi ça sert que je leur dise de me prévenir si je ne leur dis pas où je vais ? Comment ils vont me trouver pour me dire où ils l'auront vu ? Qu'elle conne !
Et j'ai mal au bras. C'est peut-être grave, ça risque de s'infecter, et je devrais pas courir comme ça, je me sent pas bien, j'ai la tête qui tourne. Je m'arrête un peu pour m'appuyer contre un mur.

Newton... t'es où ?
J'ai envie de pleurer.

"Prévenez moi si vous le voyez.". Elle est marrante. Moi, je ne le verrais pas en tout cas, pauvre imbécile. Fondamentalement, si l'autre ne m'avait pas dit qu'il était un cyborg, j'aurai pu croire qu'il avait juste la voix tempérée de la dame qui présente la météo. C'est son histoire de pluie qui m'a embrouillée.

Je crois qu'elle s'enfuit. Ah, mais quelle reconnaissance! je suis là à la prendre de pitié depuis tout à l'heure -d'ailleurs combien de temps ? Le temps passe différemment quand on a les yeux perpétuellement clos.
En plus, elle a oublié sa voiture. A tâtons, j'atteins le siège passager. Tant pis, quelqu'un finira bien par me trouver.

La Valkyrie si spéciale est restée à mes côtés, je crois. Non pas que sa conversation me déplaise, elle est décousue sans être agressive. Après tout, peut-être que je suis folle aussi, et lui, dans la mesure où c'est prévu par sa technologie, l'est moins que moi.

Je tourne la tête vers l'endroit où Sky se trouvait dans mes souvenirs.

- Où allez vous maintenant?

Un profond sentiment de désolation s’emparait de moi. Je sortai Calliope de son étui, pour la première fois depuis que je me trouvai aveugle. L'archet glissait, mes mains étaient moites. Pourtant, le naturel revenait au galop. Le son de Calli, le contact avec son bois m'apportait comme avant un plaisir monstrueux.