Le Majordome se tenait en retrait dans la salle de réception, juste à côté des lourds rideaux de velours rouge, observant les lieux avec son flegme habituel. La pièce paraissait immense, abritant non moins de six énormes lustres en cristal. Grâce à l’habileté technique de quelques ingénieurs, la luminosité s’épandait avec une clarté troublante, faisant scintiller tout ce qui passait à portée. Le point central de ces faisceaux était dirigé sur l’estrade, vide pour l’heure.

En face, quelques chaises étaient disposées aux premiers rangs pour les plus hauts placés ou les infirmes, suivies d’une large piste de danse. Les musiques ne commenceraient pas avant un moment, devait d’abord venir les discours d’accueil et la cérémonie en elle-même.

La salle n’avait rien à envier à la précédente en terme de splendeur, mais c’était ici les miroirs qui étaient mis à l’honneur. Les murs étaient couverts de splendides glaces bordées d’or, lesquelles donnaient au lieu une dimension féérique et l’impression d’une taille démesurée. L’acoustique y était toutefois finement étudiée, permettant d’étouffer le brouhaha des conversations.

Pour l’heure, les lieux étaient calmes encore. Quelques uns des invités les plus téméraires y avaient déjà pénétré, mais l’ambiance demeurait feutrée.

Sur le mur du fond, un ouverture dissimulée par un jeu de miroir entraînait vers un long couloir. Sur le côté, une ouverture en arc de cercle donnait sur une pièce aux lumières plus chaleureuses.

Il se tient droit aux côtés de son père, à l'opposé de sa soeur. Il est un peu plus grand que son géniteur désormais, et parfaitement vêtu de son impeccable uniforme d'apparat de l'Ordre. Si cela n'égale pas en classe les costumes de tous ces messieurs, il trouve que ça lui rajoute un petit air de responsabilité juste nécessaire pour rehausser son arrogance naturelle.

Quelques invités sont déjà venus leur présenter leurs respects, mais aucun qui ne soit digne d'intérêt à ses yeux. Il attend quelqu'un, il ne s'en cache pas. Il l'attend même avec impatience. Son esprit lui a déjà fourni de multiples représentations de ce à quoi elle pourrait ressembler dans sa robe, mais il est certain qu'il est encore en dessous de la vérité. Il ne s'est pas donné tant de mal pour sa tenue pour qu'elle ne la rende pas proprement éblouissante.

Pour le reste... Il espère bien pouvoir l'attirer à l'écart à un moment ou à un autre. Ils ont des comptes à régler tout de même, et pour ça aussi, il est plus qu'impatient. Il doute qu'on le laissera tranquille, mais il se débrouillera bien. L'enjeu est trop important pour qu'il se permette d'être distrait par des considérations politiques.

Et tant pis si son Père ne voit pas tout cela d'un bon oeil. Il est certain qu'il a eu lui aussi en son temps des errements dont il n'est pas fier. Et Jaden n'est que son digne fils, sur un plan psychologique tout du moins, puisqu'ils n'ont aucun sang en commun.

Mais ce soir, aucun des trois Hammond ne dépareille. Ils sont élégants, et ils le savent.

Un éclat acéré dans le regard, le jeune Mentaliste salue chacun avec une égale modestie et l’arrogance exigée par son rang. Le temps commence à se faire long dans l’attente, mais il parvient encore à ronger son frein, accordant peu de son intérêt à ceux qui l’honorent de leur respect. Il cherche du regard celle qui pourra le tirer de sa douloureuse impatience.

C’est Velios qui parvient pourtant à attirer son attention. Il s’avance avec son allure fière ordinaire, une charmante demoiselle au bras. Bien loin du charme sulfureux de la créature que Jaden attend, elle est pourtant délicieuse, à la hauteur de quelques heures de plaisir, de quoi passer un fort agréable moment. Cela ne l’étonne guère, Velios a toujours eu un goût sûr en matière de donzelles, mais il se demande où il a pu dénicher celle là. Quelque chose de familier lui titille la mémoire, mais il ne parvient à mettre le doigt dessus, trop distrait pour y accorder réel intérêt.

Le couple parvient jusqu’à eux, l’attention de Jaden toujours posée sur la jeune femme, après avoir réprimandé Velios pour son regard déplacé sur sa Soeurette. Sa jolie robe verte la met en valeur, et il remarque soudain que les grands yeux élégants sont posés sur lui avec un étrange mélange d’appréhension et d’impatience. Comme si elle attendait quelque chose… Qui est donc cette mystérieuse inconnue ?

La réponse ne tarde pas, servie par un Velios visiblement très fier de son effet. Jaden en reste hébété un moment, détaillant avec plus d’attention la demoiselle. Cette jolie femme est l’apeurée Melian ? La pinailleuse coincée, l’emmerdeuse Melian ? Il est incroyable ce que les gens peuvent cacher sous leurs vêtements et leurs apparences. Il s’apprête à balbutier un salut poli, quelques mots sympathiques en l’honneur de la beauté de leur invitée et de l’adresse de Velios lorsque son attention est accrochée par une apparition divine.

Elle est là. Son Amazone, sa Cassandre, sa Rose enveloppée dans un fourreau de parures propre à rehausser sa splendeur. Divine créature créée pour enjôler ses sens. Le tissu taillé dans le seul but de la magnifier épouse chacune de ses formes avec une douceur que Jaden envie presque, tant le désir de remplacer cette insolente étoffe par ses mains et ses lèvres broie ses entrailles. Elle est si belle qu’il en pleurerait presque s’il l’osait, prenant conscience soudain du manque qu’elle a créé dans son coeur ces derniers temps. Cette constatation l’agace, lui donnant de nouvelles envies de violence sur sa personne, pour la punir de l’attrait qu’elle exerce. Il doit bien admettre qu’il la désire à un point inimaginable, et une telle situation ne peut que le rendre nerveux, lui qui n’aime dépendre de qui que ce soit.

Car il sait en retour qu’elle ne dépendra jamais de lui. Elle n’est pas la femme d’un seul homme, elle est une Valkyrie, dédiée au plaisir, et même s’il doute qu’elle prodigue physiquement à tous les mêmes services qu’à lui, elle appartient en pensée à tant et tant d’hommes sur lesquels elle a dû produire le même effet… Il ne s’est que laissé prendre au piège d’une créature née pour charmer, mais même en sachant cela, il ne peut s’en vouloir. Comment résister à si parfaite embûche ?

Ces considérations le ramènent rapidement à l’instant présent et à l’homme aux côtés de sa Nymphe. Un Automate arrogant, un de ces hommes bouffis de leur propre importance, persuadés que le monde entier leur appartient et qu’ils peuvent le plier à leur loi. Jaden ne les tient guère en haute estime, et voir celui là si près de sa Précieuse l’agace profondément. Une étincelle meurtrière passe fugacement dans le regard clair, le teintant d’un noir profond annonciateur d’un pouvoir qui gronde, aussi vite écarté lorsqu’un sursaut de conscience reprend le dessus.

Le défi sourd alors de ses prunelles à l’attention de l’Automate, tandis que Jaden soutient tout du long des compliments son regard. Il remercie d’un infime signe de tête, reportant immédiatement son attention brûlante sur la Dame de ses pensées, laquelle lui est arrachée peu après. La séparation qui en résulte lui crée une douleur presque physique à l’estomac, mais il fait en sorte de garder un visage impassible, la couvant du regard jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans la foule.

Le flot des présentations reprend, mettant à mal le peu de patience demeurant chez le jeune homme, mais même cela parvient à se tasser, et leur Père les conduit finalement vers l’estrade où il va mener son discours.

Dès qu’il est relâché, Jaden envisage de s’éclipser, jetant un dernier regard à sa Soeurette un peu perdue. En temps normal, il l’aurait couvée de sa fausse arrogance toute la soirée pour la protéger des prétendants mal intentionnés et de l’ennui, mais ce soir, il a bien mieux en tête, et sa précieuse Kes’ devra en pâtir pour une fois. Il le déplore, mais n’y peut rien changer tant le désir est viscéral.

Sa silhouette s’enfonce dans la foule, écoutant d’une oreille distraite le discours convenu de son Père. Ils en ont discuté la veille, l’aîné cherchant à impliquer son fils dans le monde d’où il vient, avec plus ou moins de succès, de telle sorte que Jaden connaît chacun des moments forts de la situation. Enfin, il la repère au loin, sa Belle, sa Divine, et sans plus faire de manières, il se dirige droit vers elle, se postant à ses côtés sans la regarder, les yeux tournés vers son père. Sa voix basse contient difficilement son désir même si elle garde le ton de la conversation :

- Préparez-vous à rire.

L’instant suivant, la salle se soulève d’un éclat de rire général face à un trait d’humour particulièrement fin de l’orateur. Jaden demeure impassible, à une infime distance de son Amazone mais ayant pris bien garde de ne pas la toucher, pleinement conscient de sa présence et de la tension qui émane de chacun d’eux, qui les lie dans une promesse de ballet à venir entêtante. Mais il ne la regardera pas. Pas le premier. Qu’elle vienne se prendre à ses filets, qu’elle s’offre à lui, qu’elle admette n’être pas là par la contrainte mais par le désir. Il la veut, plus que jamais, il veut la posséder, l’assimiler, la faire sienne, pour un soir entretenir l’illusion qu’il est l’unique.