Arrivant d'ici

Alors, on est partis.
Tous les deux dans le couloir, et puis l’ascenseur, et ensuite ? La rue, bien sur, et la pluie, le vent, le béton mouillé, le caniveau débordant sur le trottoir, et le noir. Subitement comme ça, d’un coup tout s’est éteint. Les lampadaires qui ponctuent la rue, la suivante et toutes celles qui s’agglutinent les unes aux autres. Tous éteints.

Je sais pas ce que ça veut dire, je suis nouveau né dans cette ville, et le souvenir d’avant, celui qui me reste d’avant devenir grand, est devenu flou comme une image argentique collée derrière la vitre. Pourtant, c’était tout à l’heure. Il y a un instant à peine, j’étais dans cette même rue, la lumière des éclairages m’éblouissait presque et je voulais épouser Sacha. Et manger de la pastèque.
Maintenant, je veux seulement partager le temps avec elle. Tout le temps sans qu’il en reste. Éperdument tout le temps. Parce qu’elle sent bon, parce que j’aime ses taches de rousseur surtout celle du bout de son nez, et que son sourire est le plus beau qui ait rencontré mes yeux. Je savais pas qu’on pouvait sourire de cette façon.

Là, dehors dans la nuit, dans la rue sous la pluie et le vent, je tiens Sacha par la main pour pas qu’elle s’envole. Le vent, la nuit, j’ai pas envie qu’on me l’envole. Je la tiens et autant dire aux envoleurs qu’il faudra la couper, je lâcherai jamais.

Sous le vent, la pluie, il fait froid et moi je m’en fiche, je sais pas encore ce que c’est le froid, même dans le dos. J’enlève mon sac et ma veste pour couvrir Sacha, pour pas qu’elle ait froid, pour pas qu’elle soit mouillée sous la sienne. Je remets le sac qu’elle a rempli d’un tas de choses utiles surement.
J’ai pas lâché sa main. C’était drôle d’enlever un sac, ma veste, de lui enfiler et de remettre le sac sur mon dos, en jonglant d’une main à l’autre sans jamais la lâcher. Oui, c’était drôle, j’ai pas fini de grandir, un rien m’amuse. Et je rie dans la nuit, le vent, sous la pluie, les cheveux mouillés, les yeux étincelants, le regard d’un jouvenceau ébloui par celle qu’il aime.

Nos yeux s’habituent à la nuit, on peut voir un peu, pas loin, mais on se voit, on se perdra pas de vue comme ça.
C’est pas facile de marcher face au vent. Je me suis retourné pour voir si marcher à l’envers arrangerait les choses, mais ça n’a rien changé, seulement le sens de ma coupe de cheveux.
J’en ai profité pour rendre ce baisé qu’elle m’a volé Sacha, la chapardeuse. Je voulais savoir si ça avait le même gout, et s’il ne s’était pas usé. On sait jamais, l’eau et le vent usent bien la roche.

Elle a une grande langue ! C’est pas à cause du baisé ! Mais tout à l’heure, quand personne ne regardait, elle m’a fait une énorme grimace. Une grimace derrière le dos, comme le font les gamins dans une salle de cours.

Je n’ose pas lui dire, mais là dans la rue dans la nuit sous la pluie, je suis perdu. J’ai pas du prendre ma boussole, je n’ai pas du prendre grand-chose. J’ai juste pris elle, Sacha, ses jolis yeux, sa main qui tient la mienne quand je la tiens, et puis ses jambes à mon cou.
Voila, c’est comme ça qu’on se perd.
Heureusement, y a de la musique, entre les plics et les plocs des grosses gouttes qui chutent des gouttières pour venir s’assommer plus bas, dans la rue sur les taules bruyantes.

De la musique sans électricité ? C’est magique ?

Je n’ai pas attendu que la pluie cesse et que le vent arrête de me boucher les tympans. J’ai seulement montré du nez le bout de la rue, là où j’ai cru entendre la musique. A elle, Sacha pour qui mon souffle chantonne des airs étranges et mon cœur un souffle saharien pour l’accompagner.
J’ai d’abord pensé que la musique venait de l’intérieur… de mon intérieur. De là où elle vit maintenant, sa demeure de chair dans ma chair. De tout mon corps, de mon être d’en haut jusqu’en bas, ou l’inverse, et que la musicienne soit elle, Sacha de miel.

"Ça disait que quelqu’un la haut plume la lune pour envoyer à ceux qui l’aiment des plumes toutes douces pour qu’ils oublient leur tristesse, si blanches et si belles que du coup, la vie et les gens en devenaient beaux."

J’ai volé cette phrase quelque part, j’aurais pu l’écrire. Je me l’accapare. L’auteur n’existe pas dans ce monde, autant la prendre et la faire vivre ici, dans ma tête, dans mes mains, dans celle qui retient celle pour qui je plume la lune sous la pluie, le vent, tant d’eau, tant de colère de là haut, tout là haut si haut qu’un jour je serais capable de voler pour elle.
Si je pouvais souffler sur les gouttes et qu’elles épargnent son front. Ce serait gâcher son regard mouillé.
Comment lui dire alors que le vent nous vole les mots ? Ne reste que les lèvres pour se faire entendre. Les sourires et les rires, je peux lui donner. Elle est si jolie.
Je n’ai pas envie de rire, j’ai peur pour elle, pour moi, peur que la nuit tempête l’emporte loin, la noie dans ses brasses.

Elle est un miracle venu au monde pour me faire grandir. J’ai pris du poids, je le sens autour de ma taille. Plus tard, je ferai un régime pour rester pas si vieux et lui plaire toujours. Mais avant, je vais devoir songer à ne pas grandir si vite.
Celui qui trouve que c’est idiot, n’a jamais aimé.

Et si elle s’envolait avant d’avoir trouvé la musique ? Si la pluie la noyait avant ?
Je perdrais alors un bras, une jambe, j’aurais mal. Un peu trop mal pour un enfant qui grandit pourtant.

J’ai du serrer sa main un peu trop fort, en même temps que j’ai compris qu’elle vit la même chose, au même instant fragile. Enfin, j’ai compris. J’ai mis du temps. Il était temps.
La pluie m’assourdit, le vent m’aveugle et tout ça à l’envers aussi. Je ne l’ai pas entendu, je n’ai pas vu sa peine dans ses yeux mouillés. Je m’en veux, je me croyais gentil comme un enfant qui attend de grandir.
J’ai grandi trop vite. J’ai attrapé la sottise des grands, déjà.

Je la regarde pardon, je lui souris je m’en veux, et j’embrasse l’eau des lèvres, les gouttes qui ont jalonné son visage avant d’échouer sur le gout de ses lèvres.
Plus tard, je les dessinerai sur la buée d’une fenêtre ouverte. Je tiendrai sa main du bon coté de la fenêtre et il y aura du soleil dans la maison.

Il faut partir, rejoindre la musique, à l’abri à l’intérieur avant qu’elle ne s’envole et se noie.