Le champ de bataille est déjà loin derrière moi. J'ai marché, sans accélérer le pas, sans le ralentir.

Je ne fuis pas ce qui vient de se passer, bien au contraire. Je le ressens encore. Tiraillée entre la souffrance physique et le plaisir mental. Mon sang coule encore le long de ma joue, mes jambes sont douloureuses, et pourtant. Ma main caresse mon appareil photo, mon fidèle ami qui me donne l'art que je souhaite. Il succombe à tous mes désirs. Et cette fois, je suis sure qu'il va me gater.

Je ne cours pas après ce qui va arriver, c'est inutile. Je sais que l'Opéra ne me laissera pas ma salle. Mon violoncelle doit se sentir bien seul dans son étui, du coté des loges, alors que la salle est pleine pour la représentation du jour.

Je marche, pour rentrer chez moi, tout simplement.

L'ambiance de mort est derrière moi. Plus d'odeur, plus d'autre bruit que celui des pas de la valkyrie que je suis. Tout ce qui reste, c'est la peur... j'ai eu peur d'agir au café, à cause du coup de feu, à cause de la voix masculine qui s'est ajoutée aux deux autres, et elle est toujours là. J'ai cru qu'elle partirait en m'éloignant, mais je me suis trompé. Elle restera tant que je serais dans cet univers étrange.
Pourtant, bizarrement, je suis plutôt sûr de moi. Mon coeur bat toujours aussi vite, mon esprit me crie de me retourner et laisser tomber, mais je sais ce que je dois faire. Et c'est maintenant.

Mes doigts se resserrent sur le bout de verre alors que je m'approche d'elle le plus discrètement possible. Peut-être sait-elle depuis le début que je suis là... trop tard, j'y suis.
Un bras passe au dessus de son épaule, entoure son cou, mon arme de fortune appuyant légèrement sur sa gorge tandis que mon autre main attrape son poignet et le ramène dans son dos. Vieux souvenir des traitements que m'infligeait mon père chaque fois que je me trompais dans les dosages.
Si elle se débat, j'ai seulement à le lever, la douleur est insupportable dans cette position. Si elle appelle à l'aide... non, j'en aurais pas le courage. Il faut que ça suffise.

Désolé, je veux pas vous faire de mal... ne m'obligez pas.

Ca fait partie des choses que je voulais m'empêcher de dire, mais c'est sorti tout seul. C'en était presque suppliant, et ça ne fera que lui donner confiance, c'est un risque que je ne peux pas prendre.
Je l'attire en arrière, vers une ruelle qu'on venait de passer. Ca fera l'affaire, je n'en ai pas pour longtemps si elle y met un peu du sien. Et déjà toutes les questions que je veux lui poser s'apprêtent à sortir, une en particulier. Je n'arrête pas d'y penser depuis que j'ai vu le flash au café.

Vos photos, c'est quoi? Des images?

J’ai passé tout ce temps, court mais interminable, où il me trainait vers le fond de cette ruelle pour nous cacher de l’aube du jour, à me demander. Avais je un rendez vous ce matin ? Un fantasme de domination purement machiste à assouvir ?
J’en connais des faiblards qui, pour se sentir forts, payent des sommes astronomiques pour dominer. Mais il ne me semble pas devoir en supporter avant un bon bout de temps. D’autant plus que ce genre de prestation, en pleine rue, n’est accessible qu’à une élite. Il ne me reste que deux explications. Soit c’est un pauvre type qui n’a pas les moyens de payer, mais qui va tout faire pour être satisfait, soit il qui m’a retrouvée…

Lorsque j’entends sa voix, je sais que ce n’est pas lui. Trop hésitant, presque tremblant, ce n’est qu’un pauvre type. Il va falloir que je lui explique que dans ce coin du quartier, les implants ne sont peuvent pas être neutralisés. Les détecteurs les réenclenchent automatiquement.

Ces photos, c’est quoi ? Des images ?

C’est donc ça qui l’intéresse.

Par réflexe, je lui répondrais que c’est pour ma collection personnelle, que j’ai parlé de Politzer à la NOD pour qu’elle ne pose pas trop de question. Non, mes photos ne serviront pas de preuve de l’attentat. Elles ne viendront pas dénoncer tes amis terroristes ni réconforter les familles des victimes qui pourraient y reconnaître l’un des leurs.
Mais son intonation me laisse croire que sa curiosité est bien plus profonde. Il semble avoir hésité quand il a prononcé le mot photo. Comme on prononce un mot dont la signification est inconnue.

J’ai déjà été bien amochée dans le Bagdad. Une cicatrice de plus ne serait pas la bienvenue, il faut que je lui fasse écarter son arme de fortune de ma peau.

Oui, ceux sont des images. Comme des dessins, mais d’une précision infime.

Je sais qu’il va me demander de voir. Il faut que je sache quoi lui répondre.

Je peux te montrer. Mais pour ça, tu dois me lâcher…

Lâche-moi, que je te rendre aveugle grâce à un flash direct dans l’œil. Fais moi confiance, tu ne sera pas déçu...

J'ai cette phrase qui tourne en boucle dans mon esprit. "Je peux te montrer". Ma curiosité a fait un bond à ces mots, je ne pensais pas qu'elle le proposerait d'elle-même et j'aurais pu accepter si elle n'avait pas enchainé. La lâcher, sûrement pas. Je ne sais pas si elle est armée, et surtout je ne sais pas si je peux avoir confiance. Pourtant, voir une photo...
Non, je ne suis pas venu pour ça, j'ai plus important à obtenir d'elle. Si elle accepte, rien n'est moins sûr, il y aura d'autres occasions. Je garde mes mains où elles sont, au risque de ne pas la mettre dans de bonnes dispositions, et lui répond dans un demi sourire.

Bien essayé, mais ça attendra...

Je ne suis même pas sûr qu'elle veuille tenter quelque chose, mais le simple fait de sembler deviner ses intentions m'a quelque peu rassuré. Reste à poursuivre dans cette voie, et à trouver comment formuler ma demande. Il faut se lancer...

J'ai besoin de vous. Vous connaissez l'art, vous l'appréciez, comme moi, Mais là où on nous a enfermé, il a disparu... je veux en connaitre plus, la musique, le dessin, tout. C'est là que vous intervenez... vous voyez où je veux en venir.

Je ne sais pas si j'ai été très persuasif. Je dirais même que c'était plutôt moyen... pourquoi accepterait-elle alors qu'elle ne fait que ça de ses journées avec des gens "normaux"? Ce serait risqué pour elle autant que pour moi.

Vous pouvez refuser, évidemment. Je ne vous ferais rien, on partira chacun de notre côté. Mais j'ai une dernière question... parmi tous ces porcs qui viennent vous voir, combien sont capables d'avoir une discution sensée sur ce que vous leur offrez?

J'espère qu'elle a compris ce que je veux dire... sinon, tant pis. Et puisque je n'ai plus besoin de son attention, je la laisse libre et jette le bout de verre un peu plus loin. Au cas où, je me prépare tout de même à m'enfuir...

Il veut apprendre, mais je ne suis pas maitresse d’école pour insurgé en mal de culture. Dans ma suite, j’enfile parfois ce genre de tenue, menant à la baguette des orthodoxes ventripotents qui retournent en enfant le temps d’une séance. A coup de baguette de bois, je les fesse lorsqu’ils récitent mal du Rimbaud, je leur fouette le nez quand ils perdent la mesure d’une mélodie classique.

Il veut comprendre, mais en est il capable ? Ces gens fortunés qui insistent, qui ont les moyens de se cultiver, eux n’y arrivent pas. Alors pourquoi, comment pourrait-il comprendre ? Comprendre le sens caché d’un texte, la véritable beauté d’une œuvre picturale, ou les sentiments exprimés par quelques notes. Ils ne comprendront jamais, et ça m’arrange bien. Je garde pour moi toute la grandeur de l’Art sans avoir à la partager avec eux, et je les vois revenir dès qu’ils ont réunis la somme nécessaire à un nouvel apprentissage.

Il veut tout connaître. Pauvre fou. Même en passant une vie entière dans les musées, les bibliothèques et les théâtres, on ne peut pas tout connaître. L’Art est universel, il est l’univers. L’Art est tout. Et toi, tu n’es rien. Tu n’as rien. Je ne vais pas perdre mon temps pour un va-nu-pieds du bas-fond qui veut se prendre pour quelqu’un d’autre.

Tu veux de l’Art ? Fais toi pucer et va amasser du fric. Ou deviens Automate.

Je ne vais pas perdre mon temps avec lui. J’ai des clients qui vont attendre. L’heure de la reprise du service va reprendre. Je ne vais pas risquer ma vie, ni ma réputation, et encore moins mon salaire pour ses beaux yeux. Beaux yeux…

J’étais presque partie, en tout cas je lui tournais le dos et mes pas m’éloignaient de lui. C’était il y a une seconde. Et me voilà à nouveau face à lui, plongée dans son regard. Qu’est ce que je cherche dans ses prunelles obscures ? Une lueur d’espoir ? D’envie ? De savoir ? Je n’y trouverai que ma perte. Non, je ne perdrai pas de temps avec lui, dans un recoin de ruelle sordide à lui parler de ce qu’il ne connaitra jamais vraiment. Alors je repars vers ma suite, vers le luxe de ma profession.

Suis-moi. Sans rien dire et le plus discrètement possible. Si on croise quelqu’un, change de chemin.

Comment ai-je pu être aussi bête, penser qu'elle accepterait. Je ne suis rien à ses yeux, elle me le fait bien comprendre, et je prends conscience qu'il n'y avait pas vraiment d'autre scénario possible. Tout ce que j'avais rêvé depuis tout ce temps ne se réalisera probablement pas, parce qu'ici toutes les réactions sont écrites à l'avance, le changement, l'originalité n'ont pas leur place.
On ne devient pas automate, je le sais. L'ascension sociale est en voie d'extinction, on nait parmi les riches qui imposent leur pensée préfabriquée ou dans les sous-sol, une pomme de plus dans le cageot qu'on aimerait bien refiler au voisin.

Non, je n'aurais jamais les moyens de faire comme les autres, et je ne suis pas comme eux de toute façon. J'ai ma liberté, si maigre soit-elle, et je l'aime assez pour ne pas rejoindre le troupeau de décérébrés qui fait tourner cette jolie machine. J'en veux plus, même, j'en prendrais assez pour me baigner dans ce qu'ils nous interdisent, et peut-être bien que je prendrais du monde avec moi. Des chiens dans la piscine, qu'est-ce que vous dites de ça... on va chier dans votre eau chlorée à souhait, se monter dessus devant vos gosses qui pataugent, y aura qu'à ouvrir les yeux pour voir du plaisir!

Je secoue légèrement la tête, quittant le fil de ces pensées et me surprenant même de les avoir eues. C'est bien la première fois que je suis en colère, vraiment en colère. Quand on espère trop et qu'on prend une claque, ça fait tomber de haut et je viens d'en faire l'expérience.
Mais je me rends compte qu'elle s'est arrêtée, et qu'elle me regarde à nouveau. Elle me juge, me jauge, pour finalement me dire de la suivre. Je donnerais cher pour savoir ce qui l'a fait changer d'avis et je garde ça dans un coin de ma tête. Ca commence à s'entasser dans ce coin là, il faudra que je fasse le vide.

Tout en me disant que je n'ai aucune raison de plus lui faire confiance qu'avant, j'obéis. Silencieux, je marche à quelques pas d'elle en je tant des regards alentour, un léger sourire aux lèvres. Peut-être que tout n'est pas si bien rangé, peut-être qu'il y a des erreurs, des anomalies qui feront changer les choses.
J'ai à peine le temps de me replonger dans cette réflexion qu'un bâtiment m'interpelle. Immense et somptueux... c'est donc ça le palace des valkyries, posé au bout d'une place où les curieux doivent s'amasser en journée, convoiter une entrée dans cet univers envoûtant.
Oubliant les règles, je la rattrape en trottinant. Il n'y a personne, et je peux tout aussi bien être un client... aucun risque, normalement.

Vous avez de la chance... c'est beau, chez vous.

Un nouveau sourire étire mes lèvres, mais celui là reflète surtout la tristesse. Leurs toilettes doivent être aussi grandes que le lieu où j'ai vécu depuis mon enfance, et on voudrait me faire croire que c'est normal. Je m'efforce de chasser ça de mon esprit et détourne le regard pour le poser sur elle. J'essaie de distinguer ses traits à travers la fine coupure de son masque, mais l'obscurité m'en empêche.

Ca va, votre joue?