... Ou encore là

Venant de là

Il s'est levé ! Elle a failli percuter une tour ou deux, avant d'arriver à agripper son mollet de la main droite, ce qui ne servirait pas à grand-chose en cas de chute, mais a le mérite de la rassurer.

Elle ferait peut-être une bonne maman, tout compte fait.

Il se laisse retomber dans son siège, et Kim savoure comme un parfum de victoire.

De rien, c'était un plaisir, sourit-elle.

Peindre le ciel ? Aucun problème. Quand on sera dehors.

Le véhicule effectue un large tour au-dessus d'une zone particulièrement sordide près des limites de la ville. Il y a ce tronçon de fleuve qui ne coule plus nulle part ; il y a des camions-bennes, encore assoupis à cette heure ; il y a la légende.

Elle pose délicatement la voiture volée près d'un monceau de gravats, coupe le contact, jette la clé entre les sièges arrière.

Terminus, beau gosse. On va jouer aux souris ?

Il faudra des cordes, beaucoup de cordes.
Vous m’apprendrez à escalader ?
Et beaucoup de peinture.

Il faut entrer la dedans ?

Le mur est haut. Du coup, on est tout petit et je me sens moins seul. Elle aussi, est petite d’un coup. Je regarde l’immensité de l’ouvrage. L’endroit n’est pas beau. Sale et humide. Et c’est plein d’eau. Je vais encore avoir les pieds mouillés.

Les piliers sont immenses. Bienvenue dans le monde des liliputiens.

C’est grand.
Plus c’est grand, plus on a de chance de trouver un petit trou.

Soyez ma souris, Kim, je serai votre souriceau.

Je prends sa main, il le faut. C’est doux, c’est ce qu’il faut.
Et puis, je fonce.
Je ne sais pas si c’est la bonne idée, mais c’est une idée.
On coure, au culot. Il fallait bien commencer par quelque chose, et je suis pressé. Il faut qu’on trouve notre chez moi.
On se cache, les piliers sont faits pour ça.
Et de l’un à l’autre, on arrive devant l’entrée.

Plein de gardes. C’est contrariant. On les neutralise tous ? On est un peu court quand même.
Et puis, j’ai oublié. Je suis membre de l’Ordre. Je peux terrasser une poignée de N.O.D pas très malin. Mais, je ne me souviens plus comment on fait. J’ai oublié.
J’ai pensé à beaucoup de choses, et j’ai oublié de savoir me battre.
Je suis surement rouillé.

Kim… vous croyez qu’on rouille ?

Je n’ai pas eu le temps d’avoir sa réponse. Un N.O.D intelligent nous a vu.
Plein d’armes. Pourquoi ont-ils besoin d’autant d’armes ? Ça pèse lourd. Ça ralenti tout les gestes.

Sur cette réflexion, j’ai neutralisé le garde. C’est pas si difficile.

Il est trop lourd. Ça ralenti.

Maintenant, il dort. Je ne lui ai pas fait mal. Je n’aurais pas pu. Il ne m’a rien fait.

On continue ?

Je suis certain qu’en escaladant cette partie, on trouvera un trou pour deux souris. Au moins, on évitera les autres gardes. On n’aura pas à les faire dormir.

Je suis sur qu’il y a un trou, et dans le trou, une artère qui sillonne dans le mur. On aura qu’à ramper. On est des souris, on doit savoir faire comme elle.

Je suis galant, je vous laisse passer devant ?

Comme ça, je pourrais l'empêcher de tomber.

Tout en courant derrière lui, accrochée à sa main, elle se fait la réflexion qu'une fois de plus, il a pris la direction des opérations. Que n'importe qui d'autre aurait pris son poing sur le pif pour beaucoup moins que ça. Qu'elle n'a pas encore trouvé où est partie la Kim qu'elle connaît...

Se cacher, ça, elle sait faire. Petite souris, petit rat d'égout, beaucoup de muscles et beaucoup d'entraînement qui n'ont jamais servi à rien, sauf à se faire respecter parmi ses pairs. Gros biceps contre gros flingue, qui c'est qui gagne, de toute façon ?

En parlant de gros flingues... C'est blindé de NODs. En même temps, ce n'est pas vraiment une surprise. Elle se maudit de ne rien avoir anticipé, d'être partie comme ça. Elle fait mentalement la liste de ses possessions : une boîte de cigarillos, un briquet. Une écharpe, deux vestes. Quelle puissance de feu terrifiante...

Kim… vous croyez qu’on rouille ?

Le temps de commencer à chercher une réponse, et tout est déjà terminé : le NOD les a vus, le NOD s'écroule par terre.

Putain de merde...

Elle regarde Jude d'un autre œil, soudain. Les pouvoirs psi des Mentalistes, elle n'y a jamais été confrontée. Autant dire que pour elle, ça ressemblait presque à une légende qu'ils auraient fait courir parmi le petit peuple pour asseoir leur pouvoir...
Eh ben non.
Et lui n'est pas seulement un petit garçon dans un corps d'homme. Eh ben non.

Au bout de quelques secondes à fixer d'un air bovin le présumé cadavre, elle voit la poitrine se soulever. Son corps tendu comme un câble se ramollit. Hé, gourdasse, c'est Jude. Un Mentaliste OK, mais pas un tueur.

Il est déjà en train d'examiner la paroi, elle se dépêche de le rejoindre. Pendant qu'il parle, elle se surprend à le couver d'un regard de groupie et se botte mentalement les fesses.

Je suis galant, je vous laisse passer devant ?

Heu, oui. Mais avant, si v... si tu permets... On n'en aura peut-être plus l'occasion.

Elle lui donne un (peut-être) dernier baiser, fougueux, mais court. Si elle a l'intention de lui en donner d'autres, il vaut mieux ne pas traîner dans les parages.

Il a bien choisi le point d'attaque de la falaise artificielle. Cette partie-là est métallique, ponctuée de rivets qui seront autant de prises.

Avant d'être une souris, jouons à l'écureuil... Elle s'attaque sans hésiter à l'ascension. Main gauche, main droite, pied. Main gauche, l'autre pied. Elle a rapidement trouvé un rythme. Quand elle regarde en bas pour vérifier que Jude suit, elle est prise de vertige : déjà si haut ?

Jude reste figé, surpris. Il rougit et sourit, les lèvres humides. Se dit que c’est agréable et que décidément, il a de la chance. Et puis, il jette un dernier coup d’œil en l’air, en direction du plafond de verre, un mur entre le ciel et lui. Il pense à elle. Se dit qu’elle aurait du prendre une boussole. Il est un peu triste quand il se souvient de son regard avant qu’elle ne disparaisse, et puis, il change de sujet.

Son regard se détourne du plafond et de ses pensées, attiré par Kim. Leste et presque virile quand elle grimpe au mur de béton et de ferraille. Pourtant fine et fragile, c’est ce qu’il se dit en pensant à ce qu’il peut lire en elle. Une petite cachoterie mentaliste. Les emballages, Jude ne s’en soucie guère. Il aime les gens à l’intérieur. Même s’il se surprend à regarder Kim autrement. Il la trouve belle.

Il reprend ses esprits et escalade à son tour. Il la rattrape au moment où elle semble vaciller, perdre l’équilibre. Il prend sa main fermement, fortement et s’installe à coté d’elle, cote à cote.

Plus haut, il y a un trou, une faille dans l’édifice, un passage qu'on peut apercevoir. Il grimpe sur l’escalier formé par l’usure du temps et le béton délité. Il grimpe sans la lâcher jamais, et se hisse jusqu’à l’entrée du passage, une sorte de plateforme avant un goulot étroit et sombre.
Il s’assoit, la fait s’asseoir.
Là, il la regarde avec ses yeux tendres et enfantins, naïfs. Toujours son sourire, mais celui là est différent, plus attentif, lumineux, et admiratif.
Il ne dit rien. Il l’admire.

Il regarde en bas, les N.O.D qui ne voient rien. Trop lourd et maladroits, c’est ce qu’il se dit.
Dans sa main, il tient celle de Kim. La regarde à son tour. Il la trouve jolie sa main. Il aimerait avoir les mêmes. Il est heureux pour elle, d’avoir ces jolies mains.
Elle est tiède dans la sienne, ou c’est la sienne qui est un peu froide. C’est pas si important, c’est ce qu’il se dit. Il entrecroise ses doigts avec les siens, paume vers le haut. Elle parait si petite dans la sienne. Il se sent grand, un peu, à cet instant.

On tire à pile ou face ?

Mais, il est déjà parti, et déjà il s’enfonce dans le goulot sombre, sans lumière, on verra bien. C’est ce qu’il se dit.
Il n’aime pas qu’elle perde l’équilibre. Surement, oui.

Quelques secondes passent, ponctuées par un "ouille".
Il a la tête dure...

Elle se laisse guider, une fois de plus, tenue par la main, soutenue, épaulée jusqu'à un aplat de béton.

Si ça ne l'énervait pas autant de jouer les faibles femmes, elle trouverait ça agréable.

Il prend sa main. Qu'est-ce qu'elle a l'air petite, la main de Kim dans sa grande paluche ! Les souvenirs affluent, et avec eux, les yeux qui piquent. Lui aussi avait de grandes mains. Plus larges. Plus foncées.

On change de sujet ?

Elle jette un regard vers Jude, se sent rougir et se détourne aussitôt. C'est quoi ces yeux qu'il lui fait, là ? Amoureux ? Trêve de conneries, miss Kim.

Elle reporte son attention sur le paysage en contrebas. Tours, cheminées, brume jaune. Goodbye Novlangue. Y aura-t-il quelque chose à regretter de cette ville ?

Le chat. Putain, le chat !

On tire à pile ou face ?

Hein ?

Déjà parti, fidèle à son habitude de ne jamais faire ce qu'on attendrait. Elle se levait précipitamment pour le suivre quand elle entend un choc sourd suivi d'un Ouille. Finalement, il y a au moins quelque chose qui pourra servir dans ce qu'elle a emporté : le briquet. Elle l'allume en mode permanent et vérifie la jauge : cinq heures de petite flamme maladive. Ça devrait suffire.

Elle rejoint Jude, lui souffle sur le bobo du front, y pose un bécot. Se fige puis recule, se cognant la nuque à son tour sur le plafond bas.

Tu m'as fait quelque chose. Dans la tête. Pour que je sois comme ça avec toi.

Dans la maigre lueur du briquet qu'elle tient levé entre eux, elle a le regard méfiant et furieux qui lui est habituel, celui qu'elle n'avait pas eu depuis le début de la nuit.

J’ai mal à la tête. C’est une façon d’éluder votre question.
C’est la faute au béton, il est trop armé pour mon crane.
J’ai mal.
Je…
Non ?
Vous avez l’air en colère.

De toute façon, vous l’auriez découvert.
Tard ou tôt.
Les Mentalistes ont plusieurs facultés, dont celle de modifier la perception des gens, des événements. Nous trafiquons dans la tête, et y glissons ce que nous voulons voir chez vous.
C’est facile. Suffit d’avoir envie de quelque chose, et on vous façonne.

Vous m’avez cru. Tant pis.
Je ne suis pas contrariant.

Je n’ai pas attendu son regard. J’ai un chez nous à trouver. Un crane à préserver du béton trop armé.
Pourquoi j’ai grandi d’un coup ? Pourquoi ici avec une hauteur de plafond qui en veut à mon cuir chevelu ?

Elle voulait une réponse, je lui ai donné celle qu’elle voulait entendre. Son regard avait besoin de colère. Et moi, pas suffisamment de temps pour lui ôter. Il faut du temps pour les ôter, ces colères. Pas des mots.
Je grandis top vite. Il faut m’arrêter, je vais finir par être vieux. Et méchant.
Et puis, c’est usant de se heurter la tête sur un plafond trop bas parce qu’on est devenu trop grand en grandissant.

Je me suis arrêté d’un coup, encore. Et je me suis retourné vers elle. J’ai fait un demi tour étrange, parce que c’est étroit ce goulot. Je suis retourné près d’elle et de sa colère, et puis des mille questions que j’ai mis dans sa cervelle.

Je plaisantais !

Et là, j’ai encore grandi un peu, mais pas plus. J’ai pris son visage entre les mains. Je l’ai enveloppé comme un objet précieux, et j’ai embrassé son visage et ses yeux, ses joues et son menton, et puis je suis redevenu petit. J’ai embrassé le bout de son nez.

Si le plafond avait été complice, je l’aurais pris dans mes bras.

Il faut sortir. Le noir et les trous, c’est fait pour les taupes.

Viens dans ma main petite Kim. Je te porterai jusqu’à la lumière.

Tout le temps qu'il lui explique à quel point ses pires accès de paranoïa sont en-dessous de la réalité, elle continue de le fixer sans rien dire, les lèvres étroitement serrées. Le briquet ne tremble même pas dans sa main. Changée en pierre.

C'est quand il tourne le dos que le petit objet roule à terre sans s'éteindre. A part ça, elle ne bouge pas.

Elle serait peut-être encore restée des heures au même endroit, les yeux immobiles. Mais il revient. Il dit Je plaisantais ! Il picore des gouttes salées un peu partout sur le visage de Kim.

D'abord elle ne réagit pas. Puis elle pose la paume sur son torse et le fait reculer, sans violence.

C'était pas drôle.

Elle passe une manche sur ses joues -- la manche de Jude -- et ramasse son briquet.

Il faut sortir. Le noir et les trous, c’est fait pour les taupes.

Le noir et les trous, ça me connaît. Je suis un rat de tunnel, t'as oublié ? Une taupe si tu veux. J'passe devant.

Sans attendre, elle se détourne et reprend la progression dans la trouée, sa loupiote levée haut devant elle, la main au-dessus de la tête pour prévenir les caprices du plafond.

Elle avance vite, soit qu'en effet elle soit habituée à ce genre de boyau, soit qu'elle veuille le faire croire.

On est de plus en plus à l'étroit, là-dedans. Bientôt elle marche quasiment à croupetons. Il débouche quelque part, ce goulet ? Le plus frustrant serait qu'il devienne trop étroit pour aller plus loin.

Les lumières maladives de lampes de secours, encore à peine visibles, la poussent en avant. Elle se contorsionne sur les derniers mètres pour échapper au béton qui semble s'être refermé sur elle comme une bouche.

C'est un vrai tunnel, celui-là, pas un éboulement ; un passage de service qui a l'air aussi fréquenté que des catacombes scellées depuis trois siècles. L'air sent même la momie desséchée.

A gauche ou à droite ? Elle refuse de se tourner vers Jude, manquerait plus qu'elle donne l'impression de lui demander son avis.

On dit qu'il faut suivre les rats.

C'est embêtant, il n'y a pas de rats.

Jude reste là, bien assis, le cou tordu et la chevelure écrasée contre le plafond. Il contemple son avant bras, sa manche même pas froissée. Sa main qui reste vide, rien à l’intérieur, même pas une petite Kim.
Il soulève un sourcil sans effacer son sourire. Pourquoi ferait-il ça ? Il sourit parce qu’il l’a décidé en examinant plus que les autres fois, la cuve tiret Z, le jour de ses… quel âge avait-il ?
Pas très grand, dirait-il. Pourtant, il était presque adulte. Jude n’a pas été enfant, ou un enfant né déjà grand.

Il a décidé que la vie serait toujours belle et qu’en gage de reconnaissance, il garderait un sourire eternel. Oui, il l’a décidé.

C’est ironique, purement ironique. N’est-ce pas… Jude… Jude ?

Comment ne pas haïr la vie quand on a sous les yeux une cuve remplie de liquide amniotique artificiel, l’utérus de sa mère. Sans cœur qui bat, sans poumon pour avaler le ciel et la terre, sans nombril de la vie à la vie. Comment ? Comment l’aimez, quand on connaît le traitement réservé à la série Z. Comment l’aimer quand celle qu’il appelle « maman » porte un badge et une blouse blanche.

Petit, et déjà grand, il passait des heures à contempler et examiner l’utérus de sa mère, la cuve série Z. Il restait assis en tailleur et observait. Il pouvait rester des heures entières à l’observer. Parfois, il inclinait légèrement la tête, interrogatif, et puis il la redressait, sans réponse. Sur le coté de la cuve, il y avait cette plaque métallique soudée avec le métal. Il y était inscrit un matricule, le numéro de série, le numéro du sujet, d’autres chiffres incompréhensibles. Lui, il avait raturé le numéro du sujet pour y graver « Jude ».
On ne l’avait pas grondé, ni puni. Le programme avait été décidé obsolète et la série Z abandonnée ; on jetterait dans une poubelle l’utérus de sa mère. Et son bracelet de naissance soudé avec le métal.

Au travers d’un halo lumineux, elle voit, elle voit ce petit garçon pas très petit, mais pas très grand non plus. Elle le voit maintenant entrer dans une pièce et aller se cacher. C’est un laboratoire immense dans lequel sont exposées des cuves de la taille d’un homme, presque un homme. Elle voit toutes les cuves, des dizaines, peut-être des centaines. Il y a des hommes en combinaison blanche, d’autres hommes en blouse blanche. Les blouses blanches parlent aux combinaisons blanches.
Les hommes en combinaison blanches débranchent les cuves et les emportent.

Elle reconnaît le petit garçon, elle a déjà vu ses traits, ce visage et ses yeux malgré qu’il porte un étrange maquillage noir. Mais, elle n’en est pas sure.
Il a disparu, il se cache derrière un bureau.
Elle ne le voit pas, mais elle le sait. Même si elle ne comprend pas pourquoi et comment.

Le halo se déplace, et sa vision avec. Elle est derrière le bureau maintenant. Devant le petit garçon adossé aux tiroirs métalliques du bureau, le visage enfoui, les jambes repliées contre son torse, serrées entre ses bras, comme une boule refermée, enroulée, recroquevillée. Il tourne le dos à la scène qui se déroule derrière lui, derrière sa cachette. Derrière, là où ils arrachent le ventre de sa mère.

Elle le voit, elle sait qu’elle le connaît sans arriver à le nommer. C’est seulement quand il relève la tête qu’elle peut mettre un nom sur son visage. Un visage qui pleure, avec des yeux plein de larmes, les joues mouillées, trempées, salies de cambouis et de tristesses mélangées qui dessinent des coulures bariolées au ton noir et gris.

Le halo s’évapore, la vision se brouille et disparaît dans un brouillard étincelant. Elle s’entend dire « On dit qu'il faut suivre les rats. »

Kim ouvre les yeux, et distingue un visage, celui de Jude armé d’un sourire.
Il retire sa main posée sur son crane aux cheveux trop courts, et l’autre posée sur sa tempe.

Elle est troublée, les yeux embrumés, choquée par une série de flash-back, des souvenirs qui ne lui appartiennent pas.
Tout se calme enfin, avec un « chut » sifflé rassurant sur les lèvres de Jude.

Elle se souvient du petit garçon assis par terre, fasciné par la cuve en métal.
Elle se souvient de ces mots inscrits sur la plaque soudée sur la cuve.
Elle se souvient des cuves, des centaines de cuves et du bureau métallique, du petit garçon enroulé caché en boule, et son visage mouillé de larmes cambouis.
Elle se souvient de son nom, et de son regard terrifié, rempli de colère.

Spoiler:

Elle entend ces mots répétés pour la seconde fois : « Je plaisantais »

Elle n'a plus de colère. Elle a même oublié qu'elle pouvait se mettre en colère.

Elle pleure encore, mais cette fois, pas pour elle. Elle pleure pour lui.

Elle passe ses bras autour de son cou, et peu importe s'il est vraiment là ou si c'est juste une image. Elle prend sa main pour la reposer sur son crâne. Peut-être qu'il pourra lire ; et sinon, plus tard, des mots.

Il y a une petite fille, peau sombre, regard clair, cheveux en pétard ; il y a un petit garçon, peau sombre, regard sombre, sourire éclatant, dents mal plantées.

Spoiler:

Il y a des jeux au milieu des poubelles. Il y a des rires. Il y a des silhouettes d'adultes las et d'enfants exubérants.

Il y a des réunions clandestines au fond des impasses, il y a des sociétés secrètes. Il y a des serments échangés et des sangs mélangés.

Il y a des yeux brillants qui ne veulent pas devenir ternes.

Il y a un prénom, Jim, un prénom, Kim, et quelque chose qui finit par former une seule appellation : « Kiméjim » ou « Jimékim ».

Il y a des corps qui se transforment, il y a un premier baiser, il y en a beaucoup d'autres. Il y a des peaux chocolat qui se mélangent dans la chantilly des draps.

Il y a un couple qui marche dans la rue, main dans la main, regards durs, cheveux et fringues comme des étendards. Il y a deux petits cons qui disent sans le savoir à qui veut l'entendre : « Implantez-nous, si vous voulez éviter les problèmes. »

Il y a une jeune Kim pleine de cheveux qui hurle, griffe, frappe et mord. Des mains gantées, des nuques tatouées de codes-barres. Un scialytique dont la lumière aveuglante semble verser sur elle un sommeil haïssable.

Le gris, le gris. Un temps long où même les journées les plus ensoleillées sont plombées.

Une Kim sans cheveux qui assemble minutieusement des circuits intégrés, regard éteint. Une Kim sans cheveux qui rentre chez elle où il y a quelqu'un d'autre, un certain Jim, peau sombre, regard sombre et éteint. Elle ne dit pas bonjour, il ne dit pas s'il te plaît, elle ne dit pas merci. Ils ne font pas l'amour. Quel intérêt ?

Il y a une certaine tendresse, une certaine complicité. Il y a des souvenirs cendres froides. Il y a deux ou trois séances chez une Valkyrie, le feu brusquement revenu des passions intactes, puis de nouveau le gris, le gris.

Il y a ce type qui leur parle à la sortie de l'usine, cheveux longs, regard vivant. Il y a ce petit appareil qu'ils veulent bien pointer sur leur nuque. Pour les souvenirs cendres froides. Il y a Jim, peau mauve, paupières fermées, enfermé dans un sommeil sans retour. Il y a Kim, sans cheveux, qui hurle et griffe et frappe et mord.

Il y a Kim, sans cheveux, cigarillo entre les dents, qui frappe et mord.

Il y a Jude qui ose grandir et recevoir Kim dans ses bras, la serrer contre lui, presque la hisser jusqu’à lui, ses pieds sur les siens, jusqu'à plus voir au dessus d’elle.

Il y a Jude qui écoute sa main posée sur son crane, qui regarde avec son cœur et voudrait rendre la vie à Jim.
Même s’il sait ce que ça voudrait dire.

Il y a Jude.

Il dit « chut », et laisse glisser sa main près de la joue de Kim sans la toucher. Il enlève les gouttes de sueur souvenirs, ces gouttes qu’une à une, il prend sur son doigt comme on picore des confettis. Doucement, pas plus. Juste un peu comme ça, comme c’est Jude. Un peu enfantin et sparadrap.
Et pourtant grand, plus que jamais encore atteint, l’âge improbable, adulte mais pas pour toujours.
Il sourit, pas tout à fait comme toujours. Différemment comme maintenant. Un sourire pour elle, qu’elle comprendra qu’il n’est fait que pour elle. Le don du sourire unique, Jude l’invente pour elle.

Il incline la tête, pas pour interroger les réponses. Pas cette fois.
Il s’approche lent et précis comme un grand, doux innocent comme un plus petit.
Il ne prend pas un baiser, il ne lui vole pas ses lèvres, il ne sait pas mentir, pas tricher.
Il souffle sur elles, tièdes. Pour qu’elles accueillent les siennes, moins douces, mais sincères comme un vol de papillon aux cent couleurs.
Il appose sans se poser, sans s’imposer, du bout du souffle battement d’ailes, juste presque contre elles.

Il ripe et dérape, exprès. Volontaire et espiègle un peu pour l’enfance qui s’éloigne et le fait grandir.
Malgré qu’il freine pour rester petit, juste encore un peu. Parce que…, parce que.
Glisse et dessine un trait de craie imaginaire de la commissure à la joue, de la joue à l’oreille. Son lobe, qu’il bouscule pour un frisson.

Il y a Jude, joue contre sa joue, de joue à joue. De Jude à Kim, d’elle à lui.
Qui lui glisse des mots en vrac au creux de l’oreille, tout près du lobe qu’il bouscule pour deux fois, c’est mieux qu’une. Il l’aurait dit.
Des mots qu’elle comprendra quand Jude aura repris son souffle, celui qu’il a perdu sur les lèvres de Kim.
Des mots mâchouillés boule de gomme. Jude est si petit parfois.
Des mots qu’on a dans les yeux pour dessiner sur la lune, au plafond du monde, en verre, en fer. En l’air.
Des mots qu’on use à trop les dire. C’est mieux en vrac. Comme ça. On les use moins. Il le pense.
Il lui dira plus tard, tout à l’heure, quand son cœur jouera un autre chant que la chamade, sans trompette ni tambour. Ou bien l'inverse. C'est pas si important l'ordre des mots.

Il y a Jude, grandi, même pas sur la pointe des pieds.

Et il y a Kim.

Elle soupire.

Un grand soupir tremblé de pur contentement.

Bien sûr, il y a eu des moments, avant, où elle ne se sentait pas trop mal. Heureuse, même, parfois (mais ça, ça date, vraiment).

Rien à voir avec la sensation de légèreté qu'elle éprouve maintenant. Un peu plus, et elle va s'envoler, uniquement retenue par ses bras autour du cou de Jude.

C'était lourd, toutes ces armures. Ça pesait sur les épaules, mine de rien. Sans, elle est bulle de savon.

Elles reviendront les armures. Et la colère. Pour l'instant, elle a confiance, entièrement confiance pour la première fois depuis... jamais.

Elle répond par un vrai sourire, plein de dents blanches, au plus beau sourire qu'on lui ait adressé.

Ce qu'il a dit au lobe de son oreille qui en frémit encore ? Elle n'a pas entendu. Voilà. Plus simple comme ça. Les mots, surtout les grands, dans l'ordre, on verra plus tard.

Elle a envie de voir comment sont le soleil et la lune sans écran de poussière. Elle a envie de laisser ses bras autour du cou de Jude. Les deux en même temps, pas possible. Alors elle opte pour un compromis : elle niche sa petite main dans la grande main de Jude et reprend la marche. Droite ou gauche ? On s'en fout. Gauche. Elle sourit en hommage à ses opinions politiques.

Le lieu de tous les dangers, ici, il paraît. Pourquoi elle n'a pas peur ? Parce qu'elle a un super-héros avec elle ? Ça doit être ça.

C’est l’heure de sourire. Dans le noir, ou peu de lumière, c’est le moment. Sans raison, ou les pourquoi.
C’est dit, décidé.
Comme ça.
Parce que.
Pour elle ?
C’est une bonne raison.

Marcher au hasard d’un tunnel, au bout ce sera quoi ? Un autre tunnel et puis, un autre. Et c’est très bien ainsi. Je veux des tonnes de tunnel. Pour faire durer le plaisir et sa main dans la mienne, et ses yeux dans les miens après. On marche ! Ce n’est pas si facile de faire les deux en même temps. Mais un peu par ci et par là. Pour l’instant, c’est par ci. Apres, on verra. Peut-être qu’on aura envie de prolonger le par ci. Ou d’un par là qui dure.

Pourtant, un jour, il faudra décider de sortir du mur.
On peut vivre dans un mur ?

Et dans le noir, on peut attraper les idées noires ?
Et si c’était contagieux ?
Alors, je pourrais lui transmettre.
Elle serait triste.
C’est pas ce que je veux.
Un sourire, sinon rien.

Je décide de sortir du mur.
Alors, je marche plus vite.
Tout droit, virage, virage, droit, tout droit, virage ? Droit devant…. Perdu !
Demi-tour !
Je marche… tu marches, il marche, nous marchons… droit devant, encore devant, virage, virage... à droite… et…
Perdu ! J’ai menti, je suis perdu depuis le début. Je vais au hasard.
Je lui fais confiance, il a conduit celle que je change de sujet, et elle, Kim. Je change pas de sujet.
Et ça fonctionne une fois de plus.

Au bout du tunnel un trou qui débouche dans le mur. C’est idiot, d’un mur à l’autre, tout ça pour ça. Pour un nouveau mur. Mais plus grand.

Je me penche.
Je me dépenche.
En bas, c’est bas. Loin trop loin. Il faut escalader à l’envers. Ça risque d’être compliqué.

Vous savez escalader à l’envers ?
C’est haut, le vide

Elle s'est laissé entraîner au gré des embranchements, sans penser à rien. De toute façon, penser, ce n'est pas vraiment sa spécialité.

Si on lui avait dit qu'un jour elle apprécierait comme un pur bonheur de marcher dans la pénombre et au hasard avec quelqu'un, elle aurait sans doute mis son poing sur un nez. Mettre son poing sur les nez, ça, c'est sa spécialité.

Elle regarde celui de Jude. Tout droit, comme tracé à la règle. Elle touche son propre nez. Il y a un creux. On dit retroussé ?

Voilà : c'est ça, penser à rien. Penser à des nez sans mettre son poing dessus.

La lumière du jour au bout du dernier boyau. Le temps que ses pupilles s'habituent, il a failli terminer en purée, tout en bas. Elle lui attrape le bras, fermement. Si tu tombes je saute.

Vous savez escalader à l’envers ?
C’est haut, le vide

Elle ne répond pas tout de suite.

Regarde...

Devant elle, un paysage inouï dont les photos et hologrammes n'ont jamais pu lui donner qu'une vague idée.
Elle ne se serait jamais doutée que le ciel était d'un bleu aussi bleu. Elle n'aurait jamais pensé qu'on puisse mettre autant d'arbres dans un champ de vision.

Si elle pouvait voir le sourire béat qui lui éclaire le visage, elle se mettrait sûrement son poing sur le nez.

Elle s’assoit volontiers, épaule contre épaule, laisse sa main disparaître dans celles qui l'enveloppent, et se remplit les yeux du paysage. Ses jambes jouent au pendule dans le vide, comme quand elle était enfant.

C'est grand, le monde, quand on a vécu dans une boule à neige.
C'est beau, le monde, quand on a vécu dans une poubelle...

Tu crois qu'on aura assez d'une vie pour tout explorer ?

Elle n'a pas envie d'entamer la descente, pas encore. D'ailleurs, elle n'a pas de parachute.

Ses pensées s'égarent comme ses yeux sur les arbres, les montagnes. Promesse tenue, Jim. Sans toi, mais tant pis, t'avais qu'à pas mourir comme un con. Et puis Jude, Jim, ça commence pareil. Et puis c'était il y a si longtemps. J'ai le droit.

Le paysage devient flou comme un holo mal réglé. Et merde à la fin. Pour une dure, tu pleures beaucoup ces temps-ci, gourdasse.

Elle s'arrache au moment, aux mains blanches qui serrent la sienne. S'allonge sur le ventre, le visage au-delà de l'aplomb. Vertige. Ses doigts serrent le rebord de béton à s'en blanchir les phalanges.

Il y a de l'eau en bas. Tu sais nager ? Moi pas...

Cours de natation, c'est au programme. J’ai appris à éviter d’avaler l’eau. Je suis étanche.

On plonge ou on glisse ?

Je peux ?

Je m’allonge. J’ai encore pas attendu qu’elle réponde ? Je suis mal élevé. Les parents vrais ça sert à ça. J’en n’ai pas.
J’apprendrai. Juré.

Ventre à terre, tête en l’air, vers le bas. J’ai le vertige ? Non, je crois pas. Ça ressemble à mes promenades sur le toit de la clinique. Sans toit au dessus. Avec le ciel en vrai. Plus de verre, plus de fer, si je mens…

C’est beau là haut, en bas.

Vous croyez qu’on trouvera un prêtre ?
J’ai envie de vous dire tu,
Il faudra se marier.
J’ai jamais fait d’enfant
Vous m’apprendrez ?

J’ai envie de faire un enfant.

Je m’étire et entrecroise les doigts mains tendues devant au dessus du vide.
Je dois avoir l’air d’un enfant. Je fais mon âge.

Elle est soulagée : elle ne se noiera pas, en bas. Elle a un super-héros maître-nageur avec elle.
Elle roule sur le côté pour regarder Jude. Son troisième œil souffle un peu, sous l'écharpe.

Dans son regard d'en haut, il y a un peu d'amusement. Pas de moquerie. De l'attendrissement et plus encore.

Ça te vient d'où, cette idée qu'il faut être marié pour tutoyer et faire des enfants ? Tu as dû lire de très vieux livres...

Elle se détourne, soudain, ses joues brunes virent au violet. Elle se concentre intensément sur l'eau, en bas. Ses mains croisées viennent faire un petit coussin à son menton, calées, coincées, peuvent plus bouger comme ça.

Là, maintenant ?

Oui ?
C'est un peu rapide
On se connait à peine.

Vous n’êtes pas farouche.

Je suis tout petit. Je le cache pour une fois. Je noie le poisson. plouf

Ouf !

Alors, on descend, d'abord.

Ne pas réfléchir, se lancer. Prise pour les mains, pour les pieds. Il y en a. Ouf !

Mais... je vais mourir sans savoir. C'est idiot.

Vous avez une échelle ?

Non ! Lance-toi !

Prises pour les pieds qui se dérobent, mur pourri. Éclats de béton qui font plouf, en bas, tout en bas. Juron bien senti. Rattrapage in extremis du bout des rangers.

Jude, tu sais pas faire léviter, par hasard ?