Le soleil commence tout juste à pointer le bout de son nez, dans ce quartier encore endormi.
Pas de NODs en vue, il doivent être occupés ailleurs. Pas foule d'orthodoxes non plus, à par quelques uns qui cuvent sur les trottoirs, trop ivres de bonheur pour avoir eu la présence d'esprit de retourner dans leurs maisons avant la nuit.

C'est calme, c'est pas trop surveillé. Idéal pour commencer.
J'arrive avec mon grand manteau bien alourdis par ce que je cache à l'intérieur et un sac à dos rempli de trésors volés la veille au centre commercial. C'était pas difficile, au magasin de bricolage, le vigile était occupé à faire des galipettes avec une caissière. Même avec les bras chargés et l'alarme qui sonnait, il ne m'auront ni vu ni entendu partir et j'étais sans doute même le cadet de leurs soucis. J'ai donc pu rafler tout ce que je voulais les doigts dans le nez.

Et maintenant, je vais pouvoir m'amuser.
Je repère un mur tout gris, assez grand, assez exposé pour que les passants puissent admirer l'œuvre qui s'apprête à naitre.

Je frémis, toute excité à l'idée de ce que je vais oser en faire de leur mur de béton tout triste.
Je vais m'approprier ce mur, en laver la pollution par quelque quelque chose de sans doute guère moins toxique mais tellement plus coloré.
Un sourire espiègle avant le commencement de la profanation de ce monde à la fois crasseux et trop bien rangé, et d'un coup j'ouvre mon manteau, exhibant mes merveilles : des bombes de peintures et de mon troisième bras. J'en attrape une dans chaque main, les trois couleurs primaires, et dégaine l'artillerie.

Il ne faut pas trop trainer, accomplir le méfait et vite partir d'ici avant d'être arrêtée ou dénoncée.
L'adrénaline en ébullition, je commence par le plus important : le symbole.
Allez, je me le fait puissance trois ! Trois fois plus efficace pour couvrir trois fois plus de surface. Coordination des mouvements, une danse en trio, un triple psshhhhhhitt, rotation horaire à gauche, anti-horaire à droite. Les mouvements synchrones de tous mes bras comme trois horloges détraquée en trois temps.
Trois cercles, six points et trois bananes.

-hhummm !!!

J'suis trop forte ! Comment qu'c'est beau ! Ces couleurs, cette joie, ces sourires qui prennent vie sur la toile de béton. J'aime. C'est simple, ce n'est pas du grand art, mais j'aime.

Alors je rengaine une de mes armes et en sort une autre, rose fushia pour faire un cœur, là.
Et des étoiles pleins les yeux, je dessine le soleil d'un splendide jaune pétant, qu'il brille même à l'ombre de ce quartier terne, qu'il réchauffe les passants, mette de la joie dans leurs cœurs d'esclaves.

-Ouiiiiii !

Je reprend mon souffle et les trois primaires pour effectuer un chassé-croisé à trois mains. Les gauches à droite, la droite à gauche, la droite à droite, les gauches à gauche et on recommence. C'est fluide comme un fleuve festif. C'est un flamboyant feu d'artifice qui file fougueux de sous mes folles phalanges enfiévrées par la danse. Et zut, je viens de me peindre l'avant-bras droit et la main gauche du bas.

C'est froid, humide... ça sent fort la peinture fraiche. C'est étourdissant. Mais c'est beau... je crois que je ne me laverais pas les mains ni les bras avant au moins demain.
Je ne résiste pas à l'envie de toucher le rouge visqueux, d'y sillonner du bout des doigts en étalant sur mon bras.
J'ai de la peinture plein les doigts. Ça ne fait rien, je n'ai qu'à les essuyer sur mon vieux pantalon, ça le décorera.

Mais revenons-en au mur.
Il manque quelque chose là.
Je me tient le menton d'un air sérieux (ou aussi sérieux que peut en avoir l'air une droguée) et réfléchis à mon affaire, les autres bras croisés.

J'ai trouvé !
Ah... j'ai trouvé aussi que j'ai maintenant du jaune sur la figure, mais c'est pas grave.
Il faut des fleurs.
Bleu, mauve, rouge ! C'est le printemps en bas de la page. C'est l'extase dans ma cervelle. C'est un orgasme psychédélique qui explose à mes yeux de joyeuse pucelle.
Un arc en ciel, peint en une ligne et deux fois trois gestes pour clore le tableau et en mettre plein les mirettes.

Le sourire béat, je recule d'un pas pour admirer mon premier chef-d'œuvre.

Un soupire plus que satisfait, je me murmure mon émoi :

-Hhhhanh ! C'est beau...

Et dire qu'il y a tant d'autres murs à décorer dans cette ville... La journée va être bonne.