Le type écarte les bras. Le vent s'engouffre dans son manteau, le fait flotter. Il plaque ses cheveux en arrière, dégouline sur son pantalon, le long de son cou.
Je frissonne et referme les pans de mon imper sur moi. Le vent n'est pas froid, au contraire même. Il est chaud, plein d'odeurs, de saveurs. Et c'est ça qui me fait frissonner. Les relents de poissons morts, de produits chimiques déversés dans les eaux du fleuve, de pétrole, de sueur, de fumée... Autant d'odeurs que j'aime.

Mais savez vous ce que je préfère?
Non?...

C'est ce vent dans mes cheveux. Ma tignasse argentée qui s'imprègne de tous les parfums qu'il transporte. A chaque bourrasque, un peu plus, les odeurs m'appartiennent. A chaque bourrasque un peu plus, moi, je sens. Je sens le vent. Je sens la pisse, la merde. Mes cheveux sont tout plein des relents de pétrole lointains. Le creux de mon cou est parfumé par l'onde suave du fleuve. Mon corps s'anime soudain d'odeurs qui ne m'appartiennent pas. L'absence habituelle, si cruelle, n'est plus qu'un lointain souvenir.

Ne me regardez pas comme ça...
Je sais très bien le dégoût que vous inspire l'odeur de la pisse ou de la merde. Mais vous vous n'avez pas besoin de ça. Votre corps produit seul son odeur. Pas le mien.
Moi je m'habille avec les parfums extérieurs, éphémères. J'arbore le masque du dehors, l'habit du sans-odeur. Car c'est ce que je suis.


Le ronronnement du Chat s'amplifie. Et moi debout derrière ce type, qui maintenant assis, joue avec l'animal, je le regarde. Enfin, je regarde ses mains plutôt. Il a de longs doigts plus tout jeunes mais qui ont gardé leur vigueur. Et il caresse Le Chat, un peu hésitant d'abord. Sur les flancs. Puis sous le cou, là où le poil est doux et soigné. Là où Le Chat se lèche consciencieusement après son casse-croûte.

Je crois qu'il sourit d'ailleurs. Pas le bonhomme, Le Chat.
Il a la tête des jours heureux. Il reçoit de l'affection, quelques caresses. Demain on l'aura sans doute oublier. Mais lui, c'est comme le reste, il s'en fout, ça lui a toujours suffit. Et c'est pas parce que moi, bonne fille, je lui apporte à manger tous les soirs, que mes caresses ont plus de valeurs que les autres. Le Chat ne s'embarrasse pas de ce genre de considération. Pour lui, des caresses sont des caresses, peu importe la main qui les lui fournit.
Pourtant, il a un petit faible. Et moi, parce que j'ai l'habitude, malgré tout, je le connais. Alors il n'y a pas de raison...

" Vous savez, ce qu'il préfère c'est juste derrière l'oreille droite. Droite pour vous je veux dire. Gauche pour lui quoi. Prenez le bord inférieur de l'oreille, calez votre index et votre majeur juste derrière, et c'est là. "

Les petits faibles, c'est comme les bonnes adresses, ça se partage.

Je le regarde faire. Bon gré, mal gré. Vas-y mon grand c'est pas une recette de sorcière que je t'ai donné là, tu vas pas transformer subitement Le Chat en cochon à pois vert.
Maladroitement, il essaye. Maladroitement, il lui laboure le derrière de l'oreille. Et l'animal n'a pas l'air convaincu. Alors avec son petit air mi-penaud, mi-charlatan, il trottine vers moi, la queue entre les pattes. Et moi, bonne fille, je m'agenouille. Parce que devant Le Chat on s'incline. Ici c'est lui le maître, moi la soubrette. Sinon pourquoi me donnerais-je la peine de venir jusqu'ici pour lui servir à souper, dites moi?!

Un sourire se dessine un instant sur mon visage. C'est de penser que peut-être il est en train d'avoir le même genre d'idées saugrenues. Le Chat, pas le bonhomme cette fois.

Mais moi ce que je crois surtout c'est que Le Chat est un chat. Et pas d'entourloupe, lui ce qu'il veut ce sont des caresses. Alors, je m'applique fière de mon rôle de soubrette. Je glisse l'index et le majeur savamment derrière son oreille droite, et je gratte ce coin de paradis. Le Chat ronronne, heureux.

_ Vous êtes... Réelle ?
Je lève les yeux vers le type. Il en a de ces questions lui. J'ai envie de lui répondre une connerie du genre: "Non, je suis ton pire cauchemar." Ou pire: "Non, je suis l'âme damné de Tinky Winky, ça se voit pas?". Mais je ravale ce genre de réplique débile. Et j'opte pour le mystère. Après tout, on sait pas qui c'est ce type.

" A vous d'en juger... "

Une bourrasque plus forte que les autres fouette mon visage et mes cheveux. Je crois bien que ça fait comme une sorte de couronne autour de moi. C'est vrai que si le vent s'y met aussi, le pauvre va finir par avoir des doutes. Mais après tout...

La bourrasque suivante apporte une vague odeur de sang. Je me demande si le type aussi la sent, cette odeur. Le Chat, lui, pas de doute, vu la vitesse à laquelle il a décampé. Il a filé droit vers les hangars sans s'embarrasser d'une quelconque politesse. Dans la vie d'un chat, ce genre de choses n'existe pas, et c'est beaucoup mieux ainsi. Je voudrais bien être un chat moi aussi, certains jours.

Pour l'instant, je me retrouve là. Accroupie devant un type que je ne connais pas. Y a même plus le chat pour combler les blancs d'un ronron doucereux. Je le regarde, il me regarde, on se regarde. On a l'air de deux cons qui savent plus quoi se dire tellement ça fait longtemps qu'il ne se sont pas vus. Sauf qu'en fait on ne s'est jamais vu, et que c'est encore pire.
Alors, je renifle. Le bonhomme il sent bizarre. Il sent l'orthodoxe et pourtant c'est pas vraiment ça. Il est propre sur lui, sage et poli, mais qu'est-ce qu'il fout là à cette heure s'il est vraiment ce qu'il prétend être. Enfin il a pas encore prétendu, mais moi je le sens.
Et jusqu'à preuve du contraire, une odeur ne ment pas.

Je tend l'oreille et capte un murmure. Une idée saugrenue, un peu loufoque, qui me fait sourire. Imperceptiblement. La lune... On aura tout entendu. Je préfère faire mine de rien pour ne pas indisposer ce type bizarre. On sait jamais ce qui pourrait se produire. Pourtant, je suis déjà presque sûre de moi. Sûre de "ce" qu'il est. Me reste qu'à consolider mes acquis comme dirait Monique. Et c'est cette partie-là qui risque d'être plus... Difficile? Oui. Donc il faudra la jouer en finesse.

_ Eh bien ? Quelque chose vous tracasse ? Une odeur vous indispose?

Je me demande dans quel monde il vit mon inconnu. Pas sur la même planète que la mienne en tout cas. Il a presque l'air heureux, assis en face de moi, à m'écouter renifler. Il s'étonne, se questionne, comme un gamin devant son premier nounours. J'ai pas l'habitude de ce genre de réaction. Ici bas, tout le monde se méfie. Et moi avec ma tête d'ampoulée, il paraît que j'inspire la méfiance, encore davantage que tous les autres. Pourquoi je lui fais pas cette impression à lui? Pourquoi il me sourit, me regarde et me parle ainsi. Je pourrais être... Je sais pas moi, un de ces NOD à la noix, une mentaliste qui se la joue bohème la nuit sur les bords du fleuve, une automate qui cherche des sensations fortes. Pourquoi ça lui fait pas peur à ce type? Pourquoi il trouve pas ça anormal de croiser quelqu'un à une heure aussi indue dans un endroit pareil?


" Non, non. Elle me tracasse pas. Votre odeur je veux dire. Elle est simplement moins terne que celle que je croise habituellement. Moins orthodoxe... "

Je vous l'accorde, ça n'avait rien de la finesse espérée. Mais on fait ce qu'on peut, avec ce qu'on a. Et c'est pas avec mes doigts de poupée en chiffon que je vais pouvoir faire dans la dentelle. Et puis quoiqu'il en soit, même si ça ne lui convient pas au bonhomme, il n'a qu'à s'en aller. Moi j'aime tout autant la solitude que la compagnie. C'était quand même moins cache que: "J'ai bien vu que vous étiez pas aussi implanté que mes habituels compagnons de bavardage..." Il aurait peut-être préféré après tout, je sais pas...

Je guette le chat. Mais ce filou ne revient pas. Ça m'inquiète pas. C'est juste qu'il occupait le vide, lui. J'ai jamais su combler ce genre de truc moi, pire même, je suis plutôt de ceux qui l'accentuent. Il est mal tomber mon inconnu. Vraiment très mal. Et puis ce soir, j'ai pas le moral. Pas l'envie. Je suis retombé dans l'état morose de tout un chacun. Je me suis rendue compte que j'étais vraiment la dernière des imbéciles à attendre un peu de reconnaissance de la part d'une bestiole. Les animaux, c'est comme le reste... C'est gris, c'est moche, ça pue, et le mot "affection" connaissent pas.

Je sais. Ou j'aurais du le savoir plutôt. Mais on se refait pas.


" C'est quoi votre histoire à vous? "
Voyez... Qu'est-ce que je vous disais?

Le ton pompeux et les flatteries ça n'a plus d'effet sur moi depuis longtemps. Mais mon inconnu ne le sait pas lui. Alors il ronronne derrière moi, comme le chat au pied de sa duchesse. Il m'assène deux ou trois banalités. Une histoire de moutons, toujours. J'ai bien envie de lui rétorquer que non, les moutons, ici, n'ont pas de laine. Qu'ils sont tondus jusqu'à la moelle par l'état et qu'on leur voit les os. En plus, depuis le temps que je traîne des pattes dans les pires recoins des Harbours, ça se saurait si ma laine ou mon absence de laine était plus distinguée que les autres. Mais je le laisse dire, parce que finalement, l'air de rien, ce type je le sens bien. C'est le cas de le dire...

Je l'entends à peine murmurer trois mots. Je ne suis même pas sûre d'avoir compris, alors je ne dis rien. Je contemple les eaux du fleuve, et je le laisse faire. J'ai pas peur que soudain il sorte un couteau de sa poche, m'égorge, me découpe en morceau et me jette dans l'onde nauséeuse. Finalement, ce serait une solution, une autre façon de ne rien ressentir, d'être privé de ses sens. Ce serait plus radical et sans regrets.
Je le sens qui s'approche. Mais je ne dis rien. Lui non plus, je l'entends juste respirer. Tant qu'il ne me touche pas, je n'ai pas à m'énerver. Mais s'il ne fait même que m'effleurer, je ne réponds plus de mes actes. Me toucher c'est interdit. C'est défendu, c'est mal.

Reste là, juste au creux de mon oreille. Murmure des choses que je sais déjà. Je t'écoute, va. Je t'écoute, et tu me fais même sourire, idiot. Sourire, tu te rends compte un peu?! Non, tu ne sais pas toi ce qu'il m'en coûte de sourire. Mais je t'en veux pas, ne t'inquiète pas. Y a bien plus grave dans le monde que les conneries que tu débites...

_ En revanche, on me fait dire que vous n'avez pas du profiter de cette journée...
Votre nuque n'est pas imprégnée du parfum de liberté de ce jour un peu particulier.

Là, mon sourire disparaît. De quoi il parle? Qu'est-ce qu'il veut? C'est pas drôle de se foutre de moi comme ça. Pas drôle du tout.

_ Vous n'êtes pas au courant ?
Pour les implants...
Nous sommes débranchés.
Petits éphémères...

Ca ne vit à peine plus d'un jour vous savez.
Et vous avez pris du retard...

Bingo. Tu t'es planté mon gars. Et là je vais pas te louper, tu vas voir ce que j'en fait moi de ta liberté à la con. Branché ou débranché, ça change que dalle pour moi. C'est toujours le même vide, y a rien qui rentre, rien qui sort. C'est le néant tu vois mon gars. Et c'est pas faute d'avoir espérer tu sais. Mais non, tu sais pas. Toi, t'es là, la gueule enfarinée. T'as jamais eu d'implant, j'me trompe? Les sensations, les illuminations, les sourires sans effort, les larmes, les rires, les cris, tout ça... Tu connais, non? Alors viens pas me bassiner avec tes conneries. Qu'est-ce que t'en sais après tout que c'est pas juste une autre magouille du gouvernement pour vérifier que même sans implant les fameux moutons le restent? Qu'est-ce que t'en sais, toi?! Rien, alors la ferme.
Tu veux que j'te dise...

Je me retourne vers lui, juste à côté de moi. Et puis, celle qui se la ferme, bizarrement c'est moi.
Mon inconnu regarde la Lune. J'entends son ventre gargouiller, il ne bronche pas pour autant. Et je me retrouve comme une conne, parce que c'est ce que je suis, une conne. Lui et ses espoirs, ses mots poésies, ses murmures et ses mimiques, s'il savait ce que je viens de lui envoyer dans les dents, en silence. Je m'en veux d'autant de colère simulée, dissimulée même.
Je me mords la lèvre, me gratte à nouveau et plonge la main dans la poche de mon imper.

" Si vous le dites. "

Je ne sais plus quoi dire. C'est vrai, ce type et son innocence m'ont cloué le bec. J'ai l'impression d'être une vieille peau qui croit avoir déjà tout vu, tout entendu et qui barbouille le monde à grand coup de pinceau et de gouache noire. C'est que ça doit être rassurant pour moi, faut croire.

Je farfouille dans ma poche et j'attrape un truc.
D'abord, il y a une boîte de cookies. Le paquet semble un peu ancien. Mais la date de péremption n'est pas dépassée. Puis, une autre boîte. De sardines celle-là. Une de celle que l'on s'échange sous le manteau, un peu plus haut dans les ruelles sombres. L'état a décidé que c'était un met réservé aux hautes sphères. Aux orthodoxes, les brocolis et les steaks en poudre. Ce genre de petit plaisir, c'est dans les poches du gouvernement qu'il reste.
J'ouvre les deux boîtes. Je sais pas s'il aimera.

" Je crois bien que vous avez faim. C'est pas grand chose, mais c'est toujours ça, n'est-ce pas? "

C'est qu'il y tient dites-donc à me faire sortir de mes gonds celui-là. Manque de chance, il est tombé sur une coriace. Une dure à cuire. En temps normal, ce type ce serait prit une droite glaciale. Et je serais partie sans même un regard vers lui. Mais là, je le sens différemment. J'ai pas envie de me broyer la main sur sa pommette gauche. Ou peut-être un peu plus tard. Pour l'instant, l'heure est à la discussion. Ça a beau se rapprocher plus du monologue, j'aime bien lui envoyer deux trois piques pour être sûre qu'il va repartir de plus belle.

_ Je les foutrais bien à l'eau vos trucs ma chère, mais on ne peut pas se permettre de gâcher pas vrai ?!
Vous ne percutez pas ?! Ou vous n'êtes pas curieuse ?
Ca ne vous intéresse pas de découvrir de nouvelles sensations ?
Pas un instant cela ne vous attire ?!

C'est le jour de titiller vos papilles !

Attendez! Devrait bientôt y avoir une suite.

_ Allons, venez !
Je ne peux pas accepter que la nouvelle génération baisse les bras !

Allons dégoter des petits trésors dans les ruelles !
C'est moi qui offre !!

Qu'est-ce que je vous disais. J'aime beaucoup de la "nouvelle génération"... Vas-y Papi montre moi ton dentier! Où c'est que tu l'as caché ta canne! Montre voir un peu tes rides. T'as la peau qui fait des grumeaux mon vieux? Est-ce que tu crois que les puces pourraient jouer à saute-croûton sur ton derrière? Mouais, bon là ça devient un peu gore, je vous l'accorde. Mais quand même, avouez qu'il est génial ce type. La cinquantaine et il se prend déjà pour un ancêtre...

Je lève les yeux vers cette main tendue. Le regarde par en dessous. Il a même adopté le regard du patriarche. Le genre à recueillir les brebis égarées sous son aile.
Je pioche un cookie, y plante mes dents. Quelques miettes s'égarent sur mon imper tandis que les pépites de chocolat fondent doucement sur ma langue. C'est plutôt pas mauvais. Je fixe la main tendue encore quelques instants, et puis je me replonge sur cette boîte à cookies qui décidément est vraiment passionnante. De toute façon, il n'est pas questions que je prenne sa main...

" Vous êtes bien difficile pour une orthodoxe. Même débranché. Ils sont bons ces cookies vous savez. Et puis c'est pas dans un tas de merdes que vous allez dégoter une belle tranche de lard. Pour ça faut aller chez Truc-muche, la troisième à droite en partant d'ici, et toujours tout droit jusqu'au fond de l'impasse. Si c'est ce que vous voulez... "

Une hésitation. Le temps de prendre une sardine par la queue et de croquer dedans à belles dents. D'ailleurs ça dégouline un peu sur le bord de mes lèvres. J'y passe ma langue.

" Dites que vous venez de ma part, elle vous fera un prix. "

Le monologue s'arrête. Et bizarrement, je ne suis pas satisfaite. Je préférais son trop plein de mots. Son mutisme m'enferme dans un cocon étouffant. Je n'aime pas ça.

Allongé, un peu à l'écart, il a branché un baladeur sur ses oreilles. Et moi je me retrouve comme une imbécile sans compagnon de jeu. Le chat est parti et mon inconnu à force de se voir rabrouer à finit par trouver une meilleure occupation. N'empêche qu'il n'est pas complètement parti, c'est toujours ça de pris.
Je le regarde. La tête appuyé sur l'épaule, les genoux repliés sous le menton pour être la plus petite possible, la plus invisible. Et puis j'ai une idée. Ça fait longtemps que je n'y ai plus joué. Je sais même pas si je suis toujours aussi douée qu'auparavant. On verra bien.
Je me lève, puis disparaît...


Lorsque je reviens, mon inconnu est là, il n'a pas bougé. Il fixe toujours un point que moi-même je ne distingue pas. Je m'approche. Et comment je fais pour le sortir de sa semi-torpeur sans encore passer pour une emmerdeuse? Comment je le fais quitter ses pensées sans me ridiculiser? Peut-être que des excuses seraient les bienvenues? Mais je me sens pas vraiment prête à lui en faire. C'est sa faute quand même, non?! Faut pas me faire passer pour ce que je ne suis pas. Je veux bien avouer que j'ai un caractère difficile, taciturne, voire carrément asocial. Mais il y a des limites!

Alors, je m'assois juste devant lui. Dans la main droite, j'ai une bouteille meiguilujiu. Je l'avais bien dit que Truc-Muche détenait des trésors. Dans la gauche, j'ai un jeu de 54 cartes. Je fais quoi maintenant? Un signe de la main. Oui, voilà un signe de la main.
Bon sang, tu te bouges un peu?!

C'est simple... Papy, si tu gagnes, je te suis. Sinon, c'est toi qui me suis?! Mouais. Peut-être.
J'ouvre la bouteille en attendant qu'il daigne faire un geste. J'en bois un gorgée, serre les dents. Ça me chauffe le gosier et me redonne un peu d'énergie.

" Une partie de menteur? Si vous savez y jouer... Vous gagnez, on va où vous voulez. Mais si je gagne, c'est vous qui venez avec moi? D'accord? "
J'attends pas son aval. Je distribue les cartes. Et discrètement, très discrètement, j'en planque deux sous ma cuisse. Assise en tailleur, comme je suis, il n'a pas pu le voir. Au menteur, surtout à deux, il est très facile de gagner. Le tout est de savoir compter...

Dame de coeur à vous l'honneur. Et je pose la reine aux cheveux blonds sur le bitume. On dirait que ses yeux me détaillent et que du bout des lèvres elle me murmure combien je suis idiote. Le goulot de la bouteille ouvre sa gueule béante à la lune, l'enivre de ce parfum entêtant. Je fixe un instant cet oeil blanc qui veille notre partie de cartes et baisse la tête à nouveau. L'alcool doucereux s'insinue dans mon esprit, fait miroiter les lueurs de la nuit, estompe les contours et les formes, me berce par sa chaleur tendre. Et la partie s'emballe. C'est à vous très cher, à vous de mentir, de médire, à vous de berner l'adversaire, de glisser une carte sur le tapis et d'instaurer le doute.
Qui est-il ce type pour accepter de jouer avec moi? Qui est-il pour regarder la lune avec ce regard d'amant fiévreux? Que veut-il, que cherche-t-il? Où va-t-il et d'où vient-il? S'est-il perdu dans le dédale de ces rues, se rendait-il vraiment ici? Mon inconnu...

Je l'entends prononcer le verdict. "Menteuse", qu'il me dit.
Oh oui, Papy, si tu savais. Menteuse, menteuse, menteuse. Je suis une menteuse. De la tête au pied, c'est tellement évident que ça suinte par mes pores, ça glisse entre mes doigts, ça se devine sous l'ombre de mes cils. Menteuse par essence, menteuse par nécessité. Cachée derrière un masque, refaite mais défaite, menteuse.
Pourtant, il faut que je t'avoue quelque chose. Je suis la meilleure, et à ce jeu là...
" Ramasse. "

L'alcool trompe mes sens. Une bourrasque gifle mon visage, ébouriffe ma tignasse. Je suis un peu saoule je crois, j'aurais peut-être pas du entamer la bouteille en chemin.
Mon inconnu abat un as de trèfle et vas-y que tout recommence. "Trèfle, trèfle, trèfle, trèfle, trèfle" et ainsi de suite jusqu'au verdict une nouvelle fois. "Menteur", mais c'est moi qui l'ait dit. Je le regarde par en dessous ce type qui m'annonce fièrement que cette fois c'est pour ma pomme. Je le regarde par en dessous comme si c'était plus simplement un jeu, comme si d'un simple regard je pouvais dévoiler son jeu, abattre ses cartes et cerner le personnage. Les cartes me filent entre les doigts, "pique, pique, pique..." A nouveau.

"Ramasse.
Coeur, coeur, coeur, coeur, [...]!
Menteur! Ramasse.
Trèfle, trèfle, trèfle, trèfle, [...]!
Menteuse! Ramasse."

Je sais plus quelle heure il est. Je sais plus ce qu'on fait là. Je commence à avoir froid, je commence à plus avoir envie de jouer. J'ai les paupières lourdes et le teint blafard des soirées alcoolisées. J'ai des questions au bord des lèvres, la Lune au bord des yeux. Mais Papy continue, inlassable, et moi, j'ai pas envie de m'avouer vaincue.