Enjambe une poubelle, un rebord de fenêtre, une gouttière, une autre fenêtre, encore une gouttière, et hop! Me voilà sur le toit. A la tombée de la nuit, tout le brave peuple est occupé à se gaver de bouillie inconsistante au repas et de propagande en bruit de fond, fournie gracieusement par cette bonne vieille télévision, amie du gouvernement. Oh non, je ne me plains pas, ça me va. Car pendant qu'ils sont tous en train de s'abrutir devant leur écran, inconscients de ce qui les entoure, moi je me balade et me sens libre. En l'occurrence, ce soir, c'est promenade sur les toits, pour voir les étoiles. C'est joli les étoiles, on ne les regarde pas assez, on n'y pense pas à vrai dire. Pourtant Dieu sait que ça fait du bien de prendre son temps parfois, de juste s'allonger et de laisser son esprit se perdre dans leurs lumières. Et en plus, ça vous donne des accès lyriques. Sauf que ça ne me va pas, alors j'oublie...

Je plonge ma main dans ma poche, en ressort des petites pilules gout orange-agrume pour mal de gorge que je me met à suçoter. Je m'allonge, tranquille, attendant que les lumières de la ville s'apaisent pour laisser apparaitre celles du ciel.

Hm, il s'en passe du temps...
Je devrais fermer les yeux un instant, peut être que le temps passera plus vite...
Juste fermer hein, faudrait pas s'endormir ici, ça serait trop bête...
Un coup à choper la crève là...
Juste... fermer...

*ZZZ*

Un choc. Du bruit. L'impression de me faire piétiné. Je me réveille en sursaut.
Attendez, réveille...?
Meeerde, j'ai dormi!

Aussitot, je me redresse sur mes pieds, la main en visière, cherchant les étoiles. Mais il y a des nuages... C'est bien ma veine tiens.

Et puis, dans un éclair de lucidité (en même temps, je viens de me réveiller, alors excusez le temps de compréhension...), je me rappelle que j'ai quand même été tiré du sommeil (j'ai honte) par un choc. Je regarde autour de moi, et vois une vague forme humaine viautrée sur le sol... pardon, toit. Il m'aurai marché dessus? Trébucher serait sans doute plus exact vu sa position...

"Euh, bonjour, euh... Ou bonsoir en fait. Bonne nuit même. Ca va, euh... Monsieur?"

Et voilà que je divague. Mon cerveau n'est déjà pas très opérationnel en temps normal, mais alors quand il sort d'un état comateux... Et puis je ne sais pas trop quoi lui dire, je vais pas m'excuser non plus. OK, j'ai pas à dormir là, mais lui n'a pas à marcher sur moi non plus. Les toits sont larges quand même. Enfin je l'ai quand même fait trébuché, alors je vais pas lui faire un scandale non plus, disons qu'on est quittes... Je peux au moins l'aider à se relever et vérifier qu'il se soit rien cassé.

"Descendre? Oh, c'est facile! Suffit de passer par la fenêtre là, avec la gouttière ici, enfin vous voyez à peu près, et pour finir y'a juste besoin de s'appuyer sur la poubelle en bas pour pouvoir atterrir sans se rompre le cou!"

Je lui explique tout ça avec un grand sourire, en me penchant dangereusement au bord du toit pour lui montrer le chemin que j'ai emprunté. Je sais, sourire, c'est dangereux de nos jours, mais un mec qui apparait de façon aléatoire sur les toits comme lui ne m'a pas l'air d'être un gentil orthodoxe qui irait me balancer aux autorités... Les orthodoxes lambda n'auraient pas idée d'aller sur les toits. Surement un fêlé mal intégré dans la société.

Mon regard revient sur la poubelle qui devait aider l'inconnu maladroit à retrouver le plancher des vaches. Poubelle qui semble avoir changer de forme puisqu'elle est devenue invisible...

Je penche la tête, intrigué.

"Euh, je comprend pas, il y avait une poubelle ici pourtant..."

Regard interrogatif vers le monsieur (comme s'il allait me dire où elle était partie, celle poubelle...). Et puis, le déclic.

"Aaaah, ils l'ont peut être mis à l'autre bout de la rue pour les éboueurs!"

Un ange passe.

"Je crois que pour trouver une autre voie de descente, il va falloir marcher..."

Prudent, je préfère répondre :

"Pas de soucis, je travaille en free lance..."

Absolument stupide car il n'y a sans doute pas grand monde à pouvoir se permettre de travailler en free lance dans notre jolie dictature, mais bon, on est pas ici pour se raconter nos vies non plus, je ne vois donc pas de raison de m'enfoncer d'avantage en cherchant un métier convaincant à lui sortir...

"Mais oui, en effet, il va falloir marcher. Heureusement que vous étiez là quand même, ça m'aurait embêté de me réveiller le matin toujours sur ce toit, sans pouvoir en descendre, et de me faire poursuivre par les autorités, qui sont certes de respectables personnes, mais hélas peu délicates envers les civils à appréhender..."

Je me met donc en marche, vers une direction choisir au hasard. J'avance lentement, pour ne pas manquer d'éventuelles prises pour descendre, mais les jardins sont vides ici, et aucun lierre grimpant solide ou terrasse couverte ne s'accroche aux murs de la maison... Pour quoi faire d'ailleurs, sans plaisir, la déco et les repas au soleil sont inutiles aux orthodoxes.

Et puis soudain, je ne sais pas ce qui me prend, mais j'ai envie de parler, de faire connaissance, tout ça.

"Au fait, moi c'est April, et vous?"

Je me fige. Je sais ce que j'ai dit, que ce mec était trop tordu pour être un orthodoxe gentiment implanté. Mais tout de même, d'un coup j'ai les boules. Il parait que les chiens du gouvernement ont leur cas sociaux eux aussi. Et si ce type n'était même pas un cas social? Et si c'était un NOD qui avait compris que les insurgés étaient trop libres pour ce cantonner aux rues dans leurs déplacements? Ça sait imiter un humain, un NOD? Car celui-ci est plutôt convaincant.

Allez, on tente le tout pour le tout. Les genoux légèrement fléchis, j'espère être prêt à détaler au besoin, et j'espère surtout que si je suis face à un NOD, son entrainement ne le fera pas sprinter plus vite que moi. Espoir vain, mais bon. Au pire, je doute que leur entrainement comprenne des courses sur les toits, l'environnement pourrait jouer en ma faveur.

Tendu à max, je répond oui. Un tout petit oui.