Le silence se fait.
Beaucoup de monde est là, debout, les yeux fixés sur le dos de l'homme. On attend, on espère, on a presque peur de ce qu'il va se passer. Pourvu que ça fonctionne. Je ne sais même pas si on va tous aimer, pour ma part, je n'ai jamais entendu ce genre de chose, alors je ne sais pas trop...
A côté de moi, une dame qui doit avoir une cinquantaine d'année trépigne, elle se tord les mains, se mord la lèvre. Ses yeux brillent, sont remplis d'espoir. Et bientôt, quand l'homme aura réussi à faire fonctionner la machine - parce qu'il y arrivera, c'est un sacré bricoleur - ses yeux brilleront de la douce lueur de la mélancolie, des souvenirs.
L'homme se redresse, se tourne vers nous, et la dame m'attrape la main, et la broie. Je l'entends presque penser "faites que ça marche, je vous en prie, faites que ça marche". Un sourire confiant se peint sur le visage de l'homme, il se décale un peu, pour que l'on puisse voir la machine. C'est la fouine qui nous a trouvé ça, et tout le tintouin qui va avec. On lui a tous demandé "mais où tu l'as trouvé, dis nous !" mais il se contenait de nous regarder, les bras pleins de cette chose, un sourire malicieux aux lèvres. Alors on a du attendre. Certains ne savaient pas ce que c'était, moi y compris. Trop jeune il parait."Et même pas besoin d'électricité ! Il suffit de tourner la manivelle !"
Il n'a pas fait que la réparer, il la remise à neuf. La caisse en bois a retrouvé toute sa beauté et le truc bizarre sur le dessus brille. Sa main prend quelque chose et le pose sur le plateau, et là, tout le monde retient son souffle, même ceux qui ne comprennent pas le pourquoi de la chose. Lentement, sa main se pose sur la manivelle, et se met à la faire tourner. Au début, un étrange bruit, comme des grésillements.
Et puis ensuite...
Musique...
Tout le monde respire. La dame serre encore ma main, elle tremble je le sens, ses yeux se remplissent de larmes. Certains crient de joie. La fouine s'approche, s'incline devant nous, et tend la main à la dame qui, rougissante, l'accepte de bon cœur.
Et ils se mettent à valdinguer. Bien vite d'autres les rejoignent, chacun y va de son petit pas de danse, sourire aux lèvres, et des étoiles pleins les yeux.
Et on oublie.
On oublie où on se trouve, on oublie que demain on risquera de se faire rafler, on oublie que certains de nos parents ne sont plus là, on oublie tout, ne reste plus que la danse, les rires, les sourires.
Juste pour ce soir, on redevient libre.
Le plaisir de la musique nous enveloppe.
Il est si simple, si doux... Écoutent-ils de la musique là-haut ? Sans doute que non... C'est dommage. Mais ce n'est plus l'heure de penser à ceux qui sont là-haut, déjà Guillaume me mène au milieu des danseurs, il fait une courbette, me fait sourire, prend ma main qu'il porte à ses lèvres et c'est parti... Nous nous envolons, je ne touche plus terre, mon esprit est loin, porté par cette musique que je ne connaissais pas.
C'est joli.
C'est de qui ? De quand ?
Comme si elle avait deviné mes questions, la dame de tout à l'heure s'approche et, d'une voix nouée par l'émotion, me glisse à l'oreille :
-Django Reinhardt. C'est du jazz manouche. Il est mort il y a presque un siècle...
Lorsque j'étais jeune et que nous étions libre, mon père n'écoutait que de ça, et il virevoltait avec ma mère dans notre salon. Ils étaient si beaux...
Son regard est loin à présent, loin dans son enfance. Je pose ma main sur son bras, elle me regarde, nous nous sourions, et nous repartons danser.