Oh ! Mais ce ne serait pas par hasard… une femme ? Je suis dans une voiture, en compagnie d’une femme, qui en plus est soit une mentaliste, soit une NOD. A moins que ce ne soit une insurgée qui me mène en bateau… Mais là n’est pas l’important, c’est une femme, ça pardonne tout.

Par contre, elle a dit que j’ai les yeux bandés ; c’est bien beau de me le faire savoir mais…

- Vous pouvez pas m’enlever mon bandeau ? C’est pas que j’ai pas ne pas voir, mais quand même… J’ai l’impression d’être encore prisonnier.

Puis, avec la patience d’un ours après hibernation, j’attends… Mais faut savoir qu’un ours n’est patient que durant l’hiver mais pas autrement… En gros, ça ne fait pas dix seconde que j’attends que je m’agite déjà. Je me tortille, essaye tant bien que mal de m’assoir correctement – difficile quand on voit rien et qu’on a l’impression d’être bien shooté – et lorsque j’ai enfin trouvé la bonne position, je glisse mes mains le long de mes jambes, les passe devant – technique ! – et enlève moi-même mon bandeau. Comme c’est bon de voir à nouveau, de sentir le soleil vous brûler les yeux parce que ça fait quand même un petit bout de temps que j’ai le bandeau, de ré-apercevoir les horreur du monde... Dis m’dame, j’peux remettre le bandeau ?

Nan, quand même pas. Je ne suis pas encore à ce stade la. La dépression post-traumatique c’est normalement quelques jours après le choc, donc j’ai encore le temps.

Je jette un coup d’œil à la chauffeuse. Elle à l’air bien concentrée – et très agacée je trouve. C’est sûr que ça aurait été plus intéressant de rester sur place et de participer à l’action que d’aller au Temple pour faire des rapports, débriefing et toutes les merdouilles qui s’en suivent.

A coup sûr, j’aurai droit au questionnaire complet sur tout ce qui s’est passé, sans exception – c'est-à-dire, bocal compris. Mais si ça se trouve, c’est pas ça qui la met dans cet état…

- Qu’est-ce qui s’est passé pour que d’un coup j’me retrouve ici ?

Eh, mais… J’ai beau être à moitié à côté de la plaque, mais je suis quasi certain de l’avoir déjà vu quelque part… Où, je sais plus – faut pas non plus m’en demander trop.

- Dites, on ne se serait pas déjà croisé ?

Mode « emmerdeur de première » : activé.

Je regarde un peu plus intensément – mais très discrètement… Si, si, je vous assure ! – la femme qui se trouve devant moi. Je suis vraiment certain de l’avoir croisé en dehors du temple, mais y’a comme un mur qui se dresse entre moi et mes souvenirs.

Quoi que…

- Mais, si ! Je suis certain qu’on s’est déjà vu ailleurs qu’au boulot. Vous vous souvenez plus ! C’était à cet endroit, là… Où déjà ? … Une seconde, ça va me revenir… Euh… Je crois que c’était lors d’une fête… Si, je me souviens ! C’était au carnival ! Je crois que j’étais assez allumé ce soir là pour ne plus me rappeler… En même temps c’était une fête…

Tout m’est revenu d’un coup. C’était d’ailleurs assez drôle comme truc. On s’était bien marré.

- Au fait, il me semble que vous en aviez après… euh… Comment il s’appelle déjà ? Lester ! Vous en aviez après lui ce soir là. Vous lui vouliez quoi ? Parce que j’me rappelle maintenant que vous aviez l’air assez pressée… Il avait fait quelque chose de mal ? Il est d’venu quoi lui ? Parce que ça fait depuis cette fête que je ne l’ai plus vu…

Ne pas chercher de bouton off sur moi, c’est une perte de temps, y’en à pas.

- C’est quoi déjà votre nom ? On n’a pas eu l’occasion de vraiment se présenter. Si on est collègue, faut bien qu’on apprenne à se connaitre. Vous ne croyez pas ? Moi c’est…

Qu’est ce que c’est que ça ? C’est pas un joujou à fléchettes anesthésiantes ? Si, si, on dirait bien. Je ne sais pas pourquoi, mais je trouve que c’est pas bon signe. Si ça se trouve, elle prétend être une mentaliste alors qu’elle n’en est pas du tout une. Du coup, je crois être enfin libre, mais c’est pas du tout le cas.

C’est bizarre mais j’ai une soudaine envie de prendre l’air… Mais ça fera bizarre si je lui demande de s’arrêter. Faut que je trouve une solution. Mais en attendant, je peux même pas me défendre : j’ai les mains liées.

C’est pas un peu louche que je ne parle plus d’un coup ? Parce que j’ai débité tout un truc et tac, j’ai stoppé net… Je sais même plus ce que je disais. Bon, on s’en fout. Faut juste que je parte…

- Vous voudriez pas me détacher les mains, siouplé ?

Petit regard de gosse suppliant en espérant que ça marche…

J’ai bien senti que ça la soulé tout mon blabla inutile, surtout lorsqu’elle a accéléré brutalement et que je me suis écrasé comme une merde contre le dossier de mon siège. Bon sang, ça deviens de plus en plus louche. Cette nana m’inspire pas du tout confiance.

- Je peux pas, je conduis, me répond-elle. Vous n'avez qu'à les détacher tout seul, comme pour le bandeau.

- Ben voyons, je vais passer ma deuxième paire de main devant et libérer ma première ! marmonné-je.

Un peu d’humour sarcastique en espérant qu’elle s’arrête afin que je puisse en profiter pour m’échapper. Je tiens déjà la poigné.

Manque de peau, elle n’a pas du entendre ce que j’ai dit et elle se présente. Comme quoi mon petit discours merdique n’a pas été aussi inutile que je le pensais. Peut être que finalement elle n’est pas une insurgée. Elle dit même avoir été NOD en 2040 et que maintenant elle fait partie de la grande famille pas du tout soudée des mentalistes. C’est marrant, on a suivi à peu près le même parcours, sauf que pour moi, tout s’est passé en 2040.

Je commence enfin à me détendre jusqu’au moment ou elle émet le fait qu’elle est très violente. Si elle croit me faire peur c’est presque – le mot « presque » est toujours à prendre en compte dans mes phrase – réussi.

Sans le faire exprès, je me crispe, je tire la poignée et la porte s’ouvre tandis qu’elle pose sa dernière question.

- Merde ! Pas bonne idée !

Je rattrape la porte avant qu’elle n’aille trop loin et que je n’y arrive plus. Le seul problème, c’est que je me sens partir en avant avec la porte. C’est dingue comme la route défile vite ! Je veux alors me rattraper au siège avec une de mes mains, mais j’entraine ainsi l’autre. Je me sens tomber, le sol se rapproche, et… nan, je survie. Je rattrape à temps la porte, et, d’un geste vif et calculé, je la ramène à moi. Elle claque bruyamment tandis que je reprends mes esprits. Tout ça n’a pris que quelques secondes.

- Waouh ! … J’ai pas fais exprès, madame !

Je souris de toute mes dents, come un gosse qui viens de faire une connerie et qui prétend le contraire. En même temps, c’est mon cas…

- Ah ! Euh… Moi ? Ben j’étais pas sensé naitre, mais j’ai été sauvé par mon pouvoir. On voulait me faire NOD par ce qu’ils étaient en sous-effectif, mais franchement, ça me soulais trop. Du coup j’ai agi de tel sorte qu’ils désespèrent et que, finalement, ils se rendent compte que les mentalistes étaient dans la même situation que les NOD. Voilà… Sinon, je suis aussi de 2040. Puis j’ai eu un fils, mais il n’a pas eu la même chance que moi…

Je marque une pose, le temps de digérer moi-même les infos que je viens de donner. Surtout la dernière… J’en ai peut-être trop dit ? C’est aussi ma faute si je me suis lancé dans un discours si long sur moi. Après tout, c’est moi qui ai engagé la conversation. Bon, je continue vite de parler avant qu’elle ne me questionne sur Jim.

- C’est marrant, vous me rappelez une vieille connaissance qui aimait la mort…

Après ma dernière phrase, je me suis tu pour de bon, et Hyena en a fait de même. Je pense que ce silence est préférable avant qu’elle ne veuille me tuer parce que je la saoule de paroles plus stupides à chaque fois. Comme ça elle peut conduire tranquillement, et moi je peux m’évader dans le monde de la pensé.

Je regarde par la fenêtre le merveilleux paysage qui défile sous mes yeux : d’une part des gigantesques immeubles affreux, d’autre part de gigantesques immeubles horribles. J’en ai marre de cette ville. Elle me rappelle de trop mauvais souvenirs. Si seulement je pouvais partir loin d’ici ! Voir d’autres horizons !

Mes pensés sont soudainement interrompues par la voix de la conductrices. Je croyais qu’elle voulait que je me taise… Et puis zut, je n’aime pas beaucoup le silence. Si elle choisit de réengager la discussion, je suis partant.

Si je suis souvent fasciné ? Qu’elle drôle de question… Ne l’est-elle jamais ? Je tente de réprimer un sourire embarrassé. A moins que ce ne soit moqueur… Je ne crois pas. Je baisse les yeux. C’est bizarre tout de même, elle m’intimide plus quand elle me parle normalement que lorsqu’elle veut se montrer forte et redoutable.

- Bien oui, ça m’arrive assez souvent. Notre monde recèle tant de secrets que je ne peux m’empêcher d’être fasciné quand je découvre quelque chose de nouveau et de grandiose…

Je marque un petit temps d’arrêt. C’est assez troublant de voir qu’elle n’a pas était choqué par ce que j’ai dit sur la mort. Est-elle tout autant fascinée que moi par les corps vides ?

- Les gens comme vous me fascinent aussi…

Je risque un coup d’œil vers Hyena pour scruter sa réaction, mais reporte aussitôt mon regard vers l’extérieur. J’ai l’impression d’être un gamin timide qui vient de faire pour la première fois de sa vie un compliment à une fille. Pourtant, j’avoue ne pas savoir si c’en est un…

- Finalement, le silence ne vous plait plus tant que ça.

Cette fois je ne retiens pas le sourire narquois qui étire largement mes lèvres, cependant je reste à fixer l’extérieur. Décidément, je retombe vraiment dans l’adolescence.

Je décide enfin de tourner la tête vers la conductrice. Elle a l’air quelque peu agacée. Pourtant c’est elle qui a réengagé la discussion. Je ne fais que répondre bêtement. J’ai dit des choses qu’il ne fallait pas ? … Ah, c’est ma petite plaisanterie qui ne lui a pas plu. Pourtant c’était pas méchant. C’était juste… amical.

Décidément, je crois qu’elle et moi ne sommes pas faits pour nous entendre. Elle est trop sérieuse et je suis trop espiègle. Alors pourquoi elle s’entête à me poser toutes ces questions ? Je suis quelqu’un de poli donc je me dois de lui répondre. Mais si ça l’énerve, je ne vois pas pourquoi…

- Il vous est déjà arrivé d'être fasciné au point de... faire des bêtises ? Comme par exemple... je sais pas moi... blesser quelqu'un ?

Ce qu’elle me demande me parait de plus en plus étrange. Où veut-elle en venir ? Elle veut me piéger ? Me faire avouer mes plus grosses conneries ? Je sens la colère monter en moi, et j’avoue ne pas trop savoir ou il y a de quoi s’énerver ainsi… Et pourtant…

Je tente un maximum de garder mon calme afin de lui répondre de manière acceptable. Qui sait ce qui m’arrivera si je me mets à gueuler comme un con. J’en ai déjà assez subit aujourd’hui, j’veux pas encore m’en prendre plein la figure juste pour une question d’interrogatoire.

- Oui. Sans doute m’est-il déjà arrivé de faire d’énormes bêtises, juste parce que je suis subjugué par quelque chose, et probablement ça a pu blesser des gens. J’ai déjà regardé mourir des personnes au lieu de les emmener à l’hosto. De toute façon ils étaient condamnés… Je mériterais la taule pour tous les écarts à la loi que j’ai déjà pu faire… Mais elles n’ont pas toutes eu pour cause ma fascination pour telle ou telle chose. Mais quand on est obnubilé par un truc, ça peut nous amener à faire des trucs qu’on regrette plus tard...

Je crois en avoir dit assez, et j’espère qu’elle est satisfaite de cette réponse. En tout cas, moi, ça m’a un peu calmé. D’ailleurs, je regrette déjà ce que j’ai dit. C’était nul et complètement stupide. Je me balance que ça, je m’auto-dénonce. Putain, quel con !

- Je suis désolé… Je veux dire, je m’excuse si mes réponses vous ennuient…

J’ai pas envie de faire monter les hostilités. Je veux juste m’attirer sa sympathie, ce qui risque d’être difficile… Et en y repensant, je doute que mes excuses constituent un bon départ pour cela. Je veux rentrer…

- On est presque arrivé ?

C’est une impression, ou elle sourit ? Ca lui plait quand je m’énerve ? Mais merde ! C’est pas drôle ! Y’a rien de drôle ! A moins que depuis le début elle se fout de ma gueule en me posant ces questions bizarres. Peut être qu’elle veut seulement passer pour une folle alors qu’elle ne l’est absolument pas… Quoi que non. Déjà au carnival elle était comme ça…

Elle est vraiment étrange cette femme. C’est assez amusant, à vrai dire… En plus j’ai la chance – ou malchance, on sait jamais – d’être son collègue. Si ça se trouve on va être amenés à bosser ensemble et on pourra faire plus ample connaissance.

Elle dit que nous sommes presque arrivés au Temple, pourtant cette route ne me dit absolument rien. Cet endroit m’est parfaitement inconnu. On s’est trompé de chemin et elle ne veut pas le dire par fierté personnelle ? Si c’est le cas, c’est idiot car jusqu’à preuve du contraire, je ne me fâche pas pour une erreur comme celle là.

Peut être aussi que cette route est un raccourcie. Ca fait presque 10 ans que je suis mentaliste mais je en connais pas toute les routes pour me rendre au boulot. En plus, on a fait un bon de cent ans donc les rues ont sans doute changées en tellement de temps. Ca reste tout de même assez étrange.

Eh, mais… Pourquoi elle est si silencieuse d’un coup ? Finalement c’est pas si mal que ça de parler, même si ses questions sont un peu hors du commun. Le silence, c’est terrible, ça pèse sur le moral, ça donne une impression de vide. Le silence, c’est silencieux…

Elle n’a peut être plus de questions à me poser. De plus, je pense m’être assez dévoilé. J’estime que c’est son tour maintenant. C’est donc à moi de poser les questions. Et je pense avoir le droit de demander le même genre de choses farfelues. Que pourrais-je lui demander ?

- Et vous ? – je vais rester dans le contexte – jusqu’où êtes vous allé par fascination ?

J’affiche un petit sourire sadique l’invitant à se livrer autant que moi. Après tout, c’est un donné pour un rendu, non ? Ca me plairait bien de savoir toutes les horreurs qu’elle a pu faire. Comme ça, moi aussi j’aurais des informations compromettantes sur elle au cas où elle compte me dénoncer. En même temps j’ai rien fait de mal… Mais on sait jamais…

C’est drôle, elle hésite. Je suis allé trop loin dans mes questions ? Tant mieux, comme ça elle voit qu’elle ne m’intimide pas. Et là, c’est moi qui ai le dessus. Mais si ce que je lui demande la gène, ça veut dire qu’il y a une vérité qu’elle cache, ou tout du moins qu’elle ne veut pas dire… Ah moins qu’elle n’ai rien à dire. Ou peut être que y’a trop de chose à dire… Je suis pas bon en déduction…

- J'ai blessé des gens. Je leur ai fait mal... pour rien... ou presque.

Bon début. Enfin, si on peut appeler ça comme ça… On va plutôt dire que c’est un début prometteur, un début qui annonce une suite intéressante. Une suite sanglante comme je les aime. Cette femme a l’air très dangereuse et je sens que ce qu’elle va me raconter va être captivant.

Elle aurait pu les tuer, me dit-elle… Alors pourquoi elle ne la pas fait ? On est déjà dans une situation de surpopulation, ce n’est pas une dizaine de morts qui va nous faire flancher… Bon, en fait, c’est pas trop la situation de surpopulation qui m’amène à penser ça… Je crois que j’ai vu trop de mort et que j’y ai pris goût…

Nan, en réalité je ne le crois pas, j’en suis sûr. Je ne me souviens pas avoir déjà tué pour tuer, mais en laissant mourir les autres, je pouvais voir la vie quitter leur corps, et c’est sans doute ça qui me plaisait. C’est magnifique de voir la lueur dans leurs yeux s’éteindre. C’est si simple et si compliqué à la fois !

Hyena continue de parler. Je bois ses paroles comme je dévore les vieux livres interdits que j’avais trouvé en 2040. Parfois j’ai envie de sourire car ce qu’elle dit a un côté amusant ; la façon dont elle essaye de se justifier. Puis de temps en temps, j’ai juste envie qu’elle se taise. Elle me rappelle vraiment Evra. Seulement, d’après ce qu’elle me dit, elle préfère blesser que tuer. Peut être qu’elle n’aime pas la mort. On sait jamais, peut être que ça lui fait peur… Nan, c’est pas possible…

En tout cas, elle aurait dû les tuer. Blesser quelqu’un ça sert juste à lui faire penser qu’on est trop lâche pour l’éliminer. Si on fait quelque chose, on ne le fait pas qu’à moitié. Alors autant le blesser mortellement, mais de façon à ce qu’il meurt lentement, parce qu’il faut pouvoir le voir mourir…

Mais qu’est-ce que je raconte ? Je suis en train de péter mon câble, c’est simplement idiot. Je redeviens l’homme que j’ai été avant la faille, celui qui s’en fout de la vie des autres, ceux qu’il n’aime pas ou qu’il ne connait pas. C’est limite flippant. Je pensais avoir changé, refoulé toute cette partie de moi…

- Vous avez une mauvaise influence sur moi… Je commence à avoir des idées morbides…

Je fixe mon regard sur la conductrice. Elle est vraiment étrange avec son masque qui lui cache la moitié du visage. Ca complique le déchiffrage de son humeur. Puis qui sait si elle se fout pas de ma gueule quand elle me parle, je vois pas si elle sourit… Et pourtant, j’me rends compte petit à petit que j’aime bien discuter avec elle parce qu’elle m’intrigue vraiment.

Bon, je crois qu’il est temps de lui poser la question qui me brûle les lèvres depuis quelques kilomètres. Cette question que tout le monde pourrait poser – quoi que, je suis le seul à oser le faire. Une question très importante qui fixera la suite des événements. Enfin bref, c’est une question.

- Je peux vous tutoyer ?

Ben oui, c’est important dans les relations humaines le mode de parole. Le vouvoiement et le tutoiement ne signifient pas la même chose. Hyena est une collègue qui n’est pas – du moins je ne pense pas – ma supérieur hiérarchique, donc ça parait plus logique que je la tutoie. Mais j’avoue que cette question est vraiment très conne…

Hyena marque encore un temps après ma question. Pourtant c’est simple, soit elle veut, soit elle veut pas. Mais y’a pas de raison pour qu’elle refuse. Bon, y’a pas non plus beaucoup de raisons pour qu’elle accepte, à vrai dire on n’est pas des amis de longue dates. Je l’ai rencontré aujourd’hui même dans cette voiture.

Je l’observe toujours et je la vois appuyer sur un bouton. C’est quoi ? La clim ? Nan. Le pilote automatique ?! J’vois la petite lumière sur le tableau de bord. Pourquoi elle met le pilote automatique ? Elle veut me tuer ? Pourtant, c’est pas cette question la plus je-sais-pas-trop-quoi qui pourrait l’énerver.

Finalement, elle me répond tout simplement. Comme je veux… Ben moi je veux la tutoyer, sinon j’aurais pas poser la question. Elle veut pas, elle ? Elle m’a pourtant tutoyé à l’instant. Ca veut dire qu’elle veut bien. Ou qu’elle s’en fout…

Bine. Maintenant qu’on se tutoie, je vais pouvoir poser la deuxième question qui me turlupine l’esprit. Je m’apprête à lui demander lorsqu’on arrive à un feu rouge. Après un bref moment d’hésitation apparent, elle se tourne vers moi sans rien dire et me détache. C’est assez surprenant en sachant que tout à l’heure elle ne voulait pas.

Lorsqu’elle m’a enfin détaché les mains, elle me jette un regard voulant dire quelque chose comme : « tu soul », ou je en sais trop quoi d’autre. En fait, je ne préfère pas savoir. Sauf si ça veut dire quelque chose de gentille. Mais j’en doute…

Je me frotte les poignés tandis qu’elle se retourne. J’ai la peau rougie tellement c’était serré. Je la vois attraper le volant alors que la voiture s’est remise à avancer toute seule. Et elle croit encore me berner comme ça… Pourquoi elle s’entête à me faire croire que c’est elle qui conduit ? Je tente en vain de réprimer un sourire, mais c’est trop dur.

- Tu sais qu’avec le pilotage automatique, on n’a pas besoin de tenir le volant ?

C’était plus fort que moi. J’ai encore manqué une occasion de me taire. Espérons qu’elle ne réagisse pas trop mal à cette plaisanterie… C’était pas méchant. Mais peut être qu’elle ne va pas aimer le fait que j’ai découvert qu’elle faisait semblant…

- Pourquoi tu fais semblant de rouler ?

Ben fallait bien que je demande quand même… Mais du coup j’ai pas pu lui poser l’autre question, et ça risque de ne plus être possible… Pfff… Je ne savais pas que c’était aussi dur de poser une question…

Alors comme ça elle fait semblant de rouler par habitude ? Elle à des habitudes un peu bizarres… Remarque, elle est bizarre tout court… Mais quand même, depuis quand, par habitude, on enclenche exprès le pilote automatique pour continuer à tenir le volant ? Personnellement, si je mettais le pilote automatique – ce qui n’est absolument jamais le cas, bien évidement – je m’occuperais un temps soit peu. Mais bien évidement ce n’est pas dans mes coutumes d’allumer le pilote automatique.

Ah, ben voilà, elle lâche le volant. C’est pas mieux comme ça ? Au fait, ça m’étonne qu’elle ait bien réagi. Je m’attendais plutôt à ce qu’elle me dise : « c’est pas tes oignons » ou je sais pas quoi d’autre. En gros je m’attendais à être remballé comme un con.

Bon, pour la énième fois maintenant le silence enveloppe la voiture. Je suis à cours de question. Et elle s’est retournée et est dos à moi. J’me demande bien ce qu’elle regarde à la fenêtre. Perso, je trouve qu’il est merdique, le paysage. Mais je me répète…

Bon, c’est pas tout mais faut bien que je trouve quelque chose à dire. Mais quoi ? Je pourrais lui demander pour son masque… Quoi que, c’est peut être un peu tôt. Là, c’est quasi certain qu’elle m’envoie bouler.

Oh, tiens, je viens d’avoir une super idée ! Je regarde la place passager à l’avant, elle est libre ; enfin, elle serait libre s’il n’y avait pas ce fusille dessus… C’est un peu tristounet de rester seul derrière tandis que la conductrice regarde dehors. Ca fait taxi… Sauf que je n’ai pas à payer le trajet. Du moins j’espère…

Bon, je me lance. Nan, d’abord je prépare la façon dont je vais procéder. Je sens que si je vais trop vite elle va croire que je veux prendre le fusille pour l’endormir à son tour et lui faire tout et n’importe quoi. En clair, j’ai pas envie de me prendre un pain dans la gueule.

Comment je vais faire ?... Il était aussi obligé d’être là celui-là ! Elle ne pouvait pas le mettre dans la boite à gant – j’ai conscience qu’il est un peu grand mais faut bien que je trouve un endroit où elle aurait pu le ranger pour ne pas excuser son geste – ou bien le mettre par terre.

Aller, je suis d’humeur suicidaire aujourd’hui ! Je me déplace discrètement sur le siège du milieu, en espérant qu’elle ne me voit pas du coin d’œil. Je calcule vite fait mon coup et finalement, je bondis en avant, saisit le fusille d’une main – en évitant la gâchette, un accident est si vite arrivé – et me faufile entre les deux siège pour m’assoir à l’avant.

- Ouf !

Je suis encore en vie. Bon je fais quoi de ça ? J’ai l’arme en main. Je la veux pas moi. Je la tends à la femme. Elle, elle saura quoi en faire.

- Je le mets où ?

Je lui adresse un sourire amical pour lui dire que je n’ai aucunes intentions hostiles. En même temps c’est pas difficile à deviner vu que je tends le fusille, mais comme je l’ai déjà dis : on sait jamais…

Une fois installé devant et débarrassé de l’arme – de façon assez violante à mon goût, elle aurait pu prendre le fusille plus gentiment – je ne porte plus attention aux faits et gestes de ma collègue. Elle n’est plus tout à fait dans mon champs de vision donc je vais pas rester fixé sur elle.

J’ouvre la boite à gant et pousse un petit cri de joie en y trouvant un paquet de bonbons. Je m’enfonce dans mon siège et fout les pieds sur le tableau de bord, comme au bon vieux temps.

- Ah ! Les bonnes vieilles habitudes de 2040 son restées. Toujours on planquait ces merdes dans toutes les voitures comme ça on avait de quoi s’occuper pendant les trajets. T’en veux ?

Je me tourne vers Hyena, et son état me fait lâcher mon sachet de friandises. Ma collègue est blême, elle a le teint blafard, ses mains, crispées sur le fusille, tremble comme si elle avait Parkinson… Elle fait limite peur. Ce qui est le plus inquiétant, c’est la manière dont elle tient le fusille. On dirait qu’elle est prête à m’enfoncer le nez à coup de crosse…

- Euh… Hyena ? Est-ce que ça va ?

C’est terrible comme elle à changer d’attitude d’une seconde à l’autre. C’est à peine si je la reconnais. J’aurais fait quelque chose de mal ? C’est parce que je me suis mis devant ? Si elle veut, je peux retourner derrière. Mais je pense que c’est une mauvaise idée. Retourner à l’arrière signifie me rapprocher d’elle et entrainera coup de crosse dans ma gueule.

Je me tourne afin de bien lui faire face, je recule au maximum jusqu’à avoir le dos bien coller contre la portière et mets mes mains devant moi pour qu’elle voit que je ne suis pas armé. Encore une fois c’est stupide comme geste mais c’est un réflexe.

- Hyena pose cette arme, tu risquerais de blesser quelqu’un.

Oula… Je réfléchis plus à ce que je dis. Y’a qu’elle et moi dans la voiture, et la seule personne qu’elle peut blesser c’est moi. Puis le « risquerais » est aussi inutile je pense…

- Bon sang, qu’est-ce qu’il t’arrive ?! J’vais rien te faire, tu peux poser ce fusille.

Pose ce putain de fusille ou je te balance un coup de pied dans la gueule ! … Calme, Lewis, calme. Tu n’as rien à craindre ici, du moment que tu restes calme. Ne pas paniquer… Ne pas paniquer… Ne pas…

- Mais merde ! Qu’est-ce que tu m’veux à la fin ?!

Hyena ne réagit pas. Elle est vraiment terrifiante comme ça. On dirait qu’elle va me défoncer à coup de crosse, et ça, franchement, j’ai pas envie. Je tiens à mon visage. Pourquoi elle fait ça ? Elle était tout à fait bien y’a une minute. Elle m’avait dit qu’elle était dangereuse… Elle a même parler de médocs. C’est peut être à cause de ça. Son traitement ne fait peut être plus effet…

Mais… Elle sourit ! Elle se fout de moi ! Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle de me tétaniser. Ha, ha, ha, c’est fou ce que c’est marrant ! Nan, sérieux, c’est méchant. J’aime pas avoir peur, c’est un sentiment de faible. J’ai l’impression d’être un lâche quand je suis effrayé.

Elle jouait la comédie alors ? Ou elle était réellement dans cet état bizarre ? En tout cas, que ce soit pour de vrai ou pour de faux, elle m’a convaincu et elle m’a foutu les boules. Bon maintenant que t’as bien ri, balance ton arme. T’es pas obligée de la garder comme ça en main. Puis arrête de sourire… C’est déconcertant...

D’un coup, elle envoie l’arme sur la banquette arrière, ce qui, bien sûr vu comme je suis crispé, me fait sursauté. Mais quand je vois ce qu’elle à fait, je me détends complètement. Je pousse un petit soupire de soulagement. ‘Tain, c’était pas si compliqué de poser le fusil, non ? Elle aurait pas pu le faire tout de suite ?

- Wow ! Qu’est-ce que tu fais ?!

Hyena approche une main tremblante vers moi. Elle veut quoi ? Elle a décidé de m’exploser à main nue ? Non, merci. Si je dois choisir entre les coups de crosses et les coups de poing, je préfère… Mais merde, pourquoi je devrais choisir ? J’veux ni l’un ni l’autre, alors qu’elle dégage sa main.

Tiens, elle saisit quelque chose – et ce n’est aucune partie de mon corps – et elle l’amène à elle. Mais c’est mon paquet de bonbons ! Elle me fait peur une deuxième fois juste pour me chiper mon paquet de bonbons ?! Bon, en même temps, je lui en ai proposé avant… Mais ça reste mes bonbons !

Pourquoi elle me regarde comme ça ? Elle a jamais su ce qu’étaient des sucreries ? Elle en a jamais goûtées ? Comment c’est possible ? Tout le monde aime ce genre de chose. Tout le monde en mange. Ca fait partie de la vie, c’est indispensable, C’est les bonbons, quoi !

J’ai l’impression qu’elle s’est un peu calmée. Elle a l’air un peu plus normal de nouveau. Enfin, si on peu dire « normale » vu sa personnalité assez… farouche. Mais elle est quand même pas tranquille. Vaut mieux que je reste sur mes gardes.

‘Tain, maintenant moi aussi je suis pas tranquille. Elle va me faire devenir parano. Je sent que je ne vais pas dormir de la nuit. Quelle journée de merde ! Quelle semaine de merde ! Quelle vie de merde ! Bon, là je passe pour un déprimé… Le choc post-traumatique peut être. Déjà ? Nan, c’est peu probable.

Je croise les bras et fais la moue. Je fixe mon regard sur ma collègue. C’est dingue comme elle m’a coupé mon envie de parler. Et comme elle m’a enlevé le minimum de courtoisie dont je faisais preuve depuis le début. Je suis un peu – juste un tout petit peu – contrarié. J’ai plus envie de prendre des gants pour lui adresser la parole et lui poser des questions. Alors direct je lui lance :

- Bon, maintenant que tu t’es bien foutu de ma gueule, dis moi plutôt ce que tu caches sous ton masque. Tu me dois bien ça… Et les bonbons, ça se mange.

Voilà ! Je tourne pas autour du pot un quart d’heure de plus. Ca fait déjà assez longtemps que j’attends pour lui poser la question, parce que je ne voulais pas être impoli, mais là j’en ai ras le cul. Elle a foutu le fusil derrière et elle a dit qu’elle n’a pas d’arme, je n’ai donc rien à craindre quant au retour de ma question.

D’ailleurs j’hésite à me rassoir correctement ou à rester dos à la porte. Assis comme je le suis, je suis plus en mesure de me défendre au cas où elle voudrait m’étrangler ; alors que si je me remets comme avant je risque plus gros. Vaut mieux se méfier après ce que j’ai put voir.

- Tu sais quoi ? Par précaution, je vais rester assis comme ça… Et fais moi plaisir, ne touche plus à ce fusil.

Je sens que la fin du voyage sera tendue…