LEITH ! RAMÈNE TA FRAISE !!

Et s'il ajoutait un dernier détail par là, avant ? Juste... deux... secondes...

LEITH !

J'arriveuh...

Une touche de jaune et j'y vais.

LEIIIITH !

Ça va ça va...

Il finit par lâcher son mur et déboule dans le salon, les poches lestées d'aérosols. La femme le regarde de haut en bas puis finit par hocher la tête.

Pas de tee-shirt rigolo aujourd'hui, Leith ? Il fait des progrès avec vous, mzelle. On y va ?

Hop, elle tourne les talons sans l'attendre. Mauvaise idée, puisqu'elle est obligée de retenir la porte de l'ascenseur tout le temps du bisou-d'au-revoir de Leith à Deidre.

On a une chance de partir avant la nuit, Leith ?

J'arriveuh.

Et voilà Leith parti poser des bombes. Chuuuut ! Faut pas le dire.

Habitude de midinette : quand ils sortent de l'immeuble, je suis le nez collé à ma baie vitrée, pour les regarder partir, tous petits, en bas. Je soupire. J'aime pas ça... Mais bon, on est arrivés à un statu quo, avec ses amis : ils viennent vérifier que je ne le séquestre pas, plusieurs fois pas semaine, et en échange ils l'exposent pas trop quand ils lui font décorer Novlangue.

Encore que, cette fois ci, il m'ait parlé de grosses bombes... Ils vont peinturlurer tout un quartier ?

J'évacue la question d'un haussement d'épaules : tout ira bien, je suis sûre. Maintenant... Donner un petit coup à l'appartement... Planquer les bombes de peintures... Les T-shirts subversifs... Je plie machinalement l'un de ceux-ci quand le texte imprimé dessus attire mon regard :

Spoiler:

- Oh... Mais... C'est parfait, ça !
Quelques heures plus tard, je suis assise sur le canapé, baignant dans la lueur douce-amère du début d'après midi novlanguais, pelotonnée, en gros jean et T-shirt à message, contre Allan Wake.

Spoiler:

C'est un client régulier, un gentil garçon. Il a été pucé juste à la limite d'âge, et il avait eu le temps de s'apercevoir qu'il adorait tout ce qui était art pictural, plus précisément les préraphaélites. Ça le bouffe tellement de ne pas pouvoir regarder ses bouquins qu'il dépense tout son argent chez moi pour qu'on les commente ensemble.
Enfin... Je crois que son choix s'est porté sur moi à cause de ma couleur de cheveux. Je ne vais pas m'en plaindre...

- Ça... C'est un tableau de Frank Cadogan Cowper, c'est sa vision de la Vanité. Sa patte est reconnaissable, pas vrai ?


- Oui. Je commence à m'y connaitre un peu moi aussi, vous savez ? Et là... *je tourne la page* C'est la sirène de Waterhouse, c'est ça ?


- Absolument, ma chère. Mais vous trichez Deidre, Waterhouse est très reconnaissable.

Il feuillette le livre, et l'ouvre sur une double page avec un sourire un peu étrange, cachant le bas des feuilles où doit se trouver le titre de l'œuvre et le nom du peintre.

-Et ceci alors ?


- La Belle Dame Sans Merci, sans hésitation. Maintenant... L'auteur... Je sèche un peu.

- J'aime particulièrement ce tableau... et je commence à comprendre pourquoi je suis venu chez vous plutôt que chez une de vos consœurs : vous lui ressemblez !!

- Oh... A part la couleur de cheveux...

- Si,si, je vous assure !

Il saisit ma main, l'embrasse. ... Le silence qui suit est agréable, entrecoupé uniquement de nos respirations et du bruit des pages qu'on tourne. Tout est pour le mieux... Je suis à la limite de m'endormir contre l'épaule d'Allan qui est dans le même état... Quand la porte d'entrée s'ouvre.

Et merde.

Tout souriant et prêt à raconter sa passionnante journée, Leith referme la porte derrière lui, ouvre la bouche et ne la referme pas.

Heu... finit-il par articuler. Ça m'a pris moins longtemps que prévu.

Il reste un moment indécis (je vais dans la chambre ? je repars comme un prince ? je sors un aérosol et je peinturlure la gueule du type ? je dis bonjour ?)

Bonjour.

Il fait le tour du canapé pour jeter un œil au livre.

Franck Daniel Dicksee.

D'autorité, il tourne les pages.

Cowper. Waterhouse. Millais. Dante Gabriel Rossetti, à ne pas confondre avec William Michael.

Je vois que monsieur aime les préraphaélites, à moins que ce ne soit plutôt les rousses.

Blam ! Ça, c'était la porte de la chambre qui se referme sans délicatesse sur un Leith d'humeur inhabituelle.

Leith pile net et brandit un index sous le nez de Deidre.

Tu... Tu...

Il se dégage et recommence à marcher de long en large.

Vous auriez pu me prévenir, Deidre, je ne serais pas arrivé en plein milieu et vous... il... je... On... C'est pas beau de mentir ! Voilà, c'est tout !

Quelques arpentages de la pièce plus tard :

En plus, les préraphaélites, non mais je rêve ! Vous avez beaucoup de... Vous faites beaucoup dans le... Enfin quoi, m... zut ! Je ne suis pas le seul artiste dans votre vie ? Non mais dites-le tout de suite que vous faites une collection !

Encore deux ou trois allers-retours avant que l'échalas fulminant jette un œil sur la cruelle :

Et... Et c'est mon tee-shirt ! D'abord !

Au tour de Leith de bugger un moment. Avec difficulté, il lève les yeux pour regarder sa sirène dans les pupilles.

Ça, c'est déloyal ! Vous savez très bien que j'adore votre poitrine et... oui, le reste aussi, d'ailleurs... Qu'est-ce que je disais ?

Il tourne le dos. Voilà. La prise de bec peut continuer dans des conditions optimales.

Quel mensonge ? Parce qu'il y en a plusieurs ?

Oui, collection, parfaitement, mademoiselle. Que des orthodoxes sans saveur ou des automates blasés viennent quémander chez vous un peu de couleur, passe encore. Mais qu'avez-vous besoin de rapins alors que vous m'avez déjà, moi ? Ce que je fais ne vous plaît pas ? Vous voulez du Waterhouse sur vos murs, le street art est passé de mode ?

Déloyale. Doublement, triplement déloyale. D'abord les seins pressés contre son dos. Ensuite les mains sous le tee-shirt. Ensuite "mon ange"... Non, il ne fera pas le poids, inutile de lutter.

Bon, histoire d'éviter de souligner sa défaite, il va faire dans le viril, le brutasse, le taciturne.

Un demi-tour, une poussée sur les épaule nues, voilà Deidre en position dans le lit blanc. Il s'affale sur elle, gobe sa bouche. Ça s'appelle bouder, ça ? Non mais des fois.

Qu'on parle ? Est-ce vraiment, vraiment le moment idéal ? Leith peut penser, là tout de suite, à une dizaine d'activités plus appropriées au contexte.

Il en choisit d'ailleurs une : Deidre ayant imprudemment pris l'initiative de retirer son tee-shirt, il descend un peu pour s'occuper convenablement de sa poitrine. Magnifique, soit dit en passant. Pour qui aime les petits seins menus... Leith est de ceux-là.

Mmmvous écoute.

BA-OU-MEUH !!!


Hé ! C'était quoi, ç...

Mais il fait tout noir ! Privez-le de l'ouïe, Leith, il vous remerciera presque. Du goût, de l'odorat, il ne s'en rendra probablement pas compte. Du toucher, il s'en remettra. Mais de la vue ! C'est lui arracher les entrailles, c'est... Aïeuh, mais elle griffe !

Au fin fond d'une mémoire atavique datant des cavernes, il trouve le réflexe de la serrer contre lui tout en murmurant :

Tout va bien. Je suis là.

Et deux secondes après, d'une voix tremblotante :

On n'y voit rien ! Ça va durer longtemps ?

Il réussit à s'arrêter juste avant de couiner qu'il veut sa maman.

Du calme, Leith, du calme. Après tout, des coupures de courant, il a vécu ça souvent, au Mirail. Pas de quoi paniquer. Tout va bien.

Vous avez des bougies ?

Oups. Deidre vient de faire le lien entre le grand baoum de tout à l'heure et ses activités du jour. Il y a intérêt à la jouer fine.

Heu, comment ça ? Vous savez bien que je ne transporte qu'une seule sorte de bombe, celles qui projettent de la couleur.

Ce qui est d'ailleurs rigoureusement exact.

C'est de ça que vous vouliez me parler ?

Même à ses propres oreilles, peu musicales, la voix de Leith semble beaucoup trop innocente pour être vraie. Il a comme l'intuition que ça ne va pas passer.

Leith se prend la tête dans les mains un moment, pousse un soupir de la taille du dôme, puis tâtonne jusqu'à la table de nuit et allume une bougie. Ah, ça va mieux, tout de suite. Ou pas.

Il promène la bougie le long du mur où s'étale sa première fresque, comme pour en revoir certains détails, pousse un autre soupir éléphantesque et quitte la pièce pour le salon. La silhouette menue de Deidre se découpe vaguement près de la console. Il s'appuie au chambranle.

De toute façon, ça n'aurait pas pu durer très longtemps, nous deux, hein ? Mes amis posent une bombe dans l'opéra, vos clients aiment Waterhouse. Mais c'était bien.

Il se dirige droit vers la porte d'entrée, essaie de l'ouvrir et rate piteusement sa sortie princière.

Hum. C'est bloqué, on dirait.

Leith baisse la tête sous l'avalanche, un rien penaud.

Je m'en vais, Deidre. Mais je... Oui, vous avez raison, je me défile. N'empêche que je vous ai toujours... Vous êtes la... Il n'y aura jamais que... Oh, et puis laissez tomber. Vous pouvez vous pousser un peu, que je... Merci.

Il referme derrière lui aussi doucement que possible, se traite immédiatement de tous les noms, pousse un cri parce que la cire de la bougie lui coule sur les doigts, un autre parce qu'il est très énervé. Après avoir collé son lumignon sur le sol, il appelle l'ascenseur, sans aucun effet visible, et réalise enfin que sans électricité, ça marche moyennement, un ascenseur.

S'il y a un escalier de secours, il ne l'a jamais repéré, et de toute façon, il est très bien là. S'éloigner mettrait beaucoup trop de touches finales aux tableaux entamés.

Au bout d'une vingtaine de minutes assis sur le sol froid, il a soudain une illumination : il n'a qu'à faire ce qu'il fait le mieux. Dans la quasi obscurité, de mémoire, avec des aérosols ? C'est jouable.

Beaucoup plus tard, sur les portes métalliques de l'ascenseur, s'étale une image qui ressemble peu ou prou à :

Spoiler:

Il était moins une, le moignon de bougie jette ses dernières lueurs. Leith se rassoit sur le sol et regarde son œuvre dans le noir.

Une douce odeur de vodka et de pomme vient chatouiller les narines de Leith, en même temps que ses pupilles reviennent à la vie.

Oui, ma belle dame sans merci ?

C'est précisément le moment que choisit l'électricité pour revenir. Complètement aveuglé, Leith se cache les yeux d'une main, et de l'autre, désigne les portes de l'ascenseur.

J'ai fait un beau dessin pour vous.

Leith s'apprêtait à la serrer dans ses bras quand elle se lève et rentre chez elle. Mais euh !

Il se coule dans l'appartement derrière elle, referme la porte. C'est drôle, rien n'a changé, ici.

Elle titube un peu. Beaucoup de vodka et pas beaucoup de pomme, il faut croire.

Alors c'est vrai, vous ne m'en voulez pas trop d'avoir des amis qui font exploser un bel endroit ? Moi, je leur en veux.
J'ai accompagné ceux qui en ont posé une sur les docks. C'est pas grave, les docks, ils sont tristes et laids, et puis je les ai embellis un peu avant qu'ils sautent.
En plus, les bombes, c'est juste une diversion. Je devrais pas vous le dire, je devrais même pas le savoir, parce qu'il paraît que je sais pas tenir ma langue -- tiens, la preuve -- mais j'ai encore 100% à chaque oreille. J'ai pas mon mot à dire, alors il y en avait une à l'opéra. Désolé de pas avoir pu empêcher ça.

Leith va s'affaler sur le canapé et retourne la bouteille. Aussi vide qu'elle en a l'air.