Parmi les Insurgés les plus téméraires il y en a qui ne doutent de rien et n’hésitent pas à dépasser des patrouilles du NOD à moins d’un mètre, prenant simplement un air naturel, avec le petit regard passablement zombifié de l’Orthodoxe moyen. Sauf que moi j’ai naturellement l’air suspect, donc…
J’adopte la technique toute personnelle dite du « se plaquer contre un mur dans un coin sombre de ruelle, s’arrêter de respirer et prier très très fort –mais dans sa tête sinon ça risque de produire l’effet inverse- pour ne pas se faire repérer. »

Cette fois-ci ce fut un succès.
Je m’éloignai du mur dans lequel je m’étais quasiment incrusté pour me dissimuler aux yeux de la patrouille. D’un coup d’œil rapide j’aperçus les NODs bifurquer dans la direction opposée à la mienne. Les bas-fonds étaient assez mal contrôlés, il y avait donc peu de chance pour qu’une patrouille atterrisse à la Paillade, mais mieux valait être prudent.

Je repris ma route, usant de tours et détours pour parvenir à destination sans éveiller trop de soupçons.

C’est avec stupeur que je découvris le quartier en effervescence, la rue noire de monde. Le rythme infernal d’un jour de marché ; étalages et clients aujourd’hui beaucoup plus nombreux qu’à l’accoutumé. Des étalages affichant de tout et de n’importe quoi de toute sorte.

J’en avais presque le tournis. Je me sentis blêmir.
Prenant une profonde inspiration je me fondis à mon tour dans la masse, me frayant discrètement un passage au milieu de la foule, un anonyme parmi tant d’autres… Beaucoup trop d’autres… et c’était exactement cela qui me rendait nerveux.

Lorsqu’il m’avait parlé de la Paillade cela m’avait semblé convenir. Un endroit plutôt neutre, avec suffisamment de passage pour que notre entrevue n’attire pas l’attention. Cependant, placer la situation un jour de marché… ça risquait de compliquer légèrement les choses.

Tout d’abord, principale question : comment allais-je le repérer au milieu de tout ce monde ?!
« Lui te reconnaitras. » M’avait assuré l’ami commun qui nous avait mis en contact.
Hé ben, je lui souhaitais bonne chance pour me retrouver au milieu de tout ce bazar !

Tant bien que mal je me traçai un chemin vers notre point de rendez-vous, m’autorisant quelques flâneries. Un arrêt devant un stand plein à craquer de copies de films anciens, le genre de vidéos désapprouvées par notre cher gouvernement. Intéressant. J’y reviendrai plus tard. Pour l’instant je n’étais pas là pour faire mes courses.

Au vu de mes nouvelles activités, du projet ambitieux que Silence et moi échafaudions, des affaires qu’avait évoqué Kim pour les semaines à venir, j’avais besoin de me construire un réseau plus vaste. Mon objectif était notamment d’avoir en réserve plusieurs "associés" de confiance pouvant me fournir du matériel électronique et diverses babioles robotiques dont j’aurais besoin pour la suite. Ainsi, un ami proche m’avait mis en contact avec une de ses propres connaissances. D’après lui le type était réglo.

Rêvassant à côté d’un stand de pièces détachées, je bousculai malencontreusement un grand type qui me gratifia de quelques noms d’oiseaux. Me confondant en excuses embrouillées, je repartis en quête du stand où devait avoir lieu la rencontre.

Comment étais-je censé trouver ce fichu stand sans avoir à errer trois heures dans le marché ?
La réponse m’apparut plus vite que prévu.
L’odeur. Un stand de poisson ça se repère à l’odeur.

Je fronçai le nez en une légère grimace. Le côté positif : j’étais arrivé précisément à destination, et à l’heure qui plus est !
Je me postai à côté du stand. Ce n’était plus qu’une question de minutes avant que l’autre n’arrive.

Me remémorant le signe de reconnaissance qui avait été convenu, je me félicitai d’avoir décliné le premier envisagé qui consistait à ce que j’achète trois kilos de je ne sais trop quel poisson au nom improbable en demandant à ce qu’il soit découpé en petits dés.
D’une c’était débile, de deux je n’avais certainement pas les moyens de m’offrir trois kilos de ce fameux poisson, et de trois, sentir la marrée pendant tout le reste de l’entretien non merci !!!

Pour ces différentes raisons nous en étions revenus à quelque chose de plus simple. Une phrase comme sorte de mot de passe. Classique mais c’était encore le plus efficace.
Une phrase… question/réponse… un truc à propos de… euh…
Merde ! C’était quoi la phrase exacte ??!?!!? Un truc à propos de poisson pané … euh… oui, certes, mais encore ??!!??

*Soren t’es qu’un putain d’abruti !!! *

Malgré cette évidence, j’essayai de me rassurer (enfin, la partie de moi qui n’était pas en train d’énumérer tous les superlatifs possible pour qualifier ma connerie ) en me répétant qu’il n’y aurait de toute façon pas trente-sept milles types pour venir m’aborder en me causant de poisson pané.
Situation ridicule.

Trop occupé à tenter de reconstituer ma phrase, je ne pris pas conscience du temps qui s’écoulait ni du fait que le retard de mon contact devenait préoccupant.

Putain de NOD... ils m'ont foutu en retard ces cons-là et si ya quelque chose que je déteste par dessus tout c'est bien d'être à la bourre. Quand ils ont vu que j'étais blanc comme neige et sans affectation ça les a foutu bien en rogne et ils ont pris plaisir à me faire poireauter en remplissant toute la paperasse possible et imaginable. En plus ce rendez-vous est crucial, je ne peux pas me permettre de le rater.

Préparer le terrain est essentiel. J'arrive toujours une heure à l'avance histoire de prendre la température du lieu, analyser le terrain, apprendre à connaître la faune et débusquer d'éventuelles menaces. De plus, cela me permet d'identifier au premier coup d'oeil mon contact lorsqu'il arrive, toujours en décalage avec la scène lorsque celle-ci est suffisamment assimilée. Un peu comme les ombres qui finissent par se distinguer en pleine nuit lorsque les yeux se sont habitués à la pénombre.

Aujourd'hui c'est foutu. Je vais débarquer comme un chien dans un jeu de quilles, galérer pour reconnaître mon contact et prendre de sacrés risques. En temps normal j'aurais simplement annulé la rencontre afin d'assurer mes arrières mais une telle occasion ne se reproduira peut-être jamais, je suis coincé. Condamné à une fuite en avant tout à fait contre-nature que je vais payer d'une manière ou d'une autre.

J'arrive enfin sur la grand place, le marché bat son plein, je ralentis mon pas. Ca fourmille de partout, des zombies orthos qui essaient d'exister, sans plaisir aucun, en ce jour de repos. J'arrange vite fait mon col débraillé par ma course, éponge rapidement mon front suant et prends une grande inspiration. Allez on y va !

Je me fraye un chemin parmi la foule. Essayer de la jouer discrète serait bien trop voyant, essayons d'assumer cette erreur stratégique en mettant cartes sur table, cela aura au moins le mérite de débusquer les fouines. Je déteste jouer la proie car normalement le prédateur... c'est moi. J'avance relativement rapidement, percutant légèrement de l'épaule chaque badaud qui ne se serait pas suffisamment effacé de mon passage. Mon comportement passe inaperçu pour le commun des mortels mais pas pour quelqu'un d'entraîné.

Ca y est j'ai identifié un NOD. Pas l'ombre d'un doute. Il est sur une terrasse légèrement en hauteur à 150 mètres sur le côté Est de la place... et il m'a repéré. Un ou deux collègues devraient être dans un rayon de 50 mètres avec contact visuel, je ne les vois pas mais ils sont là, c'est la procédure. Je me fige. En voilà un autre... mais curieusement il semble ignorer la première équipe... Ca fait beaucoup d'agents quand même, il serait sage de se replier gentiment tant qu'il est encore temps... Mais les deux équipes NOD s'ignorent et ça c'est peu commun, soit j'ai vraiment pas de bol, soit ya deux trucs qui se trament en parallèle. Faut que je réfléchisse et que je prenne une décision vite.

J'ai fait les calculs et je pense pouvoir établir un contact rapide sans que les NOD ne percutent, ensuite y aura plus qu'à s'exfiltrer, au pire ils m'arrêteront et me feront perdre 3 heures comme ce matin mais ça devrait le faire. Le problème c'est la deuxième équipe qui ne m'a pas encore repérée, je ne sais pas ce qu'ils font là et ça m'échappe. Mon choix est arrêté, je trouve le plan un peu suicidaire mais bon... essayons une transaction éclair, encore faut-il maintenant que je trouve le contact et qu'il soit encore sur place.

Les instructions étaient très claires. En cas de problème mineur, la manière dont j'ai évalué la situation peut-être un poil optimiste, le code à utiliser est la demande du prix de 13kg d'un aliment blanc. J'ai indiqué à mon correspondant un endroit plutôt discret pour la rencontre, proche d'un marchand de fruits et légumes. J'arrive rapidement sur place, j'ose espérer qu'il va rentrer en contact avec moi sans tarder lorsque j'aurai balancé le code. Je me plante devant l'étal de légumes de bien médiocre qualité, d'autant que les poissons du stand de derrière empestent jusqu'ici, tout ça ne donne vraiment pas bien envie. J'ai jamais compris qui pouvait acheter de la poiscaille hors de prix, des bestioles qui n'ont jamais vu l'eau de toute leur courte existence. Enfin bref, pas vraiment de temps à perdre, je me lance, me tournant vers le marchand tout en montrant du doigt l'étal devant moi.


« Eh l'ami ! A quel prix au poids sont vos panais si j'en prends treize kilos ? » Il me regarde un peu bizarrement, je crois qu'il ne doit pas en voir plus de 5 kg... du moins j'espère que l'interlocuteur véritablement visé a bien reçu le message.

Vu le manque de réaction autour de moi je répète la même phrase une seconde et dernière fois en haussant un peu plus la voix afin d'atteindre plus d'oreilles dans le brouhaha général du marché. Mes mots courent parmi les orthos et je prie pour qu'ils atteignent leur cible.

[... poids sont ... panais ...]